À mon Ami Karim, que je n’oublie pas
Saint Roch, (source Wikipedia) :
Saint Roch est né à Montpellier vers 1350, et mort à Voghera vers 1378. Rochus en latin et Sant Ròc en occitan, il est un pèlerin et thaumaturge français, honoré le 16 août. En termes de culte populaire, il est principalement le saint patron […] des chirurgiens, des dermatologues et des apothicaires (pharmaciens).
Pris pour un espion, Roch fut arrêté à Broni, et transféré à Voghera par Beccaria, intendant militaire des Visconti.
Roch […] demanda à pouvoir reprendre son chemin en tant qu’« humble serviteur de Dieu ». Sa requête fut rejetée et il fut mis au cachot.
Son emprisonnement dura cinq ans jusqu’à son décès. Selon la tradition, il ne dévoila son identité qu’à un prêtre, la veille de sa mort, survenue en août 1379, âgé d’environ 30 ans.
***
Mardi 11 juillet 2000, vers 21h00, Toulon.
La journée touchait à sa fin. L’air était chaud et moite. Karim leva la tête, le ciel rose-orangé se criblait de petits nuages en forme de pommes, signe annonciateur d’un orage imminent. Il lui semblait sentir sur son visage que le vent se levait un peu. Appuyé sur sa canne, Karim avança péniblement jusqu’à l’abribus Bonnes Herbes, tenant dans son autre main un petit sac plastique blanc. Là, il s’assit en soupirant. Après plusieurs minutes qui lui parurent une éternité à cause de la chaleur, il regarda sa montre. Le 36 avait du retard. Beaucoup de retard même. Il saisit sa canne et se leva pour faire quelques pas. Il sentait des fourmillements dans sa jambe droite. Il leva son teeshirt et jeta un coup d’œil à sa pompe à insuline. Tout était normal.
Il fit quelques aller-retours jusqu’à une boîte aux lettres à quelques mètres du banc. Puis il poussa un peu plus loin, jusqu’au carrefour qui portait le panneau au nom de son employeur « Les Mas de la Giraude ». Pas de bus à l’horizon. Il revint sur ses pas. Il recommença ainsi une dizaine de fois, regardant de temps en temps sa montre. Le 36 n’apparaissait toujours pas au bout de la rue.
Il décida de se rassoir, pour éviter de trop transpirer.
Quelques minutes plus tard, alors que la rue était toujours déserte, une Fiat Punto rouge passa une première fois sur le chemin des Bonnes Herbes. Karim la suivit des yeux. Il lui semblait avoir reconnu Arnaldo sur le siège passager, une connaissance d’amis qu’ils avaient en commun. Sa coupe de cheveux très courte et peroxydée ne laissait que peu de place au doute. Une poignée de secondes plus tard, la Fiat Punto repassa en sens inverse et contourna les containers de tri devant l’abribus Bonnes Herbes, pour venir se positionner en face de lui. La vitre s’abaissa, Karim ne connaissait pas le conducteur. Mais c’était bien Arnaldo sur le siège passager.
– Je me disais bien que c’était toi. Je n’étais pas sûr. Comment tu vas cousin ? lui lança-t-il.
Karim saisit sa canne pour se lever, s’approcha du véhicule et se pencha vers la vitre ouverte. Il tendit sa main au conducteur qui la lui serra, puis à Arnaldo.
– Ba ça va tranquillement. Tu vois, je viens de finir le taff, dit Karim en montrant du menton l’entrée du Mas de la Giraude. Là j’attends le 36 mais je suis en galère, je crois qu’il ne passera pas.
– Tu vas où ? lui demanda le conducteur. On te dépose si tu veux.
– Loin ! Au terminus frérot, Farrère, rue de la Résistance. Mais déjà si tu peux m’avancer jusqu’au centre-ville, ça le fait grave. Parce que sinon, je suis bon pour rentrer à pinces.
Arnaldo sembla surpris par la proposition de son chauffeur.
– C’est bon t’inquiète, lui dit-il. On va faire un petit détour. Ton pote a une canne, on ne va pas laisser un handicapé aller en ville à pied. Vas-y cousin, monte.
