
Entretien avec Isabelle Lagny à propos de son livre ” La pensée médicale en action”, le 24 mai 2025
Isabelle Lagny a été médecin du travail. Avant de se consacrer à la prévention et au traitement des maladies et souffrance psychiques que peut créer ou révéler l’environnement professionnel, elle a longtemps travaillé dans la recherche. Elle vient de faire paraître un essai intitulé « La pensée médicale en action ». Le livre est édité par les éditions Marco Pietteur Résurgence dans la collection Médecine & Société. Nous avons eu la possibilité de nous en entretenir lors d’un débat public le 24 mai dernier chez l’éditeur-libraire Pedone. Cette célèbre maison installée depuis 1838 rue Soufflot à Paris a eu l’amabilité de nous recevoir au cœur du Quartier Latin. Son sous-titre nous donne une idée de l’ambition généreuse du livre : « Une pratique de la médecine humaniste universelle ». L’on va constater qu’une telle profession de foi est basée sur une longue expérience de professionnelle attentive, interrogative et scrupuleuse.
Éric Desordre – Isabelle, qu’est-ce donc que « la pensée médicale » ?
Isabelle Lagny – Toute personne qui fait profession de soignant s’interroge sur l’origine des symptômes, de la douleur et de manière générale des raisons de la souffrance des patients. Elle s’interroge aussi sur la meilleure manière de soulager, de prendre en charge le patient. Ce cheminement intellectuel est commun à tous les médecins, quelle que soit leur origine, même si en fonction de l’époque, bien sûr, la pratique des diagnostics n’est pas identique. La technique change mais il y des invariants. Les diagnostics ont ceci de commun avec les enquêtes policières qu’elles entraînent un raisonnement déductif. Ceci peut d’ailleurs s’appliquer à d’autres métiers qui ne sont pas forcément liés aux soins. On essaye de rassembler des éléments d’information signifiants au tour d’une hypothèse, et en médecine, des observations cliniques, des résultats d’examens complémentaires qui convergent, sans avoir de certitude. Il me tenait à cœur de montrer que la médecine est une pratique. Ces dernières années, le discours tenu a été que la médecine est de la science. Comme si la science était elle-même une vérité à partir du moment ou un certain consensus se fait !
Le cheminement intellectuel n’est pas explicité ni même exprimé dans les études de médecine. On donne des listes de symptômes, de signes en indiquant que cela correspond à telle maladie, avec tel développement de celle-ci, en précisant les examens complémentaires à pratiquer. Il apparaît ainsi que la médecine est un arbre décisionnel logique dénué de toute imagination, de toute intuition, de toute expérience. Arrivés sur le terrain, l’on s’aperçoit que les variations sont infinies, que ce qui a été appris n’est pas toujours applicable. C’est là que commence le travail pratique. Dans le meilleur des cas, ce cheminement ne va faire que se raffiner avec l’expérience. Ce cheminement est très ancien. Lisant les œuvres attribuées à Hippocrate – Vème siècle avant J.-C – on constate que la base du raisonnement médical est l’observation, des déductions logiques. Ce n’est pas, ce n’est plus de la divination ; l’honnêteté intellectuelle est convoquée.
Éric Desordre – Le préfacier, Reza Moghaddassi, écrit ceci : « La belle vocation de la biomédecine moderne à se mettre au service de l’humain se trouve face à trois vents contraires : la chosification, la technicisation et la marchandisation du vivant. La puissance de ces trois vents est qu’ils ne soufflent pas seulement du dehors mais du dedans de chacun d’entre nous, car c’est finalement de l’humain qu’a pu surgir l’inhumain. » On pourrait ajouter que c’est de l’humain que peut surgir à nouveau l’humain. D’un processus d’aliénation, les victimes peuvent être des complices involontaires. Bonne nouvelle : si une telle servitude peut venir de notre insuffisante conscience de la situation et de notre propre responsabilité, la marge de manœuvre pour y échapper est en nous. Isabelle, tu mets en avant que pour chaque personne qui ne va « pas bien » – quelles qu’en soient les raisons -, une très grande partie des moyens de sa guérison potentielle se trouve en elle.
