
« L’info ? C’est comme un miroir fêlé : on y voit des morceaux de vérité, mais la fracture déforme tout. » disait ma grand-mère. Aujourd’hui, le lecteur se débat dans cet interstice, écartelé entre la promesse souvent déçue des grands médias et la débauche désinformative des réseaux sociaux. D’un côté, la presse « respectable » offre sa neutralité tiède et fausse, façonnée par des intérêts invisibles ; de l’autre, l’anarchie numérique distille rumeurs et emballements viraux. Entre ces deux extrêmes, le citoyen, en quête d’une ancre inexistante, oscille dans un vertige d’incertitudes.
Les coulisses d’une neutralité en trompe-l’œil
Lorsque l’on évoque les rédactions nationales, on s’imagine volontiers des plumes affûtées et des salles de rédaction bruissantes de débats passionnés. La vérité, hélas, se trouve souvent ailleurs : dans les loges feutrées où s’échangent SMS et courbettes diplomatiques. Le patron de presse, loin d’être ce gardien impartial qu’il aurait pu être autrefois (ou qu’il n’a jamais été), reçoit souvent la supplique amicale d’un ami influent : un industriel, un homme politique, un mécène. Un simple message, une sollicitation « pour rendre service », et la dette de reconnaissance pèse plus qu’une charte de déontologie. Qui oserait refuser, quand chaque coup de pouce financier ou relationnel compte ?
Le journaliste, quant à lui, se trouve souvent prisonnier de sa propre ambition (couplée à ses propres biais idéologiques). Contrats précaires, piges mal rémunérées, promesses d’avancement… Face à la menace subtile de ne pas être renouvelé, beaucoup cèdent à la tentation de l’autocensure. Mieux vaut adopter l’angle convenu, cocher la case « satisfaisant » auprès du rédacteur en chef, et laisser de côté ce qui dérange trop. La paresse intellectuelle s’invite alors au banquet : pourquoi fourbir ses sources quand un communiqué officiel, vite fact-checké, fait l’affaire ? Résultat : on sert un plat tiède et pas forcément authentique, voir surgelé, sous un label « enquête d’investigation », avant que le véritable travail de terrain ne soit même envisagé.
À cet édifice de compromissions s’ajoutent les attentes idéologiques des propriétaires et bailleurs de fonds. À droite, on chuchote à l’oreille des actionnaires ; à gauche, on flaire les alliances possibles avec tel mécène progressiste. Qu’importe le fond, pourvu que la ligne éditoriale se conforme aux intérêts de ceux qui détiennent les cordons de la bourse ? Dans ce théâtre de l’implicite, la prétendue neutralité devient souvent un costume trop grand ou trop étriqué, selon les besoins du moment.
Le mirage de la révolution numérique
Las de ces demi-teintes et faussetés journalistiques, le public se tourne vers X, Facebook, Telegram, etc. : autant de forums où la vérité, en apparence libérée, se voit noyée sous la pression de l’émotion et de la viralité, et l’absence totale de retenue et de sens critique. Les algorithmes, ces cupides marionnettistes, privilégient la colère et la peur : un tweet outrancier génère beaucoup plus d’engagement qu’un thread savant et documenté. Et un « thread savant et documenté » se révèle bien souvent aussi biaisé qu’un autre moins grandiloquent. Résultat : la désinformation trouve un terreau fertile, et le moindre hoax prend des allures d’évidence. Le lecteur, ivre de certitudes tranchées, passe d’une extrême à l’autre : de la défiance envers les médias institutionnels à une confiance aveugle dans le premier post venu, voire même la première vidéo Tiktok qui passe sur son écran.
Les « fact-checkers », pas forcément armés d’une conscience louable, prétendent tenter de recoller les morceaux. Mais à force de faire du « vrai » et du « faux » une dichotomie binaire, ils manquent la complexité des faits ou carrément se vautrent dans les mêmes travers que ceux qu’ils prétendent dénoncer.
Cette illusion d’empowerment – « je suis moi-même reporter » – tourne souvent à la farce tragique. À trop vouloir s’affranchir des « experts officiels », on finit par redécouvrir les limites de son propre réseau social. Les soi-disant lanceurs d’alerte rivalisent de radicalité, érigeant la supposition en vérité première. Et le citoyen, en voulant échapper à la tyrannie des rédactions, s’abandonne à celle des fils d’actualité.
