
Des singes mouillés aux lacs sacrés
Joie des sangsues qui dansent sur les chaussures, recherchent la peau nue sur laquelle s’accrocher. Sous la ceinture, sur les doigts de pied, les chevilles, nous iront les trouver déjà gorgées. Elles utilisent un anticoagulant analgésique et s’installent tranquillement sans qu’on en sente les morsures, laissant sur le corps des petits trous qui n’arrêtent pas de saigner. Soudain, nous croyons reconnaître des hurlements de chiens. Dans la jungle ? Des singes, sautant d’arbre en arbres. Ils sont moins intéressés par nous que nous par eux. En altitude, dans les lodges* de tôle ondulée, dénuement, pauvreté même. Les toiles plastifiées aux couleurs de U.S. Aid – « Gift from the American People » – doublent les cloisons de bois. Il pleut toujours. Sur les châlits, nos minces matelas seront souvent humides comme des éponges.
Au Surya La – le « col du Soleil », 4610m – vue sur le lac sacré Gosainkunda. A l’origine du monde, les dévas barattèrent la mer de lait. Entre autres merveilles, il en sorti un poison violent. Shiva le but avant qu’il ne se répande et ne détruise tout. Assoiffé et déjà bleui par le poison, Shiva planta son trident dans le sol sec de Gosainkunda. Le lac en jaillit et il put s’y désaltérer. Depuis ces temps immémoriaux, toute l’Inde et le Népal hindouistes se retrouvent tous les ans pour un festival religieux à 4380m. Sur les berges du lac : des milliers de sous-vêtements, slips, maillots de corps, sweat-shirts floqués de réclames pour les bières népalaises. Les dévots se dénudent après s’être baignés dans le lac sacré, délaissant les habits qui ne sont pas bénis. Il n’est pas possible de marcher sur la rive sans poser le pied sur des frusques de tous âges, de toutes époques, sur des papiers d’emballage, restes des offrandes à Shiva. Il est le créateur et le destructeur. Jeter ses ordures par terre est aussi naturel que faire une offrande. Vu la ferveur religieuse de tous, il n’est pas de lieu – villes, campagnes, alpages – qui ne soit sale à nos yeux d’étrangers.

La boîte à rêve
Jeudi en fin d’après-midi, arrivée à Dhunche, la ville importante de la région. Fin du trek. Devant les pauvres étals, entre deux décharges, des paquets de chips gonflés par l’altitude, des vaches placides, des cochons insatiables. Beaucoup de poules dans la rue, pas dans l’assiette. Pendant trois semaines, notre régime aura été composé de riz, pâtes, œufs et rares légumes. Le poulet est un luxe que les Népalais ne transforment en plat que très rarement, pour les fêtes. Un seul volatile fait alors de nombreux jours en cuisine et agrémente de chacun de ses morceaux les recettes habituelles. Dans la rue principale (la seule) de Dhunche, une des nombreuses boutiques vend des graines de millet et du jus de rhododendron qui guérit presque tout: hypertension, maladies de la prostate, insuffisance cardiaque… Sylvie et Laurent, nos amis toubibs, se lancent et achètent les best-sellers de la pharmacopée locale. Nous y allons tous de nos suggestions pour boire les décoctions inconnues. Amertume garantie. A l’instar du Picon-bière, Bruno suggère « le Rhodo-bière ». Dans cette province déglinguée, les chiens en pleine forme aboient toute la nuit. Innombrables, ils étaient tous amorphes dans la journée, couchés sur le côté, les pattes étendues comme des vaches. Au petit matin nous attendent deux tout-terrain pour une longue journée de route le long de la rivière Trishuli, sur un chemin autre, sur des cahots identiques.
Arrivé le soir à l’hôtel, troisième douche en trois semaines et première douche chaude. Avec Georges, nous repartons à pied dans les ruelles encombrées de scooters virevoltants, de chèvres debout et de chiens couchés. Les posters des plus grandes cimes tapissent les murs des échoppes de Thamel. J’avise les cartes de deux régions riches en possibilités d’expés. Une paroi blanche me saute aux yeux. C’est l’Ama Dablam, pas tout à fait 7000m. Je colle mon nez à la photo, tentant de distinguer les passages clés. Quelle allure ! C’est une des plus belles de la chaîne himalayenne. « Ouvrons la boîte à rêves », dit Georges. Il suit du doigt l’arrête sud-ouest qui mène au sommet en trois camps, me regarde en souriant, complice. « Elle était à la mode dans les années 80. Maintenant c’est plus tranquille. Il y a très peu d’expés, c’est plutôt l’Everest qui a la cote. » D’où l’encombrement sous le ressaut Hillary… Je reste à la regarder comme un gamin devant des confiseries. Dans un même souffle, nous clamons: « La prochaine ! ». Lui, légitimement, avec les 8 000m accrochés à son carnet de courses d’alpiniste professionnel ; moi beaucoup plus légèrement, ma liste de courses ressemblant plus à celle que j’emporte au marché de Vincennes le dimanche matin. Je ne serai pas l’Arhat, le « méritant », le disciple qui parvient à l’Éveil. Je ne chercherai pas le Nirvâna, la fin extatique après les vies imparfaites ; le désir me mène encore et me ramènera au pays du Bouddha.