Karim reçu le mot « handicapé » comme une pichenette au visage. Mais bon. Cette proposition lui permettait de rentrer en voiture, alors il ne dit rien. Il retourna à l’abribus pour récupérer son petit sac plastique blanc, avant de prendre place à l’arrière de la Fiat. Il déposa sa canne sur la banquette, avant de se glisser dans l’habitacle de la voiture.
– Merci mec, dit-il en tapotant l’épaule du chauffeur. Puis il boucla sa ceinture.
– De rien. Moi c’est Boubakhar.
– Karim, enchanté.
En prononçant ces mots, il vit qu’Arnaldo semblait très tendu. Ce dernier regardait dans tous les sens, comme s’il se sentait observé.
– Ta canne frère, c’est quoi exactement ? demanda Boubakhar.
– Ba tu vois, dit Karim en souriant, c’est une canne.
– Ouais, je vois bien, mais, tu as une blessure à la jambe ?
– Je fais un peu de moto.
– Ah, une chute ?
– Voilà, répondit Karim, avec son petit sourire en coin.
La Fiat descendait le chemin des bonnes herbes à une allure calme quand soudain, deux voitures de police, gyrophares cinglants et sirènes hurlantes vinrent lui barrer la route au niveau de la rue du Val Soleil. Boubakhar pila net, pour éviter de les percuter. Quatre policiers armés sortirent des véhicules et les mirent en joug en rugissant :
– Police ! Police ! Sortez du véhicule les mains en évidence !
Arnadlo fut projeté vers l’avant et se mit à crier :
– Putain, les condés, fais marche arrière !
Karim, qui venait de prendre l’appuie-tête en plein visage ne comprenait pas ce qu’il se passait. Il était sonné.
– Oh, il se passe quoi là ? finit-il par crier. Putain tu fais quoi là Boubakhar ? Arrête-toi !
La voiture fit brutalement marche arrière et tenta de fuir les policiers. Deux autres véhicules banalisés sortirent d’une allée perpendiculaire pour prendre la Fiat à revers. Cette dernière pivota brusquement et finit sa course contre le muret d’une résidence. Plusieurs policiers armés se dirigèrent vers le véhicule pour l’encercler, en mugissant :
– Police ! Vous sortez, les mains bien en évidence !
Karim était sous le choc. Sa jambe avait été malmenée et le faisait souffrir. Il ouvrit la portière, et détacha sa ceinture de sécurité. Deux mains gantées le saisirent alors par les cheveux, et le jetèrent au sol. Instinctivement, il cria « ma pompe, ma pompe ! », avant qu’un policier ne lui assène un violent coup de pied à l’abdomen. Tordu de douleur, il ouvrit les yeux et vit Arnaldo et Boubakhar, tous deux plaqués contre le capot de la Fiat, en train de se faire menotter.
Un policier armé de ce qui ressemblait à un fusil ouvrit le coffre de la voiture et en sortit deux gros sacs de sport. Il les ouvrit. Un sourire satisfait s’afficha alors sur son visage.
– Et bien voilà, dit-il en direction des deux complices. Mettez-moi tout ça en cage, ordonna-t-il.
Arnaldo protesta :
– Lui, il n’a rien à voir là-dedans, dit-il en désignant Karim de la tête. Rien à voir. Laissez-le partir. On l’a juste pris en stop.
Karim sentit qu’on lui liait les poignets. Puis, il fut relevé sans ménagement par un policier qui le fixa.
– Je ne le connais pas celui-là, dit-il à ses collègues.
– T’es qui toi ducon ? Lui aboya un policier.
– Je suis Karim Nedjar, N-E-D-J-A-R. Regardez, ma carte d’identité est dans ma poche. A cloche-pieds, les mains ligotées dans le dos, il présenta la poche arrière de son jean. Un policier le palpa, puis sortit la carte d’identité.
– Karim Nedjar, né le 12 avril 1974 à Orléans. Jamais entendu parler. Pas grave, on l’embarque quand même. Il se démerdera avec le procureur.
– Attention à ma pompe, je suis diabétique, protesta Karim, qui se faisait conduire manu militari dans une des voitures de police. Et ma canne, je peux avoir ma canne ?
– Ta canne elle ne te servira pas à grand-chose avec les menottes. Puis, en se tournant vers un autre agent :
– Prends lui sa canne, elle est sur la banquette arrière.
Le collègue s’exécuta. Puis il attrapa le petit sac plastique blanc et le montra à Karim.