Isabelle Lagny – En effet, et malgré tout, on nous enseigne le contraire. Au temps de mes études, la doxa était que le médecin était là pour « réparer » et que le malade n’avait rien à faire. La solution venait de l’extérieur de lui-même. J’ai depuis appris par l’expérience que le corps s’auto répare. Des systèmes de régulation sont tellement bien faits que même si par moment l’on peut risquer sa vie, les choses se rétablissent assez souvent. La prise de conscience de cette auto organisation, auto régulation et auto réparation m’est venue à la suite de lectures mais certainement pas à la fac de médecine. Une idéologie – car cela ne peut être qualifié autrement – impose le médecin en « sachant », l’institue tout puissant ; le médecin trouve les solutions et met en œuvre des actes qui guérissent. Il est vrai que dans des cas extrêmement graves – infarctus, septicémie, cancer, etc. – les connaissances de la médecine moderne vont souvent permettre de sauver le malade. Toutefois, dans la plupart des maladies fonctionnelles ou même avec lésions, le médecin aide simplement à la réparation. Pour que la guérison puisse survenir, il faut d’abord et avant tout le réconforter. Les mots sont essentiels, la relation établie avec le patient aide le patient à mobiliser ses propres forces pour guérir.
Éric Desordre – Tu parles du danger d’un comportement automatique de la part du médecin. Tu fais remonter celui-ci à l’enseignement médical.
Isabelle Lagny – En France, le comportement automatique, c’est la prescription médicamenteuse. C’est-à-dire la chimie. La médecine est très vaste, il faut donc transmettre énormément de choses. Pour permettre l’acquisition des repères, cette transmission est quelquefois faite de manière simplifiée, donc partiellement fausse. La méthode d’automatisation des corrections et notations des copies d’examen s’est généralisée avec les QCM (Questions à Choix Multiples) et les QROC (Questions à Réponses Ouvertes et Courtes). Ce procédé est extrêmement simplificateur, ne fait pas réfléchir sur des questions réalistes mais sert juste à vérifier si les myriades de leçons ont été mémorisées par les étudiants. Il s’agit même et surtout de pouvoir les départager lors des différents concours et examens qui émaillent leurs études. C’est très simplifié, avec des automatismes et une robotisation des corrections qui soulagent les enseignants mais a pour corolaire d’appauvrir les enseignements.
Éric Desordre – Quand le système a été mis en place, pas un seul étudiant n’a apprécié un tel système de notation et donc d’enseignement. Pourtant, plusieurs générations de médecins ont été formés aves une évaluation de leurs savoirs qui ne convenait pas. Comment se fait-il que cela ait pu perdurer, et semble-t-il jusqu’à aujourd’hui ? La seule facilité des corrections explique-t-elle une astreinte aussi durable ?
Isabelle Lagny – Au temps de mes études, je fréquentais plutôt le groupe des étudiants étrangers, plus imaginatifs et critiques. J’ai pu toutefois constater que les français étaient souvent plus soumis, en tous cas ceux venant d’une catégorie sociale qui est généralement aisée. On applique, on ne se pose pas de questions, on n’est pas dans la revendication. Je faisais exception.
Ce petit groupe auquel je participais avait décidé de noter les professeurs. Nous nous étions dit que le système était inégal, que certains enseignants se donnaient du mal et nous enthousiasmaient, alors que d’autres étaient incompréhensibles ou ennuyeux. L’idée avait intéressé le doyen qui nous avait reçu dans son bureau, s’en était amusé et nous avait même promis de nous inviter au restaurant, ce qu’il n’a jamais fait. Il voulait simplement en savoir plus…
Eric Désordre – Un des exemples que tu mets en avant, de cette technicisation et d’oubli de l’interrogation à propos de l’environnement du patient, concerne la différence entre la hernie discale et la sciatique. Cela te fait arriver à cette discipline thérapeutique longtemps ostracisée ou ignorée qu’est l’ostéopathie, maintenant reconnue. Cela caractérise-t-il une évolution vers une approche plus holistique du soin ?
