
Les livres nous aident à vivre, nous accompagnent sur notre chemin tels des compagnons dévoués et fidèles. Parfois, face à des phénomènes que nous ne comprenons pas, ils peuvent fournir les clefs du mystère.
J’en ai fait une nouvelle expérience tout récemment, tandis que je regardais nonchalamment sur la chaîne italienne Rai Uno une émission de jeux à vrai dire particulièrement vide d’intérêt, pour le simple plaisir d’entendre la belle langue de Dante. J’avais été soudain frappé et même choqué par une séquence que la production a sans doute appréciée comme un moment de forte émotion, mais qui m’avait paru indécente et peu respectueuse des personnes. Cependant, avant de rapporter cet incident, il convient de présenter le contexte et l’émission elle-même.
Il s’agissait d’Affari tuoi, adaptation transalpine d’un jeu international d’origine néerlandaise, Deal or no deal. Ce jeu d’argent marche fort en Italie depuis des années, et a envahi le prime time de Rai Uno, de 20h30 à 21h30, chaque soir.
J’en rappelle le principe bien connu : les candidats ont devant eux sur une table une boîte en carton scellée (pacco) contenant une certaine somme, allant de 0 euros à 300 000 euros. En face d’eux, en arc de cercle, sont disposées vingt autres boîtes portant chacune un numéro et correspondant aux vingt régions d’Italie. Chaque boîte cache un certain montant d’argent s’échelonnant de 0 à 300 000 euros. Les joueurs choisissent de faire ouvrir successivement tel ou tel numéro de boîte, en espérant que les plus petites sommes apparaissent et qu’il restera dans leur propre pacco la somme la plus élevée. Pour mettre du piment dans le jeu, de temps à autre un téléphone rouge sonne et un mystérieux dottore (titre honorifique décerné généreusement en Italie et qui en cette occurrence correspondrait à « maître », désignant l’huissier invisible du jeu) dont on n’entend jamais la voix, fait, par l’intermédiaire de l’animateur, une proposition (offerta) aux joueurs, à condition qu’ils cessent le jeu. Par exemple, il leur reste une chance sur trois d’obtenir les 300 000 euros (mais les deux autres boîtes restantes contiennent 10 et 50 euros) ; à ce moment-là survient une offre de 30 000 euros qui peut les tenter.
Si les candidats veulent continuer, ils prononcent la formule rituelle : « Rifiuto l’offerta e vado avanti » (je refuse l’offre et je continue). Le titre anglo-saxon du jeu trouve ici son origine : deal ou bien no deal. Par convention, pour faire durer le jeu, les offres sont refusées jusqu’à la fin de l’émission. Par une autre convention, les joueurs sont le plus souvent un couple, mari et femme, qui s’embrasse tendrement à chaque avancée du jeu, favorable ou non, aussi mécaniquement que le public applaudit.
Bref, tout cela ne présente aucun intérêt ni culturel ni même stratégique puisqu’il n’est question ici que de hasard, c’est-à-dire de chance. En fait, la seule thématique, ressassée à l’infini, est la numérologie : les couples font ouvrir la boîte 9 parce qu’ils se sont mariés le 9 ou bien l’époux a rêvé qu’il était dans une prairie et qu’une vieille paysanne lui disait : « Le 6 est un chiffre important ».
Or ce soir-là il se passa quelque chose d’assez stupéfiant, du moins pour qui ne vit pas en Italie.
Les joueurs étaient un jeune couple charmant toujours étroitement enlacé entre deux ardents baisers et sur un écran géant on pouvait voir en arrière-plan le visage angélique et radieux de leur petite fille aux boucles rousses. Le jeu touche à sa fin. Trois boîtes restent à ouvrir, portant les sommes de 5, 50 ou 300 000 euros. Le dottore propose 40 000 euros si les conjoints s’arrêtent là.
C’est alors que le jeune époux prend la parole : il a une raison précise de refuser l’offre et de tenter de gagner le gros lot.
« Nous avions aussi un petit garçon. Hélas ! nous l’avons perdu. Or le jour même où il est décédé, nous avons reçu un appel de la part de la Rai nous invitant à participer à l’émission. C’est pourquoi nous continuons le jeu : il nous semble que notre enfant a voulu nous envoyer un signe de l’au-delà… ».
Ils ont donc refusé l’offre de 40 000 euros…et sont repartis avec la somme de 50 euros !
J’avoue avoir été sidéré par ces propos dont la naïveté sincère semble n’avoir gêné personne : l’émission n’est pas en direct, et on pouvait imaginer que la télévision publique italienne aurait coupé par scrupule ces paroles où se mêlent deuil, superstition et appât du gain, créant un malaise chez le spectateur, car donnant une image peu honorable des joueurs.