– C’est quoi ça baltringue ? Lui grogna-t-il, en agitant le sachet sous le nez.
– ça c’est ma gamelle monsieur, juste ma gamelle de ce midi.
***
Jeudi 13 juillet 2000, 10h00, Saint Jean de la Ruelle, banlieue d’Orléans.
Ralyha était dans la cuisine du pavillon de ses parents. Il faisait chaud, l’air était sec. Sa mère et sa sœur Schéhérazade s’étaient absentées pour faire quelques courses. Elle ouvrit le hublot de la machine à laver et en vida le contenu dans une grande panière en plastique. La fraîcheur du linge humide sur ses mains lui fit du bien. L’odeur de la lessive parfumait toute la pièce. Elle souleva ensuite la lourde panière et se dirigea vers le fond du jardin. Vidok, le berger allemand, l’accueillit en sautant autour d’elle, en aboyant de joie.
– Vidok, couché ! lui dit Ralyha, sans grande conviction. Ce chien n’en faisait qu’à sa tête de toute façon.
– Ralyha ! Téléphone ! s’écria Radoine, son petit frère, qui l’interpelait depuis la fenêtre de sa chambre.
– Je suis dans le jardin, j’étends le linge ! s’époumona-t -elle en réponse. Décroche !
– Je suis à l’étage, toi t’es en bas ! insista Radoine, décidé à ne pas bouger de son lit.
Ralyha ne souhaita pas argumenter plus. « C’est comme avec Vidok », pensa-t-elle, « ça ne sert à rien d’argumenter avec un ado de 13 ans ! ».
Elle traversa le jardin à petites foulées, puis décrocha le téléphone.
– Allo ?
– Allo, Shéshé?
– Non, c’est Ralyha. Karim ?
– Oui, c’est moi. Maman est là ?
– Non, elle est sortie avec Shéshé faire des courses. Je suis seule à la maison avec Radoine. Tu vas bien ?
– Pas trop non. Je suis à la maison d’arrêt de Saint Roch à Toulon. Dis juste à maman que je vais bien, mais que je ne serai pas joignable.
– A la maison d’arrêt ? Tu es en prison ? Il s’est passé quoi ?
– Et bien on va dire que j’étais au mauvais endroit au mauvais moment. Je n’ai rien fait de mal, je ne devrais pas rester très longtemps. Mais j’ai besoin que maman contacte notre avocat. Je ne peux pas trop rester au téléphone. Dis-lui que tout va bien, que je suis en bonne santé, et que j’attends l’avocat dès que possible.
– OK d’accord Karim. Tu es dans une cellule ?
– Oui, et crois moi, ce n’est pas le Hilton, dit-il en souriant, pour rassurer un peu sa petite sœur. Dis à maman cellule 315. Plus vite ils viennent, plus vite je sors. Je risque de perdre mon emploi à cause de ces conneries.
– Ok, je transmets, ne t’inquiète pas. Je m’en occupe.
– Bisous ma petite sœur. Faites vite. Je compte sur toi.
Ralyha reposa le combiné. Sa petite main frêle tremblait encore. Elle resta silencieuse, son cœur battait très fort dans sa poitrine. Elle ferma les yeux pour essayer de se calmer et de se souvenir de tout ce que venait de lui dire son grand frère : Toulon, Saint Roch, cellule 315, avocat, mauvais endroit au mauvais moment…
***
Vendredi 21 juillet 2000, 15h50, maison d’arrêt de Saint Roch, Toulon.
Le taxi s’arrêta devant les portes de la prison. Schéhérazade et sa mère réglèrent la course et descendirent de la voiture. Elles marchèrent jusqu’à l’accueil, puis arrivèrent au portique de sécurité. Après s’être inscrites sur le registre des visites, elles suivirent un gardien jusqu’à la salle d’attente des parloirs.
– Il est quelle heure Shéshé ?
– 16h00, on est pile à l’heure maman.
Schéhérazade se leva, et tourna en rond dans la pièce. Puis elle s’approcha de sa mère, mis ses mains sur le foulard qu’elle portait sur la tête malgré la chaleur, et la serra contre elle.
– Ne t’inquiète pas, on va vite le sortir de là.
Après quelques minutes, la porte au fond de la salle s’ouvrit. Un maton de la taille d’une armoire à glace regarda son cahier et feula sans lever la tête :
– Famille Nedjar, 15 minutes de visite !