Isabelle Lagny – Je ne suis pas sûre que l’intérêt pour l’ostéopathie vienne des médecins. Je penche plutôt pour une prise de conscience des patients. Constatant trop souvent l’échec ou les dangers d’une systématisation de la prise d’anti-inflammatoires, d’antalgiques ou d’opiacés entraînant une dépendance, les patients cherchent d’autres solutions. Le progrès vient de la demande. Les patients se déclarent soulagés. La légalité de l’ostéopathie était assurée depuis longtemps dans beaucoup de pays européens. Lorsqu’elle a été légalisée en France au début de ce siècle, j’ai osé orienter mes patients chez un ostéopathe du quartier, à la bonne réputation. J’ai moi-même expérimenté et trouvé cela formidable. Dans une vingtaine de cas où les malades risquaient de perdre leur emploi du fait des arrêts de travail entraînés par leurs souffrances, dix-neuf se sont sentis mieux, ont cessé de déprimer, n’ont plus eu besoin de médicaments. Ils ont gardé leur emploi. Il est heureux qu’en tant que médecins, on ai pu orienter. L’Ordre des médecins, derrière cette lenteur à reconnaître les bienfaits d’autres thérapies, est redoutable. L’Ordre aujourd’hui sanctionne les bons médecins !
Éric Desordre – L’ostéopathie n’est pas une discipline alternative mais complémentaire de la médecine.
Isabelle Lagny – C’est aussi le cas d’autres disciplines. Tout dépend du point de vue où l’on se place. Si la médecine allopathique est au centre et les autres modes de thérapies tournent autour, on peut considérer le contraire. La plupart des symptômes sont fonctionnels, c’est-à-dire qu’il s’agit de gênes, de douleurs, de dysfonctionnement d’organes qui sont réversibles et peuvent être soignées par ostéopathie, acupuncture, naturopathie, micro nutrition, etc…. On change par exemple la manière de se nourrir et les symptômes peuvent disparaître et ne plus revenir. Beaucoup de médecins sont agacés car ils ne savent pas soigner ces pathologies réversibles alors que ce sont les plus fréquentes.
Éric Desordre – En examinant les différentes disciplines de soin, de la médecine « classique » scientifique dite allopathique à des pratiques ancestrales ou alternatives plus récentes, on a plus un bon couple thérapeute-patient qu’une bonne médecine. Vas-tu dans ce sens ?
Isabelle Lagny – C’est pour moi une évidence, cette nécessité de l’écoute en médecine. Le grand critère préalable de succès dans la thérapie est la capacité d’écoute du thérapeute. C’est l’écoute en particulier qui va déclencher la parole du patient qui, elle, est particulièrement éclairante. En médecine du travail, je le voyais bien. Si le visage du médecin est fermé, le travailleur (pas forcément malade) ne va rien dire de la pénibilité de son travail. La mimique, le langage corporel, les propos qu’on tient, l’absence de jugement, permettent d’installer une parole et de la confiance. Dans les deux sens. Cette écoute bienveillante est indispensable pour administrer des soins corrects ou analyser une situation de travail pénible ou risquée. Cela n’est pas suffisant cependant. L’art de la médecine ne se réduit pas à l’écoute.
Éric Desordre – Tu parles d’enquête policière dans cette approche du malade et de ses souffrances.
Isabelle Lagny – Nous sommes confrontés à un mystère. Cela excite les neurones ! Aurais-je pu être policière ? Pour comprendre, il faut déterminer, entre-autre, ce qu’attend la personne. La démarche devra aussi être la sienne ; avec l’aide du médecin, il va rechercher pourquoi de tels symptômes apparaissent, et comment il va s’en sortir. Cheminement à deux pour trouver des solutions. Pour pratiquer une médecine humaniste, il faut se mettre dans cet état d’esprit. Dans mon exercice de la médecine du travail, je ne prescrivais pas bien sûr de médicaments, mais des changements de conditions de travail. Il était essentiel de comprendre le projet du salarié ou de l’agent (terme approprié pour la fonction publique). Certains sont en souffrance mais veulent rester sur leur poste car ils imaginent des solutions possibles sur leur lieu de travail. D’autres ne veulent tout simplement plus retourner travailler dans leur service ou dans leur entreprise.
Le pire, c’est quand la personne ne sait pas ce qu’elle veut. On ne peut pas l’aider.
Éric Desordre – Est-ce fréquent ?
Isabelle Lagny – Non, assez rare, mais très embêtant. Certaines personnes souffrent au travail mais ne savent pas pourquoi. Ils vont alors chercher des boucs émissaires. Je me rappelle d’un employeur qui s’était retrouvé au tribunal des Prud’hommes, face à un salarié qui ne savait pas ce qu’il voulait. Toute sa démarche n’avait pas de sens. C’est rare mais cela arrive.
