
Joseph Delteil est bien du genre à nous plaire, à Rebelle(s). Encensé, adoubé puis excommunié par Breton dès que ce dernier eut lu que notre homme déclarait ne pas rêver – un crime impardonnable pour un surréaliste – Delteil traversa le siècle, le 20ème, en paysan audois aux attaches de ceps tordus et solides. Pas le gaillard à se laisser ébranler par les bulles pontificales, doctrinaires et fulminantes. Porté aux nues par ses contemporains, de Paul Valéry à Max Jacob, de Drieu la Rochelle à Aragon, il était un ami très cher d’Henry Miller. Il se révéla dans la vie intellectuelle la plus brillante des salons parisiens comme il demeura l’homme-racine. Une nature, en somme, un être libre.
Du Tarn voisin, mon grand-père paternel avait cet accent de cailloux ; j’ai retrouvé la même voix aimée dans les enregistrements que l’INA consacre à l’écrivain-poète. Le grand-père parlait de vins et Delteil de littérature. Mais Delteil éclairait son monde en écrivain expert, alors que Grand-Père était intéressé par la tenue de ses barriques avec les saisons, pesait l’acide et le souffre et n’avait pas le discours savant des œnologues. Il arrivait que ses clients, en ramenant leurs bouteilles consignées, lui fasse des reproches quant aux effets sur leurs estomacs de son jus de treille. Dans un autre registre, aucun lecteur de Delteil n’aura à reprocher quoi que ce soit à l’univers paillard et enchanté qu’il nous sert. Que ne pouvons-nous lire un Sur le Fleuve Amour (2) d’aujourd’hui? Les bolchéviques seraient russes et la belle Ludmilla ukrainienne !
Si le Moravagine de Cendrars vous a plu, lisez Choléra (3) de Delteil. L’homme a la tête d’un tireur de savate plein de gouaille et sa moustache de facteur ne s’en laisse pas compter en suavagerie. Dans un Barcelone cocasse et terrifiant, l’amour déménage au temps du choléra.
« A mesure que Barcelone se dépeuplait (et au tarif de 58 799 par jour…) les jardins publics se repeuplaient. La nature reprend toujours ses droits. Des moutons à l’abandon campaient autour des kiosques. Force veaux et force mules. Les oiseaux laissés à leur initiative bâtissaient des nids à tour de bras. Dans les pièces d’eau, les poissons se soulevaient avec la complicité des cygnes. Les chameaux du Zoo, ayant rompu leurs licols, s’accouplaient grand train sous les fusains, dans les pétales de roses. Les colombes tombèrent dans la débauche, et les ânons mêmes forniquaient… La terre frémissait d’une vie intense et nouvelle. » On se croirait au temps du COVID 19, en mieux.
Dans son lien indéfectible à la terre première et aux ensemencements telluriques, Joseph Delteil est définitivement un homme d’aujourd’hui.
Éric Desordre
(1) Les Poilus, Joseph Delteil – Grasset 1926 – Les Cahiers Rouges
(2) Sur le Fleuve Amour, Joseph Delteil – Grasset 1922 – Les Cahiers Rouges
(3) Choléra, Joseph Delteil – Le Sagittaire 1923 – Les Cahiers Rouges