
C’est la page que vous ouvrez sans même y penser. Celle qui surgit en tête des résultats, avant même les sites institutionnels, avant les sites spécialisés, parfois avant la réalité. Wikipédia est devenue l’index universel du monde. Ce qu’elle dit devient ce qui est. Du moins, ce que l’on croit.
L’utopie était belle : une encyclopédie écrite par tous, pour tous. Du savoir partagé, horizontal, démocratique, nettoyé des biais de classe, d’argent, de pouvoir. Juste des faits, sourcés, débattus, vérifiés. Un rêve encyclopédique digne des Lumières, greffé sur l’infrastructure de l’Internet.
Mais le rêve s’est vite évanoui. Car dans cette grande bibliothèque virtuelle, les livres sont écrits à coups de coudes.
Le consensus contre le savoir
Wikipédia prétend à la neutralité, mais ne connaît que le consensus. Et encore, pas le consensus savant, mais celui de ses utilisateurs. C’est une démocratie sans isoloir, où la vérité se vote à main levée. Pas besoin d’expertise, il suffit d’insister.
La plupart des articles — ceux sur les grenouilles d’Australie ou la tectonique des plaques — s’en sortent sans bavure. Mais dès qu’un sujet dérange, blesse, interroge — politique, religion, santé, histoire sensible — l’encyclopédie vacille. Les pages deviennent des champs de bataille. Les discussions, des procès d’intention. Les sources, des armes.
Pour trancher, il faut un arbitre. C’est là qu’interviennent les administrateurs.
Administrateur, ce drôle de juge
Sur Wikipédia, un administrateur n’est ni un expert, ni un salarié, ni un représentant de la Fondation. C’est un internaute élu par ses pairs, parce qu’il a beaucoup contribué, ou beaucoup parlé. Il peut supprimer des pages, bloquer des comptes, verrouiller des articles, trancher sur un désaccord, choisir qui aura raison. Son pouvoir est immense, mais sa responsabilité, flottante.
Certains administrateurs sont honnêtes. D’autres sont militants. Et puis, il y a ceux qui sont payés. Discrètement, bien sûr. Par des agences de communication, des cabinets de lobbying, des entreprises, des États. Leur mission : façonner les pages, en leur faveur ou au détriment de leurs concurrents. Les outils sont là. Il suffit de s’en servir.
L’encyclopédie invisible du pouvoir
Des sociétés comme Wiki-PR ou Percepto ont déjà été prises la main dans le clavier. Des centaines de comptes créés pour éditer en masse, effacer des critiques, placer des louanges, modifier l’histoire. Parfois, les méthodes sont plus raffinées : on ne nettoie pas, on nuance ; on n’efface pas, on enterre.
Et surtout, on infiltre. On devient un membre respecté de la communauté, on obtient des droits, on devient administrateur. Ensuite, il suffit de verrouiller la page, ou de décréter que telle source est non fiable. Un journal ? Trop militant. Une revue ? Trop spécialisée. Une étude ? Non publiée en anglais.
Les critères sont là, élastiques, subjectifs, maniables. Ce n’est pas le contenu qui l’emporte, c’est le rapport de force.
La rhétorique de la vérifiabilité
Wikipédia ne promet pas la vérité, mais la « vérifiabilité ». Cela paraît sage. Mais ce mot, qui semble noble, est en réalité un cheval de Troie. Car une affirmation n’a pas besoin d’être vraie : elle doit simplement être appuyée par une source jugée acceptable. Qui décide ce qui est acceptable ? La communauté. Et qui fait la communauté ? Ceux qui ont le temps de contribuer, ou les moyens d’y payer des gens.
Le résultat est un espace où la rhétorique l’emporte sur la rigueur, où le soupçon pèse plus que la preuve. Le doute devient un argument, la répétition, une autorité.
Le plus souvent, la manipulation ne prend pas la forme d’un éloge flagrant ou d’un mensonge manifeste. Elle est plus subtile. On ajoute un mot ici, une phrase là. On colle un bandeau « à sourcer » sur un paragraphe gênant. On glisse une référence critique, choisie avec soin, pour faire contrepoids. Pas besoin de censurer : il suffit de déséquilibrer.
Les sujets religieux, politiques, médicaux ou écologiques sont les plus exposés. Les articles deviennent de longues fresques où la voix dominante, sous couvert de pluralisme, écrase les voix dissidentes. Loin d’informer, Wikipédia finit par orienter.
Les lecteurs, otages de l’apparence
Ce qui rend tout cela si efficace, c’est l’apparence. L’apparence d’objectivité, la typographie sérieuse, la structure académique. Tout respire la fiabilité. Mais à l’intérieur, le contenu peut être instable, biaisé, ou tout simplement faux.
Personne ne vérifie les historiques de modification. Personne ne consulte les pages de discussion. Tout est là, transparent, mais invisible. La transparence devient un camouflage.
Faut-il pour autant jeter Wikipédia avec le reste des illusions numériques ? Non. Ce serait absurde. On peut lire Wikipédia. On peut s’en servir, avec précaution, comme on manipulerait un couteau : utile, tranchant, mais dangereux si on ne regarde pas où l’on met les doigts.
Wikipédia est un point d’entrée, pas un oracle. Elle est la première version d’un récit, pas sa conclusion. Il faut la lire comme on lirait un brouillon collectif : en se demandant qui l’a écrit, pourquoi, avec quelles sources, et dans quel contexte. La naïveté, ici, est une erreur méthodologique.
On dit que sur Internet, si c’est gratuit, c’est vous le produit. Dans le cas de Wikipédia, ce n’est pas vous qui êtes vendus, c’est ce que vous croyez. Le savoir, en apparence libre, devient un champ de bataille entre ceux qui veulent informer, et ceux qui veulent influencer. Et dans ce combat silencieux, les lecteurs sont rarement armés.
Il ne s’agit pas de diaboliser Wikipédia. Il s’agit d’apprendre à y survivre. Comme dans toute forêt numérique, on y entre, si l’on veut y entrer, avec une boussole, pas avec des œillères. La confiance ne se donne pas : elle se mérite. Wikipédia ne l’a pas encore gagnée et ne la gagnera certainement jamais.