Mais ce serait méconnaître l’importance de la superstition dans la patrie du catholicisme : Pavarotti ne chantait jamais sans avoir un clou tordu dans sa poche, il l’a avoué lui-même.
Cependant c’est en lisant un ouvrage de Matilde Serao, Le Ventre de Naples (éditions Cambourakis) que j’ai compris quelle place prend la numérologie dans cette superstition. Dans cet essai-reportage publié en 1884, l’écrivaine analyse les traits culturels et les mœurs des quartiers populaires de Naples. Elle consacre plusieurs chapitres au loto, qu’elle associe à une eau-de-vie, un rêve, une maladie, un remède à la misère produisant de la misère, une des plaies de la ville, comme l’usure, la saleté, la prostitution. Elle décrit l’obsession fanatique des Napolitains pour les chiffres.
Ainsi à chaque événement de la vie quotidienne correspond un numéro. « Vous avez rêvé d’un mort ? – 47. Mais il parlait – alors, 48 – et pleurait – 65 – ce qui vous a effrayé – 90. »
Il peut même arriver qu’un juge confronté à un délit soit obligé de consulter la smorfia (littéralement « la grimace », la clef des songes napolitaine que tous les habitants, même ceux qui ne savent pas lire, connaissent par cœur) pour comprendre les faits : « Une femme donne un coup de poing à une autre et lui casse la figure ; devant les juges, elle se disculpe en disant : ‘M’ha chiammata sittantto, elle m’a appelée soixante-dix-huit !’ Le magistrat doit rechercher à quelle insulte correspond ce numéro…
Mais surtout –et c’est ici que Matilde Serao nous éclaire sur certains moments étonnants de l’émission Affari tuoi – les défunts, si l’on n’oublie pas de prier pour leurs âmes, apparaissent en retour dans les rêves avec les chiffres du loto.
« Une petite fille meurt du typhus ; sa mère joue des numéros, ils sortent, elle s’écrie : M’ha fatte bbene pure murenne ! (elle m’a fait du bien même en mourant).
Une femme parle de l’amour que lui portait son défunt mari ; puis elle ajoute, avec mélancolie, que si cet amour avait été vraiment grand, il lui serait apparu en rêve pour lui donner les numéros ; il a oublié de le faire, c’est un ingrat car il sait qu’elle est pauvre et il devrait l’aider. »
Ainsi dans la pièce d’Eduardo de Filippo, Non ti pago (1940, adaptée au cinéma en 1942 et pour la télévision italienne en 2021), un employé gagne quatre millions de lires grâce à des numéros recommandés en rêve par un défunt.
Dans un autre épisode d’Affari tuoi, une femme est confrontée à un choix ultime : faire ouvrir la boîte 12 ou la boîte 5. Elle hésite : « Le 12 est important pour moi parce que mon frère s’est tué dans un accident de voiture le 12… ».
Mais ce qui laisse encore plus songeur que ces rêveurs d’argent, c’est de constater que cette émission de divertissement se résumant à une simple tombola prend la place de tout ce qu’une télévision du service public pourrait proposer à la population : émissions culturelles ou d’information, débats, et surtout diffusion de films nouveaux ou puisés dans l’immense et richissime patrimoine du cinéma italien.
Il est navrant à ce propos de rapporter ce qui pourrait paraître un détail décoratif mais résume en vérité le peu de respect de ce type de télévision à l’égard de tout ce qui est culture, art ou beauté.
Au dernier stade du jeu, quand les candidats hésitent à continuer ou non, confrontés au choix de partir avec une belle offre ou bien de tenter d’empocher le gros lot, on utilise la bande originale d’Il était une fois en Amérique pour créer une tension sur le plateau. Ainsi le choral magnifique d’Ennio Morricone, intitulé Poverty, et qui pourrait dire ce qu’est la nostalgie mieux que tous les dictionnaires du monde, se retrouve prostitué au plus beau moment de ce lent strip-tease pécuniaire. Ces notes de piano si poignantes serrent le cœur dans le film de Leone, elles accompagnent le retour amer de Robert de Niro, loser magnifique, anti-héros désenchanté découvrant qu’il a été du côté des perdants, qu’on lui a volé la femme qu’il aimait et son million de dollars (ce qui ne devrait guère rassurer les candidats tournant la roue de la fortune sur cet air angoissant). Mais si la chance sourit aux joueurs, si la boîte ouverte livre un chiffre favorable, alors on diffuse l’Ode à la joie de Beethoven : ainsi non contente de transformer la télévision en tiroir-caisse, cette enrichissante émission traite l’art musical s’élevant jusqu’au sublime comme un simple jingle, une sonnerie fonctionnelle, un ouvre-boîte.