
Spectacle dans le bureau ovale, Donald Trump et son vice-président Vance s’emportent contre Zelensky. Puis il est mis à la porte. C’est tant commenté qu’on se demande pourquoi j’en rajoute une couche. Qu’importe, je la rajoute.
Hospitalité
On a pu entendre des soutiens du Président américain se plaindre que le Président ukrainien aurait manqué de respect à l’Amérique, en n’étant pas assez remerciant, en ne portant pas de « costume » (entendre « costume à la mode de l’Ouest, sage composition d’une chemise, d’une cravate, rouge peut-être, d’une veste à pans avant tombant sur le haut des cuisses, et d’un pantalon de la même couleur et du même tissu que la veste ») et en n’acceptant pas un genou à terre et tête baissée l’offre extraordinaire du président élu, voire de l’Élu président.
Hum. Dans tant de pays les règles de l’hospitalité veulent que l’hôte soit la personne la plus aimable qui soit, et qu’elle se démène pour faire du séjour de l’invité un moment exceptionnel de plaisir et de confort, tant physique que psychologique. Oui, la tradition se perd. J’aime à rappeler Du Commerce entre les Hommes, du philosophe allemand des Lumières Adolph Knigge :
Dans les anciens temps, on se faisait une haute idée des devoirs de l’hospitalité. Cette idée prévaut encore dans les pays et les provinces point trop peuplés, ou bien dans ceux où règnent des mœurs plus simples et où on rencontre moins de richesse, de luxe et de corruption, ou bien à la campagne, et les droits de l’hospitalité y sont sacrés. En revanche, dans nos villes brillantes, d’où le ton de la haute société commence peu à peu de bannir toute bonhomie, les lois de l’hospitalité ne sont plus que des règles de politesse que chacun, selon sa position et son bon plaisir, admet et respecte plus ou moins. »
Le caractère sacré de ce devoir d’hospitalité, quasi-religieux ou religieux tout plein, n’est jamais violé dans les sociétés qui se soucient des rapports humains, avant qu’elles ne cèdent à la décadence, à la corruption et à la bêtise. Il le fut ici tout plein (violé), non par le chef ukrainien, mais bien par l’ensemble de la bande à Donald.
Guerre et paix
Autre reproche fait au « dictateur » ukrainien, il serait « pour » la guerre, comme tous les dirigeants européens (sauf l’Orban magyar), tandis que Trump serait pour la paix, tel un Christ sauveur qui viendrait délivrer les peuples barbares de leurs instincts sauvages et prendre soin de ses enfants humains pour qu’ils cessent de s’entretuer (Jésus, pardonne-moi la comparaison hasardeuse).
Sauf que la paix est une arme de guerre. Comprenez-bien, comme nombre d’entre nous, je suis très favorable à la paix, et j’exècre la guerre depuis toujours, la considérant comme le résultat de la vilaineté des puissants, et de l’incapacité des hommes à communiquer. Et, comme Trump (le prétend), je pleure les morts russes comme ukrainiens. Alors pourquoi la paix serait-elle une arme de guerre ? Parce que pour gagner la guerre, il n’y a rien de tel que de faire germer dans les cœurs du peuple ennemi les fleurs empoisonnées de la peur de la violence, sous la forme de « je veux la paix, à tout prix ». Le jour ou l’ennemi ne veut plus se battre et ou ses alliés se mettent à « vouloir la paix à tout prix », la guerre est gagnée, ce qui bien sûr est un moyen d’avoir la paix. La destruction totale d’un pays ennemi est aussi un moyen d’avoir la paix. Bien sûr c’est temporaire, car les peuples sont bien souvent des phénix, et le karma n’est pas qu’une règle hindoue…
La justice ne fait parfois pas bon ménage, temporairement, avec la paix.
Mauvaise cible
Certains posent la question : « alors, il vaudrait mieux ne pas parler à Poutine, au lieu que de chercher le dialogue et l’apaisement ? » Que nenni. Bien sûr qu’il faut laisser la porte ouverte au dialogue. D’ailleurs, Trump n’a pas été le premier à le faire. Le Pape, et le Vatican, n’ont eu de cesse que de chercher à médier (drôle de néologisme), parfois avec succès en ce qui concerne les échanges de prisonniers. Macron a parlé à Poutine pendant longtemps. Pour rien, certes, mal, peut-être. Loin de moi l’idée que nos dirigeants européens, ou le grabataire Biden, sont des gouvernants hors-pairs. Notons cependant qu’il existe des gens à l’esprit tordu qui utiliseront chacune de vos tentatives de dialogue pour mieux vous tromper. Poutine est de ceux-là. N’empêche, il ne faut pas fermer la porte. Mais il faut savoir dire non. S’il faut savoir parler au criminel, pour éviter qu’il s’enfonce encore plus, cela ne signifie pas qu’il faille le laisser commettre des crimes, ou même ignorer ces derniers. Basique, comme dirait le grand stratège Orelsan.
Alors, parler à Poutine, oui ! Travailler à la paix par le dialogue, oui ! Encenser un tyran sanguinaire tandis qu’on cherche à humilier à la face du monde celui qui se bat courageusement pour la liberté de son peuple, dans un combat somme toute légitime – la défense est légitime, la défense contre l’oppression encore plus – est à tout le moins fautif. Comme le dit Donald, il a les cartes en main. Encore faut-il jouer la bonne. Je ne parle pas du « mauvais cheval », car qui sait qui sera le gagnant de la course, je parle de la mauvaise cible. Zelensky, et le peuple ukrainien, quelques soient leurs fautes que Dieu aura à cœur de peser, ne sont pas les oppresseurs. Poutine et sa clique le sont, sans considération pour les vies humaines qui s’envolent chaque jour du fait de leur guerre d’agression. Il y aurait bien sûr beaucoup à dire pour expliquer comment on en est arrivé là, et faire la lumière sur les mensonges de la propagande kremlinesque qui a presque réussi à faire inverser le narratif simple et vrai de cette guerre, mais ce n’est pas pour ici.
