
Devil’s Doorway / La porte du diable – western d’Anthony Mann – 1950
Anthony Mann, lui, avait déjà tourné nombre de films noirs, nerveux, violents et efficaces. Il avait fait ses classes. Il venait de tourner “Side Street/La rue de la mort” et “Border Incident/Incident de frontière”(2) quand on lui proposa le script de Devil’s Doorway, “Le meilleur qu’il avait jamais lu” dit-il.
Il dirigea Robert Taylor, grande star de l’époque, dans le rôle de Lance Poole, indien Shoshone qui revient dans son Wyoming natal (qui avait, en 1868, juste rejoint l’union), après avoir servi dans la cavalerie, et gagné la “Medal of Honor”, plus haute distinction américaine. Lance est un idéaliste qui rêve d’étendre son ranch, “Sweet Meadows”, et de vivre en paix, en aidant sa communauté.
Dès son retour, Lance rencontre son père qui lui parle en Shoshone (contrairement aux Apaches dans le film de Daves), puis se heurte à Coolan, l’avocat, dans la première scène de saloon. Coolan est filmé en amorce, annonçant clairement la couleur, si j’ose dire, c’est à dire le racisme au premier plan, le racisme comme premier obstacle : “Les indiens puent. Ils n’ont rien à faire dans l’armée!”. Chez Mann, les antagonismes sont immédiats, violents, choquants. Point de bons sentiments. Coolan va tout faire pour que Lance soit dépossédé de ses terres, en toute légalité.
Car la “supériorité” du film De Mann sur celui de Daves, c’est qu’alors que ce dernier place le problème au niveau sentimental (l’amour entre Tom Jeffords et Sonseeaharay), Mann le place au niveau de la loi elle-même, montrant par-là que la discrimination ne dépend pas des individus (les bons, les méchants), mais est ancrée dans les mentalités et fait partie des fondements de la nation. Chez Daves, c’est le blanc (Jefford) qui est idéaliste. Chez Mann, c’est l’indien (Lance Poole) qui croit naïvement à la bonne volonté et à l’esprit de justice des blancs. Daves, dans ses westerns ultérieurs, nous montrera des “homesteaders” qui combattent les indiens au nom de leur implantation “historique”, justifiant par-là la conquête. Chez Mann, on s’oppose aux indiens parce qu’ils sont inférieurs. Point.
Mann nous montre la misère de la vie dans les réserves, à travers une superbe scène, où les visages remplacent tout discours. Peuple fier, oui, mais qui meurt, qui meurt négligé, parqué, assassiné, oublié. Lance doit donc se battre sur le terrain juridique. Pour se défendre, il fait appel à un avocat, qui se trouve être une femme. C’est là le deuxième point fort du film. Attention, une discrimination peut en cacher une autre! Le sexisme marche main dans la main avec le racisme.
S’esquisse alors une histoire d’amour platonique, et jamais dite. Elle vient en miroir de celle du film de Daves et n’en est que plus passionnante, parce que vraiment subversive. En effet, si l’amour entre Tom Jeffords et Sonseeaharay est “possible”, déclaré, montré, assumé, avec étreintes, baisers et mariage, celui entre Lance Poole et Orrie Masters (sic!) n’est pas dicible car il enfreint le tabou américain suprême: “Touche-pas à la femme blanche!”. Elle est garante de la “pureté” de la race. Notons que si de nombreux films vont montrer des blancs amoureux ou épousant des indiennes, cela ne “marche” que tant que l’indienne, ou les deux, meurent. C’est le cas dans Broken Arrow, mais aussi dans “Distant Drums/Les aventures du Capitaine Wyatt” de Walsh, “Across the Wild Missouri/Au-delà du Missouri” de Wellman, “Last Train from Gunhill/Le dernier train de Gunhill” de Sturges, entre autres.
Quant à la réflexion de Lance à Orrie:”Dans cent ans, cela aurait pu marcher.” C’est encore bien trop optimiste et Mann n’est pas dupe. Orrie ne pourra rien contre la loi. Le “vol” des terres est entériné, et montré pour ce qu’il est, et avec lui le concept de “manifest destiny”, au nom duquel s’est faite la conquête. L’indien est un étranger sur sa propre terre, sans droit ni identité au regard de la loi. Tom n’a d’autre choix que de combattre, et de mourir, attaqué avec les siens par les bons citoyens américains, aiguillonnés par Coolan, représentant du droit. Mann démontre, si nécessaire, que ce qui est légal n’est pas toujours juste. Fait rare, pour ne pas dire unique, dans le cinéma de l’époque, le spectateur applaudit au meurtre d’un blanc par un indien. Tout cela filmé de main de maître, avec la superbe photo de John Alton, spécialiste du noir et blanc.
Comme d’habitude, l’indien perd à la fin, mais personne ne s’en réjouit. La cavalerie, pour une fois, n’arrive pas en retard, mais n’a d’autre choix que de faire respecter cette loi scélérate, et de déloger Lance Poole de son ranch. Il revêt son uniforme et arbore sa médaille, pour mieux montrer à ceux qui le tue qu’il a été des leurs et qu’eux aussi l’ont trahi. “We’re all gone.” dit Lance en mourant. Constat amer et lucide, le film de Mann est puissant, efficace et dérangeant. Il n’eut d’ailleurs que peu de succès, les spectateurs lui préférant Broken Arrow, plus optimiste et “reposant” pour leur conscience.
En effet dans Broken Arrow, c’est Cochise le sage, Tom Jeffords l’idéaliste et le général Howard, lecteur et praticien de la Bible, qui vont porter la paix à bout de bras.
(2) Outre les autres films noirs, il faut voir Border Incident qui traite du passage de clandestins à la frontière mexicaine (Déjà!). Un film remarquable sur un sujet jamais traité à l’époque et encore évoqué uniquement en toile de fond de nos jours.
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