
La beauté artistique est-elle un pléonasme ? On était en droit de se poser la question en sortant de l’Opéra Bastille, où l’on donne actuellement La Walkyrie, première journée de la tétralogie de Wagner, L’Anneau du Nibelung, succédant au prologue, L’Or du Rhin. On aimerait quitter un spectacle dans un état de ravissement esthétique (mot associé étymologiquement à la sensation), après avoir été touché, séduit, voire bouleversé par un moment, sinon de grâce, du moins de plaisir sensuel. A plus forte raison quand on sort d’un opéra de Wagner, qui se voulait œuvre totale, conjuguant la force du texte (épique, consonant, écrit par le compositeur lui-même), celle d’un décor, d’une atmosphère visuelle et, par-dessus tout la puissance d’une musique au centre de tout, inventée sur mesure pour le drame, le théâtre des passions et des légendes.
Bien sûr, on ne peut représenter la saga des Nibelungen comme on le faisait au temps du premier Bayreuth, avec fausses barbes et casques à cornes, et l’on n’est pas tenu de suivre « fidèlement » les indications de l’auteur, de faire apparaître un vrai dragon, une forêt, et dans la cabane de Hunding, des tabourets en bois et une peau d’ours. Alors certains metteurs en scène optent pour la fameuse transposition, donnent à lire une œuvre en résonance avec notre époque. Le danger vient quand cette opération intellectuelle se fait aux dépens de toute préoccupation esthétique (du moins est-on tenté de le penser). Ainsi le metteur en scène espagnol Calixto Bieito fait-il de la Walhall, séjour des dieux, un vaste data center délabré où Wotan se met à arracher désespérément des faisceaux de câbles rouges devenus dérisoires dans un monde voué à sa perte. Dès l’ouverture, l’action se passe sur un inévitable écran géant fait de mosaïques d’images décuplant en miroirs la scène de rencontre entre Siegmund et Sieglinde. On peut encore être ému, dans le premier acte, grâce au talent des chanteurs, en particulier de Nicolas de Barbeyrac que la mise en scène ne malmène pas trop. Elle sera plus cruelle avec l’excellente Tamara Wilson, Brûnhilde engoncée dans des tenues ridicules (enfourchant d’abord un cheval bâton pour signifier sa naïveté, avant qu’elle ne se transforme en Walkyrie-déménageuse avec débardeur et jean noirs). Il est bien navrant de devoir fermer les yeux pour retrouver le lyrisme du duo père-fille, et pour ne pas voir Wotan écoutant d’un air distrait les mots touchants de sa fille désobéissante censés remuer son cœur inflexible – trop occupé, de son côté, à disposer des rangées de masques à gaz sur la scène (car ce monde qu’il a créé est devenu irrespirable, gangréné par une supposée guerre ou épidémie bactériologique).
Il est bien navrant également d’entendre le public huer une mise en scène : c’est ce qui s’est produit quand un chien-robot aux yeux électriques s’est mis à parcourir le bord de la scène pendant la célèbre (et forcément attendue, pour sa beauté et sa force orchestrale) Chevauchée des Walkyries, tandis que la mosaïque de l’écran géant était bombardée par un bric-à-brac d’images et vidéos en tous genres, figurant sans doute un portrait de l’humanité. Les Walkyries, sans autres visages que des points lumineux pareils à ceux du chien-robot, apparaissent en tenues noires de commandos agrippées à quelque mur d’escalade.
Le metteur en scène semblait nous dire : ici, le patron, c’est moi, ce n’est pas Wagner ! En descendant l’escalier à la fin du spectacle, on pouvait entendre un monsieur âgé à l’allure élégante dire aux personnes qui l’accompagnaient : « Il s’agit, comme on dit, d’une relecture : on estime que ce que l’auteur voulait dire ne présente plus aucun intérêt, alors on raconte autre chose… »
Pourtant, il y a peu, on pouvait être touché, dans la même salle, par le Tristan et Isolde reprenant la mise en scène de Peter Sellars, malgré les écrans vidéo qu’on pourra trouver toujours envahissants et facteurs de distraction (à l’égard de la musique, du texte) mais les images conçues par Bill Viola étaient toujours belles, en harmonie avec l’action, l’atmosphère musicale et dramatique (la lueur d’un fanal de navire tremblotant dans la brume s’accordait poétiquement à l’attente de Tristan blessé espérant apercevoir la nef d’Isolde). Et quelle émotion au début de l’acte III quand surgit derrière vous, le musicien s’étant dissimulé dans les hauteurs du deuxième balcon, la complainte nostalgique jouée par le cor anglais ! Les images sur les écrans, les idées dramaturgiques étaient toujours émouvantes, ne trahissaient pas le vœu de Wagner, cette immersion continue dans un espace musical et émotionnel hors norme, cet envoûtement par la force de l’amour-mort que subissaient à la fois les amants élus et maudits, et les spectateurs.