Éric Desordre – Une de tes expériences fondatrices est liée à l’anorexie mentale. Pour quelle raison ?
Isabelle Lagny – Le lien entre le psychisme et le corps, le « somatique », est l’objet d’hypothèses et de théories surtout depuis le 19ème siècle. Lors de mes études, nous n’abordions pas ce lien. Je percevais que ce lien devait toutefois exister. Quand un malade n’a pas de lésions, ni macroscopiques, ni microscopiques, le réflexe d’un médecin peu imaginatif est généralement de faire un « étiquetage », du type « C’est dans sa tête » et de s’abstenir de réconforter ou de chercher une cause. Le malade aurait une tare particulière ou simulerait et devrait se débrouiller seul… Une telle attitude du médecin est dévalorisante pour le malade. Lorsque le médecin qui se croit tout puissant ne sait pas, il se débarrasse de la question en niant le symptôme. En réalité il se protège mentalement. Le patient ne l’intéresse plus.
Ma mère était aide-soignante dans un service d’urgence et y faisait fonction d’infirmière à la fin de sa carrière. Etudiante en deuxième ou troisième année, je lui rendais visite aux urgences et assistais aux consultations avec l’accord de l’interne de garde. Je me souviens qu’un interne avait renvoyé une patiente car il n’avait rien trouvé aux examens cliniques et complémentaires. Il avait eu des propos méprisants et n’avait donné aucun conseil, aucune solution, aucun réconfort, aucun soulagement. Cela m’a révoltée. Il était évident que cette dame souffrait. Repousser la personne malade montre qu’on manque de compétence et de connaissance.
Je me suis alors dit qu’il me fallait explorer la psychosomatique. C’est toutefois assez vaste… Devant choisir un sujet de thèse de médecine, je me suis donné comme objectif de comprendre le passage du psychique au somatique pour l’Anorexie Mentale. J’ai échafaudé tout un tas d’hypothèses et pris comme principale que l’anorexie était une maladie du corps. Si on peut en mourir d’extrême maigreur (cachexie) pourquoi l’anorexie reste-t-elle en France le pré-carré de la psychiatrie ? A ce moment-là, l’anorexique était stigmatisée comme personnalité perverse par le courant dominant en pédo psychiatrie qui prétendait que sa maigreur était simplement le résultat d’un comportement délibéré. Je n’ai pas pu poursuivre mes recherches mais les années passant, certaines de mes hypothèses ont été validées.
Quand je me suis retrouvé au chômage après mes deux thèses et mes sept années de recherche expérimentale, mon ex-mari qui m’a beaucoup soutenue, m’a suggéré de faire un DEA d’histoire et philosophie des sciences afin de ne pas rester inoccupée. J’ai suivi son conseil et ai été très bien accueillie à la Sorbonne par le Pr Claire Salomon-Bayet. Je lui ai expliqué que mon projet de mémoire était de comparer deux écoles de psychosomatique du milieu de XXème siècle et d’étudier les démarches respectives d’élaboration de leurs théories. Une école était américaine, celle de Franz-Gabriel Alexander, un psychanalyste devenu criminologue ; une autre française, celle de Pierre Marty, un médecin et psychanalyste. Ce travail de recherche en sciences humaines a été extrêmement précieux pour mon développement intellectuel et m’a vraiment réconforté. Il m’a permis aussi de descendre de mon piédestal de médecin et de biologiste à l’esprit schématique. En sciences humaine on découvre qu’il n’y a pas une vérité unique mais mille manières d’attaquer une question et donc d’y répondre.
Éric Desordre – Tu utilises une expression étonnante : « Quelqu’un qui rencontre un médecin pour la première fois est comme un personnage qui apparaît dans un film dans une salle obscure ». Tu ajoutes : Le malade est un personnage, son entourage aussi, et quand on y réfléchit, la maladie elle-même est un personnage. Peux-tu nous en dire plus sur cette idée de récit, de construction d’un récit ?