Le président Ping ne rigole pas
Visite du Premier chinois Chin Ji Ping prévue demain. Les calicots et des banderoles célèbrent l’amitié sino-népalaise. Le Népal est le château d’eau de la Chine comme celui de l’Inde : rivalité entre les deux plus grands empires de la terre. Les Népalais sont-ils proches des Indiens, vu les religions, traditions et peuples si mélangés ? Même situé dans la sphère d’influence anglaise, le royaume du Népal resta indépendant aux 19ème et 20ème siècles, surplombant une Inde contrôlée par les britanniques. Lors de la Grande Rébellion indienne de 1857 et à l’occasion de l’indépendance chaotique de l’Inde, le gouvernement royal soutint le pouvoir anglais. Entre le minuscule Népal et l’Inde immense, cela laissa des traces.
Le dernier matin à Katmandou, grand beau. Un escargot a laissé sa trace irisée sur mon slip mis à sécher dehors sur une rambarde. J’ai fait ma lessive la veille, c’était le premier soleil après tant de pluie. A quelques heures de l’arrivée du Président Ping, les flics sont bien là. Les moins menaçants portent leur uniforme de toile verte, leur béret et un long bâton de bois qu’ils tiennent ostensiblement devant eux. De l’autre côté de l’avenue, la police anti-émeute au camouflage de camaïeu bleu est bardée de protections de plastique noir, boucliers rond transparents, casques et fusils à pompe. Ça ne rigole pas au pays des rhododendrons.

Visite touristique de Batan, la vieille cité monastique où les temples de brique et de bois sculpté se succèdent sous nos yeux éblouis. Temple d’or : cour étroite, luxuriance des cuivres. Renfoncements et surplombs ouvragés forment une fractale de vénérations. Les marchandes du temple proposent les lampes à beurre à poser sur les autels ; effluves d’encens, de pisse et de viandes fumées mêlées. Comme nous l’avons fait si souvent, nous tournons à l’intérieur dans le sens des aiguilles d’une montre autour du shorten central, lançant de la main droite les moulins à prières. Le moine au premier étage prend une collation, pas gêné par les quelques visiteurs. Un « namaste »** sonore et convaincu le fait sourire. Il répond en tournant vers nous un visage bienveillant et nous accueille sans façon.
Reprenant samedi l’avion pour Delhi, je passe avec les autres passagers par un tunnel sur roues installé au pied de la passerelle. Une énième fouille générale est effectuée, aimable et attentive. Sourire de l’agent me voyant porter des chaussures et un sac de montagne.
– « Alpinist ? Where did you go ? »
– « Langtang. Beautiful ! I’ll come back to Nepal ». « Dania bat!*** »
Tout content, je précise : « Next time, Nanda Devi ! » Je voulais dire « Ama Dablam ». Je les ai confondues, toutes deux sublimes. En fait la Nanda Devi est située en Inde… Je l’ai appris à mon retour en France. Comme si, quittant Londres, j’avais clamé qu’à ma prochaine visite je ne manquerais pas l’Empire State Building… Nous décollons juste avant l’arrivée de l’avion présidentiel chinois ; je ne resterai finalement pas bloqué à Katmandou en proie à la psychose policière. Bien au dessus de la mer de nuages, les grands sommets apparaissent, éblouissants. Plein ouest, l’avion longe les somptueux géants, bien distincts à notre droite. Je tente de deviner leurs noms et n’y arrive pas ; mal placé je me tords le cou pour mieux les voir. La forêt de smartphones et d’appareils photo couvre maintenant l’essentiel des hublots. Je songe à l’Ama Dablam. De mon siège, notre boîte à ailes se ferme sur l’Himalaya. Renonçant à en voir plus, je ferme les yeux. J’ouvre à nouveau la boîte à rêves.
Eric Desordre
* Refuges. Au Langtang, en particulier en altitude, ce sont souvent des cabanes ouvertes à tous les vents. Sur les routes les plus touristiques, le lodge peut être un hôtel au confort simple et accueillant.
** Bonjour
*** Merci