Rien non plus n’est venu empêcher le charme tragique de Madame Butterfly dans la mise en scène déjà classique de Robert Wilson, malgré le décor dépouillé réduit à une couleur, bleue ou orange, où venait se baigner la musique de Puccini, et se profiler les silhouettes hiératiques des personnages ; et les airs attendus, si bouleversants, y pouvaient resplendir. Alors l’on sortait avec l’idée de réentendre au plus vite ces harmonies, de renouer sans cesse avec cet opéra, tout au long de sa vie. Cela s’appelle servir une œuvre. C’était la mission que se donnaient les grands interprètes classiques, et même le fantasque Glenn Gould aux tempos parfois contestés, reste le pianiste qui a le plus contribué à faire redécouvrir Bach.
Car il ne s’agit pas ici de modernité ou de classicisme : la hardiesse, fût-elle déjantée, si elle reste fidèle à l’esprit de l’œuvre, convainc toujours. Ainsi Le Barbier de Séville mis en scène par Damiano Michieletto donné encore tout récemment à l’Opéra Bastille faisait arriver un comte Almaviva aux allures de play-boy en baskets dans une voiture bleu vif et sa Séville n’était pas celle du temps de Rossini mais la gaieté du spectacle emportait l’adhésion dès le rideau levé, dès la surprise du merveilleux décor, de ces façades colorées, murs ocres et volets verts comme dans les villes italiennes, ces fenêtres pleines de vie et de personnages qui montaient des escaliers, mangeaient, buvaient, chantaient… Rien de poussiéreux ici, et la tonalité, la vitalité de l’œuvre étaient respectées. On devrait pouvoir aller à l’opéra ou au théâtre comme un enfant prêt à s’émerveiller, et non y redouter quelque leçon de choses savante, coriace à déchiffrer, ne s’embarrassant guère de souci esthétique.
On se rappelle comme un enfant émerveillé le décor féerique de L’Oiseau vert de Gozzi dans la mise en scène de Benno Besson, quand le rideau se soulevait en faisant naître des formes étranges et monstrueuses. Même ravissement avec Le Revizor de Gogol proposé par Matthias Langhoff, qui avait su représenter l’absurdité redoutable de la bureaucratie tsariste au moyen d’un décor impressionnant : une tour qui pivotait, dans laquelle des personnages couraient en tous sens à travers des couloirs, structure infernale (au plafond, des images de L’Enfer de Dante) L’important est toujours de restituer, fût-ce de la manière la plus inattendue, la beauté et la force d’une œuvre. Stéphane Braunschweig avait pertinemment mis en lumière le narcissisme qui domine les personnages du Misanthrope de Molière en tapissant son décor de miroirs où chacun, acteurs comme spectateurs, pouvait se voir.
Peter Brook, au Théâtre des Bouffes-du-Nord, exprimait le mélange de gravité et de dérision propre à Hamlet avec pour seul décor des coussins rouges, un formidable Hamlet joué par William Nadylam, comédien « de couleur » qui n’avait pas le visage le plus attendu pour un prince de Danemark, l’intrigant Polonius étant incarné par le griot malien Sotigui Kouyaté. Aucun souci de réalisme ici, mais celui de traduire le monde moral de Shakespeare, et de faire résonner son rire amer.
Jorge Lavelli savait enchanter, comme dans ce Songe d’une nuit d’été joué à la Comédie-Française sur le rythme du tango argentin, avec bandonéon et piano à queue, tandis que Cupidon évoluait seins nus dans une sorte de bulle de savon géante. Dan Jemmett redonnait vie à une courte pièce de Shakespeare rarement jouée, La Comédie des erreurs, grâce un décor et un langage d’aujourd’hui, l’irrésistible David Ayala passant son temps à s’abreuver de bière à pression entre deux répliques : nous étions loin de l’Asie Mineure, où est censée se passer l’action, la bande-son diffusait des airs de pop anglo-saxonne, mais le rire ne quittait jamais le public.
