
Une ambiance d’intellectuels new-yorkais… à San Francisco
Faisons maintenant un petit détour vers l’Amérique de la fin des années 1970, et replongeons-nous dans l’univers urbain de cette décennie. Une atmosphère très particulière se dégage des intérieurs de 1978 ou 1979. C’est ainsi qu’on pourrait, contre toute attente, rapprocher les scènes d’intérieur de “L’invasion des profanateurs” (Philip Kaufman, 1978 : c’est un remake du film de Don Siegel) et celles de “Manhattan (Woody Allen, 1979) alors que tout oppose ces deux films par ailleurs : le premier est un film d’horreur apocalyptique particulièrement réussi, le second est le chef d’œuvre le plus emblématique du style de Woody Allen à la fin des années soixante-dix, formulant un nouvel équilibre entre la comédie et l’intrigue psychologique, le drame intimiste. “L’invasion des profanateurs” est un film d’autant plus angoissant qu’il fait le choix de situer ses personnages dans un univers réaliste, contemporain du film, avec des personnages de classe moyenne que l’on pouvait sans doute croiser dans n’importe quelle grande ville américaine. Les personnages sont incarnés de façon extrêmement crédible par Donald Sutherland, Brooke Adams, Jeff Goldblum, Veronica Cartwright et Leonard Nimoy. Certains visages sont déjà familiers (Spock!), d’autres sont appelés à le devenir de plus en plus (Jeff Goldblum, Veronica Cartwright). Ce sont des visages ancrés dans leur époque. L’interprétation magistrale (ainsi que la mise en scène) renforce le sentiment de familiarité, contribue à colorer l’arrière-fond initial de l’intrigue d’un sentiment d’ordinaire. On s’attache à ces personnages, comme celui de Jeff Goldblum, dont la longue silhouette dégingandée, juvénile, tantôt déambule avec inquiétude à l’approche du péril, dans les rues de San Francisco, mais aussi dans des librairies, dans les couloirs d’appartements des amis, tantôt se dissout, se défait, peu à peu, pris de panique par l’accélération des événements, jusqu’à disparaitre lorsqu’il se met à courir pour fuir les envahisseurs. La confrontation, d’abord très douce, de Donald Sutherland à son environnement de plus en plus hostile et chaotique, suit la même trajectoire. Une ambiance d’intellectuels new-yorkais plane sur le début du film autant que sur les films de Woody Allen de la même époque, avant de basculer vers une ambiance de fin du monde : ce contraste étonnant doit beaucoup aux scènes d’intérieurs, qui nous plongent in medias res, dans les discussions entre amis d’où filtre l’inquiétude croissante, dans des appartements familiers qui vont bientôt se transformer en pièges à rats, appartements modestes et modernes à la fois, à l’atmosphère feutrée et faussement rassurante au premier abord : comme si l’apocalypse dormait au fond du quotidien de 1978.
« Manhattan » ou l’insoutenable légèreté de l’habitat
Le cinéma de Woody Allen reflète aussi cette ambiance urbaine et intimiste à travers les intérieurs. « Manhattan » n’est pas seulement une déclaration d’amour à New York sur des airs de Gershwin, c’est aussi une séance de psychanalyse qui nous plonge dans les affres mentales d’un quadragénaire en crise. Juste après le générique, la première scène cadre directement les personnages dans un café bondé de New York : ils occupent une petite table à l’écart, dans un espace exigu. La conversation file à toute allure, nous introduit dans la vie agitée de ces new-yorkais ordinaires. Le film tourne autour d’un déménagement et d’une rencontre : ce même homme qui s’installe dans un appartement mal famé va aussi nouer une relation avec le personnage joué par Diane Keaton, une relation contrariée et pleine de malentendus, qui se noue dans le planétarium, dans le paysage glacial des planètes du système solaire. Dans cette scène émouvante, l’intérieur est donc un extérieur absolu, et le silence figurant les astres les plus distants est l’occasion de confidences et d’un rapprochement au plus intime, mais sans véritable lendemain, entre Isaac et Mary. La magie du noir et blanc n’opère jamais aussi bien que dans ces lieux, tantôt trop grands, tantôt trop étroits, où les personnages sont parfois relégués vers le bord du cadre, comme lorsqu’on voit Isaac et sa jeune petite amie lisant sur le divan, dans son premier appartement. Les pièces sont exiguës, le clair-obscur cerne élégamment les visages et les corps. Isaac trouvera-t-il l’espace qui lui convient, celui auquel il se sentira enfin adapté ? Mary trouvera-t-elle enfin la bonne distance aux autres et au monde, pourra-t-elle s’engager dans une relation ? Le cadre interroge sans cesse la relation des personnages à l’espace, et entre eux, leur difficulté à organiser leur vie, à lui donner un sens, à trouver leur place dans le monde. New York apparaît comme la capitale des déphasés mélancoliques.
Un intérieur, des intérieurs
Le titre « Interiors », d’un précédent film de Woody Allen, correspond par conséquent le mieux aux préoccupations du réalisateur. Dans cet essai (certains diront : « raté ») de drame psychologique qui marche sur les pas de Bergman, une femme névrosée entretient une relation tout aussi complexe avec ses sœurs et sa mère, que Mary avec Isaac. Or, là encore, et plus explicitement, la névrose des personnages s’exprime dans leur décalage permanent avec leur environnement, ainsi que dans leur tentative de réduire ce décalage par une obsession pour des objets décoratifs (un vase, par exemple) ou la couleur (blanche) du mobilier. Ainsi se perçoit leur difficulté à habiter, à être, à investir un espace qui est pourtant le leur. Cet espace leur est toujours étranger. Ici, les intérieurs sont, à la différence de « Manhattan », lumineux, gris et froids. En un mot : « opaques ». Mais surtout, il faut garder le pluriel de « intérieurs » : il s’agit bien d’intérieurs différents, distants les uns des autres, comme autant de morceaux décollés d’une identité familiale vouée au morcellement.
Comment faire parler un décor, comment lui donner un autre statut que celui d’un arrière-plan ? les cinéastes ont répondu diversement à cette question depuis Hitchcock, mais elle se teinte d’une nuance d’existentialisme chez Woody Allen, qui révèle à travers ses scènes d’intérieur toute la palette émotionnelle de son cinéma.