Isabelle Lagny – Du fait de ma spécialité qu’était la médecine du travail, je n’étais pas dans un automatisme symptôme-médicament. Il me fallait comprendre les conditions de travail, les risques professionnels. Pour comprendre, j’ai suivi une méthode développée par des spécialistes comme le Pr Christophe Dejours, qu’on reconnaît comme le père de la psychodynamique du travail. Il s’agit de « clinique du travail », de la description des évènements et des taches exécutées au cours du temps. On entre donc dans un récit. L’importance de la chronologie est considérable afin par exemple de ne pas inverser les causalités lorsqu’il y a souffrance au travail. À l’école maternelle, on entend : « C’est lui qui m’a fait mal, c’est lui qui a commencé ». Au travail comme dans tous les événements de la vie, dans les guerres, la signification des évènements découle de leur ordre chronologique. Et le récit prend place dans un décor. Cela peut être le lieu de travail, la maison, la géographie. Ce sont des histoires de vie.
Éric Desordre – Un exemple ?
Isabelle Lagny – Dans l’université où je travaillais comme médecin du travail, j’ai rencontré un professeur qui avait souffert pendant des années. Cette femme, après des années de souffrance, a eu l’envie soudaine de se défenestrer juste avant que je fasse sa connaissance. C’est une de ses collègues qui m’a avertie ultérieurement. Comme ce professeur avait néanmoins peur de passer à l’acte, elle s’était mise sous son bureau pour se protéger du geste et pleurait. C’était bouleversant. Au moment où je l’ai prise en charge, je ne savais rien de tout ça. Mais j’étais aux aguets et je captais sa souffrance en consultation. Une psychologue du travail de mon service l’a également accompagnée. Nous étions ses béquilles pendant cette douloureuse période. Je l’ai convaincue de se mettre à l’abri de la maltraitance professionnelle et d’accepter des soins et un long arrêt de travail. Elle est partie en arrêt maladie pendant deux ans. Je la voyais quand-même régulièrement. Après sa reprise de travail qui a été très soigneusement aménagée, une réorganisation au sein de l’université entrainait pour elle un changement de médecin du travail, ce qui pouvait signifier un enterrement du dossier… Or j’imaginais pouvoir faire reconnaître sa souffrance comme une maladie professionnelle afin qu’elle puisse être indemnisée et reconnue aussi au niveau symbolique. Elle était d’accord mais n’arrivait toujours pas à écrire son récit. Je redoutais que la réminiscence des évènements fasse resurgir les idées suicidaires. La succession des évènements de ses difficultés au travail était partiellement relatée dans son dossier médical cartonné. J’ai ainsi pu commencer à en reconstituer le fil. Comme j’allais devoir passer son dossier à une collègue moins engagée que moi, je l’ai persuadée de s’y mettre. Elle n’y arrivait pas. Un jour pendant la consultation, je lui ai dit, allez-y racontez-moi. J’ai écrit tout ce qu’elle me racontait. On est passés de l’année 2006 à 2018 en une heure. Cela l’a débloquée. Elle s’est ensuite mise elle-même à l’écriture et a terminé son histoire. J’ai donc dû attendre cinq ans pour obtenir un récit écrit de sa part. J’ai ainsi pu argumenter avec succès auprès de la commission de réforme du rectorat son dossier de demande de reconnaissance de maladie professionnelle. Le psychiatre que je lui avais conseillé, avait rédigé le certificat médical initial de maladie professionnelle : « Syndrome anxiodépressif majeur en lien avec la situation de travail ». Le médecin expert sollicité, un professeur de psychiatrie de l’AP-HP a abondé dans notre sens. La reconnaissance a été prononcée in extremis par un comité médical avant mon départ en retraite et acceptée par l’administration de notre établissement. Cela lui a apporté un grand soulagement moral : elle obtenait ainsi un document attestant du lien entre sa maladie et ce qu’elle avait subi de pénible dans le cadre de son travail. Elle a bénéficié aussi de l’assurance d’une gratuité des soins en lien avec son état et d’une indemnité en cas de séquelles. La sécurité sociale a mis en place des tableaux de maladie professionnelle pour que les victimes puissent être indemnisées sans avoir à déposer une plainte contre quiconque ; Dans un deuxième temps et s’il le souhaite, la victime peut lancer une procédure pour « faute inexcusable de l’employeur ».
Éric Desordre – J’ai appris avec stupéfaction que c’est aujourd’hui – par décret récent – que c’est le « service de prévention et de santé du travail » qui est responsable de la conservation des dossiers médicaux numériques, et non plus le médecin du travail lui-même !
