
Comment filmer la vie ? ou la question d’un pur « dehors »
Qu’est-ce, au fond, qu’un intérieur ? la distinction entre le dehors et le dedans n’est-elle pas relative, factice ? Le cinéma, rappelons-le, est né en plein air : la sortie des usines, le train arrivant en gare de la Ciotat, témoignent de ce premier élan de l’image cinématographique vers un monde extérieur, cet élan dont André Bazin aime à rappeler qu’il contient les prémisses d’une ontologie réaliste, d’une affirmation de ce qui est là, sous nos yeux, devant la caméra, en chair et en os. Puis, ce furent les récits et saynètes retranscrits dans des décors en carton-pâte, et le problème technique que posait Edwin Stanton Porter, celui de filmer le passage en plan continu d’une scène vue du dehors à la même scène vue du dedans (« The life of an American Fireman », 1903). Le cinéma hollywoodien était né, et il serait résolument un cinéma de l’intérieur, ou plutôt, du faux intérieur : un cinéma en studio (et « de » studios, par ailleurs), qui enfermerait acteurs, figurants, caméras, puis un jour, preneurs de son, dans un vaste espace où la distinction dehors/dedans n’aurait plus cours. On peut dire, par conséquent, que le cinéma hollywoodien a toujours filmé le dedans comme un dehors, l’intérieur comme un extérieur. Un cinéma que Gene Kelly, dans « Chantons sous la pluie » (1952), envoie littéralement « dans le décor ». L’absence de plafond est bien la caractéristique de ce cinéma de studio voué au préfabriqué, au factice, au carton-pâte. Du fait de l’appareillage compliqué des premiers films parlants sur le plateau, le décor était composé de murs en haut desquels passaient les perches pour la prise de son : donc, pas de plafond. Dès « La chevauchée fantastique » (John Ford, 1939), toutefois, on distingue nettement des plafonds dans le cadre, lorsque les personnages discutent dans une auberge. Dans « Citizen Kane » (1941), le plan en contreplongée, si caractéristique du style d’Orson Welles, contraint la perspective à s’ouvrir vers un plafond. Les intérieurs s’agrandissent peu à peu, le dedans s’apparente de plus en plus à un dehors.
A l’inverse de Hollywood, les inventeurs du « cinématographe » filmaient le dehors comme un dedans : les travailleurs et travailleuses endimanchées qui rejouent indéfiniment la même scène de la sortie d’usine devant la lourde caméra posée devant eux n’ont rien de très spontané, en vérité ; ils posent, comme des modèles pour un tableau d’histoire, une fresque, à ceci près qu’ils sont en mouvement et marchent en direction du spectateur. D’une certaine façon, l’usine et la gare sont des décors au même titre que les plateaux d’Hollywood.
Enfin, la Nouvelle Vague renoua avec l’attrait du pur dehors, au moyen de la caméra légère, de la prise de son en temps réel et du mouvement de la vie retrouvé. Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg s’avancent sur les Champs-Elysées, les passants se retournent sur leur passage, regardent la caméra. Jean-Luc Godard peut alors proclamer, en incipit d’un film resté célèbre : « Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ».
FIN