Schéhérazade aida sa mère à se lever, puis les deux femmes traversèrent la pièce et suivirent le gardien. Il les installa dans un box. Un combiné téléphonique était accroché sur le mur, juste au niveau de la vitre qui les séparaient d’une chaise vide. Karim finit par entrer dans le box, en boitant, son petit sourire en coin, tentant de rassurer sa mère et sa sœur. Il décrocha le combiné en leur faisant un clin d’œil.
– Je suis content de vous voir. Quelle histoire ! dit-il, toujours souriant.
La mère de Karim prit la parole la première.
– Comment ça va mon fils ? Tu es bien nourri ? On s’occupe de ton diabète ici ?
– Oui maman, ne t’inquiète pas, ça va. Il y a une infirmerie, j’y passe tous les matins, pour l’instant ça va. Après, je ne vais pas te mentir, les cellules sont dégueulasses. Mais bon, je n’ai rien à faire ici donc je ne vais pas rester très longtemps normalement.
– Raconte-nous, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Karim leur fit le récit de sa mésaventure avec Arnaldo et Boubakhar.
– Ces deux cons étaient en course, ils livraient. Je ne le savais pas. Les flics ont trouvé beaucoup d’argent, des stupéfiants et un fusil dans deux gros sacs, qui étaient dans le coffre de la voiture. Ils les suivaient depuis un moment, et ils allaient les interpeller. C’est pour cela qu’ils ont fait dévier le bus 36 que j’attendais, je ne l’ai su qu’après. Et ces deux blaireaux n’ont rien trouvé de mieux que de me proposer de me déposer en ville. Voilà, comme j’ai dit à la police, j’étais au mauvais endroit au mauvais moment.
– Tu as vu le procureur ?
– Non, juste le juge. Et je lui ai répété exactement ce que je viens de vous dire. Il me garde en détention provisoire pour le moment. Mais je sais que les deux autres ont dit que je suis un dommage collatéral. Que je n’ai rien à voir avec leur business. J’ai eu mon employeur, il va témoigner aussi que ce soir-là j’ai fini à 20h45. Il a les pointages. Et il y a ma gamelle aussi.
– Ta gamelle ?
– Oui, j’avais ma gamelle sur moi, de mon repas de midi. C’est important ça non ?
– Je ne sais pas Karim. On va en parler avec l’avocat. On va aussi te faire passer quelques affaires.
– Super, merci. Mais prenez des vêtements légers par contre, ma cellule est sous les combles. Il fait une chaleur de malade là-dedans, un vrai four. On est trois dans neuf mètres carrés, imagine…
– D’accord, on va faire ça. L’avocat va venir te rencontrer lundi matin, le rendez-vous est déjà pris. Il va prendre les choses en main pour te faire sortir au plus vite. Niveau matériel médical, tu as ce qu’il faut ?
– Comme je te l’ai dit, je vois l’infirmière tous les matins pour qu’elle me pique. Pour le moment ça va.
– On va faire le nécessaire mon fils, tiens le coup. On va te sortir de là. Tu n’as rien à faire là avec les voyous, dit la mère de Karim.
– T’inquiète pas maman, tout va bien se passer. Je vois l’avocat lundi, il vous donnera des nouvelles.
***
Lundi 24 juillet 2000, 17h25, cellule 315, maison d’arrêt de Saint Roch, Toulon.
Karim était debout près de la fenêtre. La pièce était chaude et moite, l’air nauséabond. Il cherchait de l’oxygène et voulait essayer d’entendre les goélands. Ses deux codétenus, Tatane et Serigne jouaient aux dés assis sur le sol. La petite télévision était allumée en bruit de fond. Karim se refaisait le film de cette soirée où tout avait basculé pour lui. Il aurait fallu qu’il dise non. Qu’il refuse leur proposition. Qu’il ne croise pas leur chemin. Mais il était tard, le 36 ne venait pas, il était fatigué de sa journée et écrasé par la chaleur. « Normal que le bus ne venait pas, puisque la police l’avait dévié pour les interpeller », se répétait-il en boucle. « C’était le destin, mektoub. ».
Il se demandait aussi si sa gamelle était une pièce à conviction suffisante, en plus du témoignage de son patron et des relevés de pointage. Il attendait l’avocat, il aurait dû être là depuis plus de deux heures.