En choisissant de cibler Zelensky tout en donnant de la puissance à Poutine, l’Amérique dit au monde qu’elle a vendu son âme, et qu’elle a perdu de vue qui sont ses amis, au nom des « affaires » qu’elle prétend être capable de mener pour le bien de tous. Dire à Poutine qu’on sait qu’il veut la paix est bien entendu un mensonge, prononcé peut-être dans le cadre des techniques de vente de notre président américain, qui pense que la gouvernance et le business sont une seule et même chose. Mais le mensonge, même en affaires, est une arme dangereuse pour celui qui la manie. Et quand il est pratiqué à la face du monde, il déclenche tant d’opposition, de sentiment d’injustice et de contre-réactions que le résultat pourrait bien être catastrophique, pour le monde, mais aussi pour les Etats-Unis.
Le scénario du pire
Lorsque Reagan a rencontré Gorbatchev au sommet de Genève en 1985, c’était le début de la fin de la guerre froide. Les rencontres suivantes entre les deux hommes ont transformé le monde et nombre de tensions phénoménales se sont dissipées, l’Amérique et l’Union Soviétique n’étaient plus en guerre – même froide – et la menace d’une troisième guerre mondiale s’estompait. C’était le scénario du meilleur.
Aujourd’hui, c’est quelque peu différent. Poutine n’est pas Gorbatchev – d’ailleurs il déteste Gorbatchev (paix à son âme) qu’il considère comme le fossoyeur de l’Union Soviétique – et il fait partie de ceux qui rêvent d’un grand retour de l’Union à la manière des anciens du KGB, nostalgique des grands Lénine et Staline, admirateur des artisans de la Terreur Rouge comme Félix Dzerjinski, dont il exhibe une statuette à son effigie dans son bureau.
L’autre différence, c’est qu’en se rapprochant de Vladimir, Trump s’attaque à tous les alliés historiques de l’Amérique, notamment les pays européens, les pays ou la démocratie (la démocratie est peut-être surfaite, toujours imparfaite, tyrannique, n’empêche que je la choisis volontiers en échange de la dictature) est forte et les valeurs historiques dominantes proches de celles des Etats-Unis. Il se les aliène.
Du coup, voici le scénario – du pire, d’après moi, mais certains l’aimeront peut-être – qui pointe son nez : une alliance entre la Russie de Poutine et l’Amérique de Trump, contre le reste du monde occidental. Le monde ne sera plus jamais le même. Terre inconnue. Une nouvelle aventure commence. C’est excitant me direz-vous. Pas tant que ça mais qui sait ? Peut-être alors nous allierons-nous avec la Chine, qui abandonnée par la Russie qui préfère bien sûr être l’alliée du géant américain – moins dangereux – deviendrait une partenaire économique de choix pour un bras de fer contre l’Alliance Russo-Américaine. J’en frémis, mais je m’égare dans l’anticipation romanesque.
Du déclin de l’Amérique
L’Amérique, on l’a vilipendée, on l’a traitée de tous les noms d’oiseaux, on l’a accusée de tous les maux – certaines fois à raison – mais elle a tenu bon. Elle a été, malgré son arrogance, malgré ses ingérences malsaines, malgré tous ses défauts, le symbole d’un monde libre, le symbole de la réussite, de l’excellence, et finalement un allié puissant et plutôt sûr pour tous les pays occidentaux. Je ne l’idéalise pas et la sait faillible, big time. Mais que dire des autres pays… On doit bien faire à partir de ce qu’on a.
Aujourd’hui, si rien ne change dans les quelques jours, semaines ou mois, son déclin est inéluctable. Pendant quelques temps, les pays européens continueront de la considérer comme un partenaire, dans un jeu où les rapports de force semblent pencher en faveur de l’outre Atlantique. Mais déjà l’Europe s’attache à s’affranchir de ce pays qui les trahit. Certains pensent que c’est formidable, enfin, nous allons construire notre propre puissance européenne et cesser de dépendre de Washington. Je les comprends. Mais perdre une amie comme l’Amérique, la voir se tourner vers les dictatures du monde et crier à la corruption de l’Ouest, dans un narratif tout droit issu des presses du Kremlin, c’est pas vraiment un mieux. C’est un échec cuisant de tous.
En pensant Rendre à l’Amérique sa Grandeur – MAGA – Donald Trump la diminue aux yeux du monde. Et pourtant, c’est des yeux du monde qu’elle a toujours tiré sa grandeur. Seule, elle n’est personne, comme chacun d’entre nous.
Et finalement, est-ce que la paix est plus proche parce que Donald Trump clame qu’il la veut ? Pas vraiment, même si j’aimerais qu’elle le soit. Elle est même peut-être un peu plus loin, parce que l’Amérique a donné des ailes à la Russie, celles d’un ange qu’elle n’est pas, et qui va aujourd’hui y puiser des forces pour continuer son œuvre d’anéantissement.
Pour ceux qui me trouveraient pessimiste, je ne le suis pas. Tout est réversible, même le déclin. Et Trump, et Poutine, et l’Europe, ne sont pas le centre du monde. Mais de grâce, conservons un brin de raison, et tentons de faire mieux.