Benno Besson avait osé un Orgon avec nez de clown, à la démarche de Groucho Marx, pour montrer qu’il n’était qu’une marionnette manipulée par le gras Tartuffe débitant, lui, ses alexandrins hypocrites de façon machinale et monocorde, occupé surtout à tendre des doigts libidineux vers la belle Elmire. Choix audacieux, qui pouvait déplaire, mais qui mettait en relief l’aspect comique de l’œuvre, parfois oublié au profit de sa seule noirceur : si l’on rit à Molière, c’est déjà une preuve de réussite !
Mais à côté de ces exemples de mises en scène artistiques, à la fois recréations d’une œuvre et créations autonomes, œuvres d’art à part entière, il arrive que certaines « transpositions », fondées sur un parallèle, une analogie historique, idéologique ou morale ne convainquent pas, parce qu’elles affaiblissent l’œuvre. Ce fut le cas, à mon goût, du Tartuffe de Mnouchkine situé dans un pays arabe où la censure morale et religieuse qui empêche de vivre heureux est l’intégrisme. L’idée pouvait être bonne, mais le spectacle peinait à le prouver. Même problème avec Le Tartuffe de Jean-Marie Villégier, pourtant spécialiste du baroque, qui avait excellé dans L’Illusion comique et Le Menteur de Corneille. Sa lecture faisait de Tartuffe un collabo que les FFI venaient arrêter à la fin de la pièce. Le chahut sans répit mené par les troupes scolaires dans les balcons du Théâtre de l’Athénée prouvait à lui seul que ce choix n’avait pas su emporter l’adhésion de tous. Pas d’enfants émerveillés ce soir-là !
Pour revenir à La Walkyrie de Calixto Bieito, on y retrouve par ailleurs une démarche qui peut agacer autant au théâtre qu’à l’opéra : le metteur en scène décide de changer ce qui est écrit pour mieux souligner une idée. Ainsi, même dans le remarquable Dom Juan de Jacques Lassalle, on trouvait cet abus, qui forçait brutalement le sens d’une réplique, laquelle n’en avait pas besoin. Don Juan (magistral Andrzej Seweryn) se plantait insolemment devant son père qui venait de le sermonner, pour lui lancer en plein visage : « Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire… » – réplique que, dans le texte de Molière, il lui adresse par dérision une fois que dom Louis est sorti de scène. Molière n’a pas osé pareil outrage, qui fausse la portée du texte, oublie la règle de bienséance en vigueur à l’époque, n’a d’autre intérêt qu’un effet scénique plutôt racoleur.
De même chez Bieito, dans le combat entre Siegmund et Hunding, Wotan n’oppose pas sa lance devant Siegmund, brisant ainsi l’épée Notung, qu’il lui avait destinée et qui le rendait invincible, ce qui permet à Hunding de tuer aussitôt le héros désarmé. Ici, c’est Wotan lui-même qui plonge l’épée Notung dans la poitrine de son fils Siegmund. Effet qui semble peu utile et trop appuyé : le récit dit suffisamment que Wotan sacrifie son fils illégitime pour obéir à Fricka, son épouse jalouse et stérile, gardienne du mariage et de l’ordre (Siegmund et sa sœur Sieglinde sont des amants incestueux, et les fruits des amours volages de Wotan). De même nous semble trop appuyé le traitement du personnage de Sieglinde, dont le texte dit déjà qu’elle est malheureuse, qu’elle a été mariée de force à Hunding. Qu’elle s’agenouille pour retirer les bottes de son mari pouvait suffire. Le tablier de servante, les marques rouges dans le visage signalant la femme battue traduisent trop naïvement l’intention féministe, louable certes mais qui ne devrait pas devenir une tarte à la crème trop prévisible propre à badigeonner tous les personnages féminins. Un peu de finesse et de suggestion ne sauraient nuire, pour exprimer la même idée.
Il reste que voir des spectacles décevants (nous parlons ici de la mise en scène car les voix étaient superbes et l’on pouvait se consoler avec le texte et la musique de Wagner…) permet de s’interroger sur le rôle parfois abusif et envahissant du metteur en scène. Et sur la notion de beauté dans l’art moderne, sujet si sensible dans l’appréciation de la peinture, la poésie, la musique, l’architecture d’aujourd’hui, entre autres.
Isidore Ducasse, dit comte de Lautréamont, avait ouvert la brèche en 1868 avec son insolence provocatrice et iconoclaste :
beau « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »
Beau comme la rencontre fortuite de Wotan et d’un E-doggy ?
Daniel Aquili