Isabelle Lagny – Avant ce décret, le médecin devait disposer en effet d’une armoire blindée fermée à clé pour conserver les dossiers médicaux confidentiels dont il était le seul responsable. Le médecin, son secrétaire et son infirmière, étaient seuls à y avoir accès. Mais le fait que le service de santé au travail soit responsable des dossiers numérisés désormais, pointe en particulier l’incapacité technique du médecin (qui n’a pas les compétences d’un informaticiens pour préserver le secret) à dépanner le logiciel ou à empêcher les intrusions. La hiérarchie de l’entreprise n’a toujours pas le droit d’accéder.
Jusqu’ici le secret médical était donc plutôt bien gardé. Il faut rappeler que si le médecin enfreint le secret médical, il est passible d’une sanction pénale et peut aller en prison… Or depuis avril 2023, le dossier numérisé obligatoire a été institué. Pour ma part je ne me suis pas vraiment pliée à cette injonction et ai continué à écrire le plus gros de mes observations sur des dossiers cartonnés bien plus adaptés et toujours accessibles même en cas de panne informatique ou d’hacking. Je ne mettais que la conclusion médico-légale écrite en double sur le dossier numérisé, la seule indispensable pour la continuité du suivi : aménagements de poste et inaptitudes principalement.
Le dossier numérisé n’est pas pratique pour reconstituer une histoire au travail. La subjectivité, donc l’essentiel en cas de souffrance au travail, en est exclue selon les recommandations de la haute autorité de santé. De plus, on ne peut pas se rendre compte sur un écran de la complexité d’un dossier. Il faut voir l’épaisseur physique d’un dossier pour se douter d’une multiplicité de problèmes dans l’histoire de santé du travailleur. Dans le cas de la dame dont je parlais, on ne saurait reconstituer une telle histoire à partir d’un dossier numérisé.
Mais j’ai le net sentiment qu’on assiste à une rupture du secret médical depuis la crise sanitaire du Covid avec la banalisation de la déclaration de s’être ou non fait vacciner pour pouvoir continuer à travailler. Auparavant, si l’on arrivait à peu près à garder la confidentialité dans le secteur public ou encore dans des situations où le médecin est en service interentreprises, la confidentialité du secret médical dans les grosses entreprises du privé a sans doute déjà été plusieurs fois écornée par le passé. Au sein du service autonome d’une grosse boîte, les médecins du travail sont choyés et particulièrement bien payés. On m’a raconté qu’en contrepartie, ils peuvent être aussi menacés et poussés à partir en fonction de leur positionnement.
Un des principaux inconvénients du dossier numérisé en santé au travail selon moi, est qu’il n’y a ni récit, ni déroulement chronologique à y reporter. On y trouve que des instantanés : la tension, le pouls, le poids, le risque chimique et radioactif éventuellement, et la conclusion médico-légale. Ce dossier numérisé est construit de telle manière qu’il invisibilise l’organisation du travail et les méthodes de management ; rien n’est prévu pour la souffrance au travail !
En revanche, le dossier médical des patients pour les médecins de soins ne présente pas les mêmes inconvénients. Il reste bien confidentiel au sein du cabinet, on y met ce qu’on veut, et en plus il permet de se relire.
Éric Desordre – Tu analyses la place de l’éthique du travail en évoquant la « peste émotionnelle ». Peux-tu nous éclairer là-dessus ?
Isabelle Lagny – Sans parler spécifiquement du travail, Wilhelm Reich avait repéré une plus grande fréquence d’attitudes cyniques dans la société allemande des années 30. Manque d’empathie, négativisme, recherche de boucs émissaires. On peut l’observer en famille mais aussi dans les relations de travail. Dans son livre intitulé Ecoute petit homme, Reich a appelé cela « la peste émotionnelle ». L’école de psychosomatique de Paris avec Pierre Marty a distingué quatre catégories de structures mentales : la structure névrotique qui est la plus solide et la plus riche en symbolisation et en sentiments, la psychose avec angoisse extrême, délires et hallucinations, l’état limite ou psychopathie avec risques d’addictions et de violence (passage à l’acte sur soi-même ou sur autrui), la névrose de caractère situation intermédiaire par rapport à la structure névrotique avec des carences plus ou moins profondes en pensée symbolique et des risques d’irruption ponctuelle d’une pensée opératoire dépourvue de symbole et d’affect dans les périodes de décompensation psychique (déséquilibre psychique).