Quand enfin, les clés du gardien se firent entendre. Mais la porte ne s’ouvrit pas. Seul le judas laissa passer la voix du maton :
– Détenu Nedjar ?
– Oui, c’est moi, répondit Karim en s’approchant de la porte en boitant.
– Ton avocat ne viendra pas.
– Comment ça il ne viendra pas ?
– Il s’est désisté. Il a pris un nouveau rendez-vous pour dans trois semaines.
– Désisté ? C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que tu n’as pas de rendez-vous aujourd’hui. Officiellement ton avocat est indisponible, officieusement, si tu veux mon avis, ton avocat est parti en vacances au soleil. Donc ton rendez-vous est reporté.
Le judas se referma et le gardien s’éloigna. Tatane et Serigne cessèrent de jouer et regardèrent Karim.
– C’est toujours comme ça avec ces bâtards, petit.
– Ils s’en battent les couilles de nous en vérité. Tu passeras toujours après ses vacances mec. Et encore t’as de la chance, il revient dans trois semaines.
– Trois semaines, c’est ce qu’il dit… On verra dans trois semaines.
Karim eut un vertige. Il prit appui sur la petite table en formica. Sa tête tournait, il ferma les yeux. Encore trois semaines à vivre dans cet enfer, pour avoir simplement été au mauvais endroit au mauvais moment.
***
Lundi 14 août 2000, 11h15, infirmerie, maison d’arrêt de Saint Roch, Toulon.
Le bruit des clés du lourd trousseau et le claquement de la serrure métallique résonnèrent dans le couloir. Le maton poussa la grille aux gros barreaux ferreux et agrippa Karim par l’épaule pour le faire avancer. Ils marchèrent en silence dans ce long couloir froid et morne, à la lueur pâle et crépitante, à cause de vieux néons en fin de vie. Ils arrivèrent à l’infirmerie. La porte était entrouverte. Une jeune femme en blouse blanche, assise derrière un vieux bureau en bois, grattait des liasses de papier de la pointe de son stylo quatre couleurs.
– Merci, vous pouvez le détacher. Comment ça va Karim ce matin ? demanda-t-elle, sans le regarder.
Le jeune homme présenta ses mains liées au maton, qui lui détacha les menottes.
– Et bien je me demande encore et toujours ce que je fais là, répondit-il, en se frottant les poignets. Puis, il s’assit sur le siège incliné en soulevant son teeshirt, découvrant le bas de son ventre.
– La jambe, ça va mieux ? interrogea l’infirmière ?
– J’ai du mal à me tenir debout sans ma canne. Ils me la rendront bientôt vous pensez ?
L’infirmière fit le tour de son bureau, mit son stéthoscope, et écouta le cœur de Karim.
– Ils ne te la rendront pas. C’est interdit dans les cellules. Respire fort s’il te plait.
Karim s’exécuta. Il prit une large inspiration et souffla lentement. Puis il recommença ainsi quatre fois, comme il avait maintenant pris l’habitude de le faire.
– OK, tout va bien, dit l’infirmière.
Karim tendit spontanément son index. L’infirmière le piqua et récolta une goutte de sang. Puis, après avoir lu le résultat de sa glycémie, elle piqua Karim à l’abdomen avec une seringue.
– Ma pompe non plus je ne la reverrai pas ?
– Pas pour l’instant. Tu peux te rhabiller. On se revoit demain.
Karim porta son index à sa bouche, et remit son teeshirt en place. Il regarda l’infirmière, qui était déjà retournée à son bureau.
– Vous me croyez, vous ? Hein, madame, vous me croyez ?
– Je ne suis pas là pour te croire, ou ne pas te croire, répondit-elle sans lever les yeux de ses papiers. Je suis là pour te soigner.
Puis, sentant le silence s’installer, elle leva les yeux vers lui. Elle resta le regarder quelques instants comme pour tenter de lire dans ses pensées. Puis elle lui demanda :
– Tu ne devais pas voir ton avocat ?
– Ah… Vous m’écoutez au moins quand je vous parle. Ça me fait plaisir. Oui, je devais le voir aujourd’hui, mais avec le pont du 15 août, cela est encore repoussé. Et je n’ai pas de date pour le moment.
