Quand sort “Vanishing Point”, en 1971, le Nouvel Hollywood “bat son plein”. Initié dés les années 60 par des films comme “The Graduate/Le lauréat” de Mike Nichols, ou “Bonnie & Clyde” d’Arthur Penn, ce “nouveau cinéma” a ouvert le champ à une autre Amérique, à ses laissés pour compte, ses losers. Longtemps tus, sinon interdits sur les écrans, beaucoup de problèmes peuvent être alors abordés: la sexualité sous “tous” ses aspects, les drogues, les violences conjugales, parentales, l’univers carcéral, la maladie mentale, le traitement des minorités, toutes les hypocrisies d’une société bourgeoise polissée, les mensonges de l’American Dream. La guerre même n’est plus héroïque, le Vietnam occupe toute l’actualité.
En 1968 le phénoménal succès d'”Easy Rider” propulse le road-movie au rang des genres populaires, genre qui n’en est pas vraiment un et qui existait auparavant.
Richard Sarafian en est alors à son cinquième film et réalise là son chef d’œuvre. De quoi s’agit-il?
Kowalski vient à Denver prendre livraison d’une voiture* qu’il doit conduire jusqu’à San Francisco. Il prend le pari de faire le trajet, soit un peu plus de 2000 km, en quinze heures. Pour cela, il doit excéder toutes les limites. C’est peu, et c’est évidemment beaucoup.
Le film est construit en flash-back et cet itinéraire linéaire est donc paradoxalement une boucle.
Vite poursuivi par les polices des états qu’il traverse, Kowalski fonce. On peut le croire possédé par sa “mission”: arriver à temps. En fait, c’est être “On the Road” et rouler qui sont ses seules raisons d’être encore au monde. Kowalski est l’héritier des beatniks, suiveur de Kerouac et de Neal Cassady, pour qui la route est tout à la fois écrire et vivre. Tant qu’il y a de la route, “Life goes on”.
Au cours de ce trajet, il va rencontrer des oubliés, ceux qui justement restent sur le bord de la route: habitants anonymes des petites villes ou villages, communauté/secte perdue dans le désert, hippies ayant fui la ville après l’écroulement du Flower Power, marginaux solitaires, minorités.
Quelques flash-backs nous montrent son passé: blessure de la guerre, désillusion de la loi et l’ordre, perte et blessure intime. Après une décennie d’espoirs et de “Summer of love”, c’est la lucidité et le désenchantement, si bien perçus et traduit par le Nouvel Hollywood en général, et ce film en particulier.
La rumeur de l’épopée de Kowalski (car c’en est une!) se répand. Dans une des villes traversées, un DJ noir et aveugle nommé “Super Soul” se fait alors le héraut de cette aventure et va commenter en direct ce qu’il appelle un combat pour la liberté, à coups de musique savamment choisie et de digressions enflammées. Le sort qui est réservé à Soul en dit aussi long sur l’état des États plus si Unis. Amérique qu’as-tu fait de ton âme/Soul?
À en lire le résumé, le film pourrait sembler morose, déprimant. Il est en fait empli d’une grande énergie, d’une joyeuse et jubilatoire mélancolie. C’est un bras d’honneur poétique au système.
Kowalski peut aller partout car il est revenu de tout, libre totalement. Une jeune et belle hippie nue lui offre son corps. Il décline avec un sourire triste. Tout son désir va désormais à la route qui est sa (dernière) ligne de vie. Incarnation d’une ultime liberté, il est “suivi” par les petites gens. Il est leur revanche filante, leur rêve de cowboy automobile. Thelma et Louise s’en souviendront.
Gavé d’amphétamine, de “speed” (What else?), il passe les obstacles, barrières, barrages, interdits, jusqu’à sortir de la carte et des radars. “Uncharted for ever”, irréductible.
Je ne dirai rien de la fin.
1971. Guerre du Vietnam, Watergate. L’Amérique va dans le mur. Le Nouvel Hollywood le sait, nous le montre avec une énergie rageuse.
La même année Richard Sarafian sort “Man in the Wilderness/ Le convoi sauvage”, western magnifique qui préfigure “The Revenant”.
Si vous aimez le film, il FAUT lire les pages que lui consacre J.B. Thoret dans “Le cinéma américain des années 70”, aux éditions Cahiers du cinéma, mais aussi dans “Road movie USA” chez Hoëbeke, deux ouvrages que j’ai déjà cités et qui sont indispensables pour aborder cette période du cinéma.
*Cette voiture, c’est la désormais mythique Dodge Challenger, dont l’on reparlera, notamment dans “Death Proof/ Le boulevard de la mort” de Tarantino. Le film inspirera également certaines scènes du premier “Mad Max” de George Miller, entre autres.