
Une inquiétante étrangeté
On pourrait gloser sans fin sur les intérieurs kubrickiens, notamment dans « Shining » (1980) : nombreux furent les exégètes improvisés de la géographie surprenante de l’hôtel Overlook, supposée impossible ; plus anciennement, le philosophe Gilles Deleuze évoquait à ce propos l’idée d’un espace mental imitant la structure de l’organe cérébral. Je préfère pour ma part m’intéresser aux aspects les plus anodins du décor, ceux sur lesquels on ne s’arrête pas, en général, parce que leur fonction est plutôt de mettre en scène un univers familier, mais difficile à situer dans nos coordonnées spatio-temporelles, par une sorte d’anachronisme constant, de mise en défaut de nos catégories conceptelles ordinaires.
Ains, dans le cinéma de David Lynch, c’est un décor en apparence familier qui recèle une “inquiétante étrangeté ». On sait que Lynch accordait une extrême importance au décor. Sur le plateau de son dernier film, “Inland empire” (2006), on voit le réalisateur faire de la menuiserie, travailler le bois, peindre les murs d’un hall d’hôtel, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art contemporain, installation ou “ready made” duchampien. Plus que tout autre cinéaste, Lynch concevait le décor d’intérieur comme un marqueur temporel. Ou mieux : comme une façon aussi de brouiller les pistes du temps. Une autre vidéo de tournage le montre sur le plateau de “Mulholland drive” (2001), en train de commenter le mobilier et les murs de la chambre d’appartement où Betty va réciter son texte d’actrice en herbe à Rita, une amnésique qu’elle vient de rencontrer et qu’elle aidera à mener l’enquête pour retrouver son identité. Le réalisateur confie avoir trouvé en ce décor le meilleur moyen d’évoquer un monde intemporel et pourtant familier, proche des années cinquante, mais suggérant là une fausse piste. De fait, il est difficile de dater l’intrigue de “Mulholland drive” : a-t-elle lieu de nos jours ? le concours de danse qui ouvre le film nous présente des jeunes gens en costume des années cinquante, alors que la suite s’en détache remarquablement.
Décalage temporel
Le décalage temporel, la perte des repères qui caractérisent l’univers de Lynch tiennent beaucoup à ces intérieurs ambigus faisant la part belle aux façades en contreplaqué, aux lambris en bois, aux lampes, aux abat-jours, aux lustres, aux rideaux modifiant leurs teintes selon l’éclairage et le point de vue. Le plus significatif est peut-être la série “Twin Peaks” et ses chalets de montagne, son hôtel aux longs couloirs boisés, ornés d’improbables têtes de cerfs empaillés pointant leur corne, et surtout, le “diner” RR, dont on retrouve l’écho lointain, plus trouble, dans le “Winkies” de “Mulholland drive”. Le “RR” est à lui tout seul un pur signifiant de cette période charnière à l’orée des années 90 : comment ne pas s’y replonger, non seulement avec la musique emblématique de Badalamenti, mais avec ces sensations pures, voire proustiennes, l’odeur et le goût du café savouré par l’agent Cooper, la tarte aux cerises tant appréciée des personnages ? Quelles années étranges s’annonçaient avec cette décennie à peine entamée ! un monde post-guerre froide, mais sans téléphone portable ni Internet, un monde à la fois si proche et si loin de nous. Il semble que les années quatre-vingt-dix des démocraties occidentales, paisibles et mystérieuses, traversées d’une violence diffuse, ces années qui furent si profitables au cinéma de David Lynch, soient toute entières entre ces murs et dans ces sensations, cette ambiance, ces visages familiers qu’on retrouve vieillis et différents, teintés d’une mélancolie nouvelle, dans la troisième saison, sortie en 2017.
C’est en effet une Amérique radicalement transformée par la crise de 2008 et l’apparition des mobil home qui sert désormais de toile de fond. Quel contraste ! Pourtant, on retrouve bien le fidèle RR, son atmosphère nocturne, même de jour, son ambiance feutrée, parfois violente (la bagarre n’est jamais loin), mais toujours ponctuée d’une ballade rock ou pop, chantée par l’envoûtante Julee Cruise ou le groupe Chromatics. Rien n’a changé, et tout a changé… Il semble alors qu’un lieu soit fait de sons, de musique, autant que des personnages qui l’habitent, ici provisoirement, et du mobilier significatif d’une époque. Lynch sait jouer de la nostalgie, celle qui prend la forme d’un décalage (exactement comme le décalage horaire du voyageur, du touriste, puisque le cinéma peut aussi nous transformer en touristes temporels). Décalage qui rejoint la perte des repères éprouvés par les protagonistes du récit lynchien, bien qu’ils semblent, eux, vivre là, mais qui s’avèrent en réalité tout autant inadaptés, dans la mesure où “this is all a dream”. La nostalgie, ce n’est peut-être d’ailleurs pas autre chose que cela : un regard décalé, une incapacité à se sentir partie prenante du cadre, un décalage avec le monde, consistant à voir le passé dans le présent, le présent dans le passé.