– Je comprends. Et là, avec les vacances, pas sûr que les juridictions puissent étudier ton cas avant la rentrée de toute façon. Et comment ça se passe là-haut ? Tu ne souffres pas trop de la chaleur ?
– On suffoque madame. C’est un four sous les toits. Des fois je me demande ce qu’il m’a pris de quitter Orléans. Il y faisait plus frais. Il n’y avait pas la mer, mais on avait la Loire, dit-il en souriant.
Le maton s’approcha et l’infirmière lui fit signe que la consultation était terminée. Karim, habitué à ce rituel, se leva et présenta ses mains au gardien. Puis il regagna péniblement la cellule 315.
***
Mercredi 23 août 2000, 23h45, cellule 315, maison d’arrêt de Saint Roch, Toulon.
Karim et Tatane, le visage à la fenêtre, essayaient de se partager quelques bouffées d’air frais. La chaleur s’était accumulée tout au long de la journée dans les vieux murs de la cellule 315. Il y faisait très chaud. La promiscuité et les odeurs corporelles rendaient l’air irrespirable. Serigne était allongé torse nu à même le sol, pour essayer de se rafraîchir, malgré les cafards qui passaient tout près de lui. Un fond de Bob Marley finissait de donner à cette atmosphère une lourdeur tropicale.
– Les gars, dégagez de la fenêtre, lança-t-il à Karim et Tatane. Vous empêchez l’air d’entrer avec vos grosses gueules. Bougez de là !
Les deux codétenus ne lui prêtèrent pas attention et restèrent à leur place. Comme chaque soir, ils entendaient des cris et des hurlements provenant des autres cellules.
– Je te jure, des animaux ! dit Karim en souriant. Il lâcha la fenêtre et se retourna pour aller s’asseoir. Il voulut prendre appui sur la table, mais il perdit l’équilibre et s’écroula sur Serigne. Surpris, ce dernier tenta d’amortir la chute de Karim.
– Fais attention putain ! soupira Serigne, en essayant de se dégager. Mais Karim ne bougeait plus, et pesait de tout son poids.
– Oh, Tatane, vient m’aider, le petit vient de s’évanouir là. Magne-toi !
Les deux hommes allongèrent Karim sur le dos, et Serigne commença à essayer de le réveiller en lui tapotant le visage.
– Karim ! Oh Karim, t’es avec nous ou quoi ? Les yeux du jeune homme commencèrent à s’ouvrir. Il revenait à lui. Tatane remplit un verre d’eau, et commença à en verser sur le visage du jeune homme.
– J’ai perdu connaissance ? balbutia-t-il.
– Grave. Tu m’es tombé dessus comme une merde ! Répondit Serigne en souriant. Comment tu te sens ?
– Mal. J’ai chaud, et j’ai la tête qui tourne.
Tatane lui tendit le verre d’eau.
– Tiens bois un peu.
Karim porta le verre à sa bouche, mais avant qu’il ne puisse avaler une gorgée, il se précipita sur les toilettes pour vomir.
– Oh la vache ! dit Tatane, c’est la merde là. On fait quoi ? Serigne tapotait sur le dos de Karim.
– ça va petit ? Respire, respire…
Karim finit par se redresser. Son visage était pâle et ses yeux vitreux. Il se traîna jusqu’au petit lavabo pour se rincer la bouche et s’asperger la nuque. Puis il finit par dire :
– C’est la chaleur je pense. Je vais m’allonger un peu.
Tatane et Serigne le prirent par le bras pour le déposer sur son lit. Karim s’allongea et ferma les yeux.
***
Jeudi 24 août 2000, 02h55, cellule 315, maison d’arrêt de Saint Roch, Toulon.
Toutes les lumières étaient éteintes. Tatane dormait dans le lit au-dessus de celui de Karim. Serigne était toujours allongé sur le sol. Il regardait la télévision, mais gardait un œil sur son jeune codétenu.
Karim se réveilla. Sa gorge était sèche et irritée. Il avait très soif. La cellule était toujours aussi chaude. Il aperçut l’écran de la petite télévision qui l’éblouissait légèrement. Il se tourna sur le côté. Sa vision était trouble. Il passa ses mains sur son visage. Il tenta de s’assoir mais n’y parvint pas. Il n’avait plus de force. Serigne s’approcha de lui.
– Comment tu te sens petit ? demanda -t-il en chuchotant, pour ne pas réveiller Tatane.
