“Les faits”
Samedi 16 avril 2016. Le soleil est tombé sur la place de la République envahie, comme tous les jours, par le mouvement Nuit Debout. Et comme depuis le début, c’est la foire : des vendeurs de merguez y côtoient des jeunes perdus, bière à la main, venus humer l’air du temps, celui du grand soir à venir, dont ils ignorent à quel lendemain matin il mènera.
Sur cette place, on trouve de tout. Des assemblées générales où chacun parle à son tour, pour s’exprimer sur ce monde injuste ( beaucoup ) et essayer de trouver des solutions pour le faire avancer dans « le bon sens » ( beaucoup moins. )
Des hommes politiques d’extrême gauche, ou de gauche, s’y rendent parfois incognito, par curiosité, ou peut-être pour recruter des jeunes révoltés dans leur écurie ( bon courage. )
Et puis, ce samedi, l’incident survient. Alain Finkielkraut surgit, comme sorti de l’ombre. Mais que vient-il faire là, à s’aventurer géographiquement et idéologiquement si loin de chez lui ? Dans cette jungle hostile ? Très vite, l’ « intrus » est repéré. L’histoire ne dit pas si les caméras qui s’agglutinent autour de lui étaient prévues dés le départ, ou si « Finkie » est venu de lui-même, courageusement, se confronter à la foule.
« Pour »
On s’en doute, la première réaction, filmée et devenue virale sur internet et les réseaux sociaux, est le rejet. À peine reconnu, le philosophe colérique est pris à partie par ce qu’il appellerait « une horde », qui lui intime, avec plus ou moins de courtoisie ( plutôt moins que plus ) de « se casser ». On peut légitimement s’interroger : Alain Finkielkraut a-t-il sa place un samedi soir place de la République, dans le mouvement Nuit Debout, lui le chantre de la décadence des jeunes, lui l’hérétique aux causes soutenues par les moins de trente ans, lui qui passe son temps à longueur de plateau de télévision à critiquer tout à la fois la paresse de la jeunesse, et le manque cruel d’instruction qui leur est donnée, lui qui pense que les jeunes ne cherchent jamais à compenser ce manque par eux-mêmes ?
À quoi s’attend-il, en débarquant ainsi ? À être reçu avec des Ferrero Rocher, à se voir offrir des merguez ? Lui, l’homme qui ne propose justement pas plus de solution pour l’avenir que ledit mouvement Nuit Debout, vient en plus narguer ces derniers. En tout cas, c’est ainsi que les jeunes l’ont pris. Voyant la figure de cet intellectuel qui pour eux représente tout ce qu’ils détestent, ils n’ont pas pu s’en empêcher. Le « casse-toi pauvre con » a fait fureur. « Finkie » s’en va alors, sagement, enfin pas vraiment… À ces insultes, il répond vivement, pêle-mêle : « Connards !», « Je savais qu’ici je ne trouverais que des dégénérés », ou à la fin, au loin, après avoir courageusement traversé dans les passages cloutés : « Ce sont des coups de casques que vous méritez ! »
Dans ces conditions, on ne peut qu’être pour son départ d’un endroit où il n’était tout simplement pas à sa place, du moment que la violence est absente des débats.
« Contre »
Justement, cette violence, parlons-en. On se souvient, il y a quelques jours, de cette jeune femme qui ne faisait pas partie des manifestations ou du mouvement, et qui se voyait éjecter par un CRS d’un coup de pied que n’aurait pas renié Jean-Claude Van Damme. L’image est horrible, surtout que cette jeune femme ne représentait aucun danger pour les forces de l’ordre.
Chasser Finkielkraut en lui assénant des noms d’oiseaux, n’est-ce pas là reproduire un acte de violence et se comporter comme les CRS, le coup de pied en moins ?
Et la liberté, dans tout cela ? Si « Finkie » a envie de venir voir à quoi ressemble le mouvement Nuit Debout, qu’est-ce qui le lui interdit, au juste ? Pourquoi devrait-il ainsi être chassé comme un malpropre, pourquoi ne pas lui laisser le droit de s’informer un peu sur cette jeunesse qui ne veut pas du monde qu’on lui impose ?
« Pou-tre »
Dans l’Évangile selon Matthieu, 7.3. :
« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? »
Une hypothèse nous envahit alors l’esprit : Finkielkraut était-il en fait venu faire la révolution ? Quelle mouche l’a piqué ?
En restant un peu plus, si on l’avait toléré, peut-être aurait-on eu droit à un hapax existentiel dans la tête de notre colérique homérique national. Peut-être aurait-il eu une révélation. Il se serait découvert… Lui-même jeune, lui-même avec un avenir précaire qui lui est assuré, lui-même certain de vivre moins bien que ses parents, peut-être alors aurait-il changé de cap. Plutôt que de prendre systématiquement pour cible les musulmans, peut-être se serait-il intéressé au véritable problème qui gangrène notre société, civilisation du fric, de l’argent roi, de l’accroissement des inégalités. Peut-être serait-il devenu plus humain, plus en paix avec lui-même, moins colérique ? Peut-être… À moins qu’il nous soit également interdit de rêver.
Méfions-nous d’une société où les interdits s’accroissent, et où la liberté diminue. Même celle d’aller et venir dans un lieu public où finalement, la vente de merguez prend parfois le pas sur des constructions politiques positives pourtant souhaitables.
Christophe Diard