La voie d’une éthique retrouvée
Au cœur de ce chaos, il est légitime de se demander : existe-t-il une issue ? Peut-on encore croire en un journalisme digne de ce nom ? La réponse, si elle n’est pas immédiatement convaincante, se trouve dans un impératif souvent oublié : l’intégrité. Non pas la façade policée de quelques chartes déontologiques, mais l’éthique vive et opérante, quotidiennement réaffirmée, humaine mais pas trop, car l’humain est trop souvent complaisant avec ses propres faiblesses.
Les chartes de déontologie sont brandies comme des talismans par le CSA, les bureaux internes des titres de presse, le CDJM – qui, sous couvert de défendre la profession, finissent trop souvent par recouvrir les journalistes d’une pellicule protectrice corporatiste et idéologique. On y lit des grands principes, mais on y applique des passe-droits : Ces chartes, interprétées à sens unique, protègent l’erreur plus qu’elles ne répriment l’imprécision. Pour sortir de cette ornière, il faut cesser de s’abriter derrière des procédures souples et adopter, au contraire, des règles claires et intransigeantes, bâties autour de la responsabilité individuelle plutôt que la solidarité de clocher.
Il faut instaurer la distinction cruciale entre confirmation et vérification. Trop souvent, l’enquête démarre avec l’angle arrêté et continue avec la recherche de sources prêtes à le valider. On cherche à valider la croyance initiale et on réduit la recherche à un simple tour de passe-passe. Pour s’en affranchir, il faut renverser la démarche : partir de l’hypothèse contraire, sonder la version adverse, fouiller les archives, interroger la marge. En somme, pratiquer la pelleteuse plutôt que la loupe de poche. Et avoir un esprit capable de se libérer, même temporairement, de ses propres biais idéologiques, et d’observer, au-delà des idées reçues. Et si j’avais tort ? doit-on se demander. Et l’écrire, quand c’est le cas.
Ensuite, il convient d’assumer clairement ses opinions. Un journaliste n’est pas un oracle : qu’il cesse de feindre une objectivité impossible. Lorsque l’on a une opinion, qu’on l’annonce et qu’on l’assume et qu’on ne tente pas de la faire passer pour un fait. Si le doute subsiste, qu’on l’avoue : « Je peux me tromper ». Cette transparence nourrit la confiance bien plus qu’une neutralité de pacotille.
Mais respecter le lecteur ne suffit pas : il faut aussi respecter les sujets d’un article. Derrière chaque gros titre se cache une personne, parfois en proie à la diffamation ou à la flambée médiatique. Avant de labelliser défavorablement un individu ou une compagnie, même détestés, il est impératif d’épuiser toutes les preuves : consulter la défense, retracer le fil des témoignages contradictoires, analyser les pièces du dossier, se poser toutes les questions. Encore une fois : et si j’avais tort ? C’est la bienveillance critique : elle n’exclut pas la fermeté, mais exige que l’on jauge avant de juger. Surtout quand on écrit sur ce qu’on n’aime pas.
Renouer le pacte médiatique
Rêvons, un instant : et si nous entreprenions de réécrire le contrat ? Le journaliste retrouverait le goût du terrain, de l’effort long et patient, loin de la dictature de l’immédiateté, et la capacité à se sortir des ornières prémâchées du biais idéologique ou cognitif. Le patron de presse redeviendrait serviteur de la vérité, plutôt que valet des puissants. Le sujet d’article, loin d’être un pion sur l’échiquier médiatique, bénéficierait d’un traitement juste et équitable. Quant au lecteur, il aborderait l’information armé d’un esprit critique — sans sombrer dans le cynisme ni l’aveugle foi. Soyons honnêtes, même moi je n’y crois pas. Enfin, disons que je suis conscient que c’est un doux rêve pratiquement impossible à réaliser.
Mais s’il venait à se réaliser ne serait-ce qu’un peu, ce pacte ne se décrèterait pas : il se construirait, jour après jour, par des actes simples mais décisifs. Vérifier plutôt que confirmer, assumer ses angles, respecter les personnes, saupoudrer de remise en question. À défaut d’une révolution, voilà une petite révolution dans la révolte : un journalisme courageux, nuancé et honnête.
Si, dans l’avenir, les journalistes réapprennent à aimer ce pacte, alors peut-être, enfin, verrons-nous renaître une presse qui mérite qu’on la croie – et qu’on la lise. Car, au fond, à l’heure où la défiance tient lieu de viatique, l’espérance en une information digne de ce nom en serait le plus précieux des remèdes – et la plus belle des victoires.