Karim essaya de lui répondre, mais il eut beaucoup de mal à parler. Il finit par réussir à laisser échapper un « j’ai soif ». Aussitôt, Serigne se leva et lui apporta un verre d’eau. Karim put boire quelques gorgées et souffla un faible « merci ».
Tatane se réveilla. Il passa la tête au niveau du lit de Karim.
– Tu vas mieux ?
– ça va doucement. Aidez-moi à me lever les gars, j’ai besoin de respirer de l’air frais par la fenêtre. J’ai encore la nausée.
Tatane descendit de son lit et aida Serigne à redresser Karim en position assise. Le jeune homme resta une petite minute ainsi sans bouger. Puis, il entreprit de se lever. Mais là, il s’écroula sur le sol et se mit à convulser.
– Merde ! s’écria Tatane pris de panique. Qu’est-ce qu’on fait ?
– Appelle le gardien ! ordonna Serigne. Karim ! Karim ! Reste avec nous petit…
Tatane se mit à tambouriner sur la porte de toutes ses forces.
– Gardien ! Gardien ! On a un problème ici avec Karim ! Gardien !
L’esprit de Serigne était confus. Il écouta le cœur de Karim en collant son oreille sur sa poitrine brûlante. Le teeshirt de jeune homme était trempé de sueur. Alors il tenta de prendre son pouls. Il était très faible. Il entreprit de le réveiller en lui mettant des claques sur le visage.
– Karim ! Oh petit ! Réveille-toi. Karim !
Tatane continuait de frapper sur la porte de toutes ses forces en hurlant. Dans le couloir, les autres détenus, réveillés par le vacarme, se firent le relais des appels de Tatane. Bientôt, toutes les portes résonnèrent des coups de poing des prisonniers. Karim lui, ne se réveillait toujours pas.
Après une dizaine de minutes, le maton de garde se présenta enfin à la cellule 315. Il ouvrit le judas, et vit Karim allongé sur le sol, inanimé, Serigne au-dessus de lui, lui pratiquant un massage cardiaque.
– Que se passe-t-il ici ? demanda le Gardien d’un air autoritaire. Serigne, trop occupé à tenter de réanimer Karim, ne répondit pas.
– Sortez-le d’ici, cria Tatane, le petit a besoin d’aide !
Le gardien ne réagissait pas.
– Le petit, il est diabétique, reprit Tatane. Il a perdu connaissance, il lui faut des soins, et vite. Appelez une ambulance ou le Samu. Ou je ne sais pas moi, mais faites quelque chose !
Le maton regardait toujours la scène par le judas. Puis, il sortit un calepin de sa poche, et il y inscrivit quelques lignes.
– C’est le détenu Karim Nedjar, c’est ça ?
– Oui, oui c’est ça, répondit Tatane.
– OK, je ne peux rien faire, je ne suis pas médecin. Mais je l’ai inscrit pour une visite à l’infirmerie demain matin à la première heure. Qu’il se présente à 6h50.
Là, fou de rage, Serigne se leva brusquement et se précipita sur la porte, la frappant d’un violent coup de poing.
– Mais t’es complètement con ou quoi ? Tu ne vois pas que le gamin va crever si tu n’appelles pas une ambulance tout de suite ?
Le gardien eut un mouvement de recul devant la force du coup de Serigne.
– Tu vas te calmer Diallo si tu ne veux pas finir au trou. Je t’ai dit que je n’étais pas médecin. Puis il présenta son calepin sur le judas.
– Tu vois, regarde, je l’ai inscrit pour qu’il passe demain matin en priorité.
Sérigne, dépité, retourna auprès de Karim pour continuer les massages cardiaques, pendant que Tatane essayait de négocier.
– Gardien, attends, ne pars pas. Le petit a besoin d’aide. Apporte juste du sucre. J’ai mon cousin qui est diabétique, je l’ai déjà vu faire ça. Juste un peu de sucre…
– J’ai dit que j’étais pas toubib, faites pas chier.
Puis le maton referma le judas, et traversa le couloir sous les huées nourries des autres détenus, les abandonnant à leur sort.
***
Article Ligue de Droits de l’Homme de Toulon / Section LDH Toulon, Aout 2000.