Dans la pensée opératoire, il n’y a qu’une réalité matérielle sans symboles. Tout est factuel, sans recul, sans interprétation, sans émotion. On retrouve cela en particulier couplé à un abattement moral dans la dépression essentielle. C’est une dépression sans expression de tristesse où la pensée opératoire devient très négative et envahissante. Elle prélude souvent à une aggravation de l’état de santé somatique (physique) avec des maladies graves, comme par ex. l’infarctus, la septicémie, une maladie auto-immune, une maladie neuro-dégénérative, sclérose en plaques, etc… Le rétablissement physique est possible à partir du moment où le malade recouvre en même temps un meilleur état psychique. Les thérapies psychiques de type psychosomatique peuvent y contribuer.
Par contraste les personnes les plus armées au niveau symbolique sont plus solides sur le plan somatique.
Éric Desordre – Dans ce travail déployé dans ton livre autour de l’éthique médicale, tu estimes que chacun peut prendre conscience de son pouvoir de rester acteur de sa santé et de sa vie, malgré une société réificatrice incitant au conformisme. Pour accéder à la liberté : l’empathie, l’observation, la sagesse, la responsabilité. Les anciens parlaient de « pathos, logos, ethos ». C’est un retour à des sources intellectuelles indépassables.
Isabelle Lagny – C’est pour cela que j’ai mis le serment d’Hippocrate à la fin du livre. Alors qu’on devrait aujourd’hui exercer la médecine avec les principes hippocratiques, on s’en éloigne quand on ne fait pas appel à la pensée médicale et qu’on se contente d’interpréter des images ou des résultats biologiques. Quand la pensée médicale est entravée, le patient est abandonné à ses propres ressources pour se rétablir.
Éric Desordre – Le lien avec le cinéma est important pour toi dans l’exercice de la médecine.
Isabelle Lagny – J’aime le cinéma, je suis photographe. Aimer des films développe la sensibilité. Au-delà de l’art cinématographique, tout ce qui crée l’émotion est indispensable. Je m’intéresse à l’humanisme. J’ai toujours considéré palpitants les récits de vie, même si je me suis ouverte à la littérature de l’imaginaire et à la poésie.
Éric Desordre – Le transhumanisme ?
Isabelle Lagny – Je n’en connais pas grand-chose. Mais si la biotechnologie est utilisée pour lutter contre les maladies, neurologiques par exemple, pourquoi pas ; pour ce qui est des tentatives d’augmenter les capacités humaines, c’est une illusion. Pas besoin de performances physiques pour être admirable. L’homme est passionnant parce qu’il nous réserve bien d’autres surprises.
La conférence se termine. L’arrière salle, où se trouve les ouvrages les plus anciens et certaines collections de droit international dans laquelle la librairie est spécialisée, s’organise autour d’un escalier qui descend au sous-sol. Celui-ci est fermé. Par son espace vide et le clair-obscur qui y règne, il contraste vivement avec l’espace public aux murs couverts de livres. Par analogie avec le récit d’Isabelle Lagny, dont le travail d’une vie aura été de rechercher « des vérités » permettant de soulager ses patients, l’escalier mystérieux apparait comme le gouffre de nos histoires tues et des vérités cachées. Quand bien même relatives, ces dernières pourraient s’avérer essentielles à connaître. Encore faut-il vouloir les révéler.
Nous sommes des êtres sociaux, et une interaction harmonieuse avec nos semblables est souvent bien plus cruciale encore que les seules conditions de travail, si importantes soient-elles. En éclairant leur propre histoire, Isabelle et ses collègues médecins du travail permettent aux personnes en souffrance de voir reconnaître les raisons sociales de leur maux, et donc la responsabilité éventuelle d’autres personnes, et non pas seulement d’un fauteuil mal conçu, d’horaires infernaux ou d’un microbe désobligeant. Découvrez la vie, l’action sur le terrain d’un médecin, d’un médecin du travail avec ce livre. Au service de la santé de nos semblables, la pensée médicale n’a bien de sens que si elle est en action.