Karim Nedjar, détenu à la prison de Toulon, a été retrouvé mort, le 24 août 2000 au matin, dans la cellule 315 de la prison de Toulon. Il était en détention provisoire depuis le 12 juillet.
Selon les informations communiquées, Karim Nedjar, âgé de 26 ans, était diabétique, insulino-dépendant ; il a été victime d’un malaise dans la soirée du 23 ; son état s’est aggravé vers 3 heures du matin, et il a été retrouvé mort à 7 heures.
Karim était placé avec deux autres détenus dans une cellule de 9 mètres carrés, située sous les combles, au troisième étage de la prison surchauffée en cette seconde quinzaine d’août.
Les deux codétenus avaient appelé au secours pendant un long moment avant qu’un surveillant se déplace et constate l’état de santé très préoccupant de Karim qui se plaignait d’une forte fièvre. Le fonctionnaire s’est contenté de l’inscrire sur le rôle des consultations médicales du lendemain matin. Les appels au secours ont été réitérés dans la nuit par les codétenus face à l’aggravation de l’état de santé de Karim, mais aucune suite n’y a été donnée.
La famille veut savoir ce qu’il s’est passé :
“Sa maladie était connue puisqu’il se rendait plusieurs fois par jour à l’infirmerie pour se faire ses piqûres. Quelques grammes de sucre et de l’eau auraient suffi à le calmer et à le sauver ! […] Savez-vous que la nuit, il n’y a ni médecin, ni infirmière pour répondre aux urgences ?”
La famille de Karim Nedjar a déposé plainte avec constitution de partie civile contre X du chef de “non-assistance à personne en danger”.
Le médecin légiste, après autopsie du corps, avait conclu que le décès était survenu après un coma hypoglycémique.
Dans son rapport récent, la commission sénatoriale d’enquête sur les prisons notait que la maison d’arrêt de Toulon comptait, au 1er avril dernier, 258 prisonniers pour 144 places ! Elle poursuivait : « la cuisine est sordide, les murs sont gorgés d’humidité et s’effritent lentement. […] Les cellules sont en piteux état ; leur rénovation est entravée par la surpopulation qui ne permet pas de les vider pour les repeindre. »
***
Deux ans et demi plus tard, on pouvait lire ceci dans la presse locale :
Extraits de Var-Matin du 20 mars 2003
Plus de deux ans et demi après cette mort suspecte, le doyen des juges d’instruction au TGI de Toulon a convoqué M. JD, le responsable des agents pénitentiaires en poste cette nuit à la maison d’arrêt. A l’issue d’un débat de deux heures, le juge devait signifier à M. JD sa qualité de témoin assisté.
De son côté, Maître Mas, avocat de JD, devait rappeler le manque de personnel dans l’administration pénitentiaire, notamment à Toulon où, la nuit, cinq surveillants seulement ont la charge de 360 détenus.
” M. JD a constaté l’état du détenu vers 3 heures, et l’a assuré qu’il était inscrit en priorité pour la visite médicale du matin. A 6 h 50, il a constaté l’aggravation du jeune Karim Nedjar. Des massages cardiaques ont été pratiqués. Un surveillant n’est pas un médecin, il ne pouvait pas faire de diagnostic. Du reste, les agents pénitentiaires réclament depuis 1995 la présence d’un personnel médical à St Roch, du moins une infirmière. A ce jour, rien n’est fait. Il faudra bien que le ministre prenne les mesures qui s’imposent.”
Les syndicats des agents pénitentiaires de Toulon soutiennent leur collègue dans cette procédure. La justice, elle, devra aller jusqu’au terme de son instruction et déterminer s’il y a ou pas une responsabilité du fonctionnaire dans le décès du jeune homme.
***
Et cinq ans plus tard, on pouvait lire ceci :
Article Ligue de Droits de l’Homme de Toulon / Section LDH Toulon, Avril 2005.
Depuis un an, Toulon possède un établissement pénitentiaire up to date à La Farlède.
Cette “prison à visage humain” a été solennellement inaugurée le 20 avril 2004 par Dominique Perben en personne.
Le 28 juin 2004, l’ancienne et vétuste Maison d’arrêt Saint-Roch était vidée de ses 350 détenus qui étaient transférés à La Farlède.
Un an plus tard, où en est-on ? Le centre pénitentiaire flambant neuf de La Farlède, prévu pour 600 détenus, est maintenant saturé avec 720 prisonniers.