C’était en septembre 2004. Je me rendais à Brest pour un congrès de recherche scientifique à l’IFREMER. Un groupe de thésards avait, disaient-ils, une explication scientifique à la colonisation des côtes bretonnes par une algue toxique de la famille des dinoflagellés, dont le nom scientifique m’a échappé. Étant devenu à mon insu une référence en micro-écologie marine après la publication de mon dernier livre, j’avais reçu une invitation pour ce colloque. Je l’acceptai. Je l’acceptais d’autant plus que j’avais besoin de vacances, et que cette virée bretonne était l’occasion rêvée de prendre l’air. La pollution de l’Ile de France ne me manquera pas là-bas, pensai-je. Aussi, je pris mes billets de train pour le vendredi 24 septembre.
Je savais que cette « cérémonie » qui réunissait tout le gratin exigeait une tenue impeccable. Je sortis donc la panoplie complète du parfait gentleman scientifique, des chaussures à la cravate, en passant par la veste, le parfum et la coiffure. C’est donc ainsi déguisé que je pris le RER puis le métro jusqu’à la gare Montparnasse, et que j’embarquai à bord du TGV. J’avais réussi à obtenir à la toute dernière minute une place couloir, me permettant ainsi d’étaler mes longues jambes trop maigres, en mordant dans l’allée centrale.
J’attendais le départ du train en me préparant psychologiquement à entendre une voix nasillarde et désagréable sortir du haut-parleur, pour énumérer une à une les nombreuses gares qui me séparaient de ma destination. Quand soudain, une voix inconnue m’interpella.
– Tiens, bonjour, comment ça va ? Ça fait longtemps !
Je levai la tête vers mon interlocuteur. C’était un jeune homme plutôt maigre lui aussi et au bouc finement taillé. Son visage m’évoqua un souvenir lointain.
– Je peux m’asseoir ici ? dit-il en indiquant du menton les places libres qui me faisaient face.
– Oui… Oui bien sûr.
Il mit alors ses sacs sur le casier au-dessus de ma tête et se glissa comme une anguille entre la tablette et le siège, avant de s’installer lourdement dans son fauteuil, m’obligeant à me redresser pour replier mes longues jambes. Puis il me regarda un peu trop fixement, tout en souriant. Je lui souris en retour, incapable de me souvenir, ni de son nom, ni de qui il était.
– J’espère que cette place n’est pas réservée…Au pire si quelqu’un la réclame, je partirai… Tu n’as pas l’air de te souvenir de moi, me dit-il, sans cesser de sourire.
– Pas vraiment c’est vrai, lui avouai-je.
– Je m’appelle Grégoire. On s’est rencontré à la crémaillère de Franck et Sylvie. Ça te revient ?
– Exact… Oui, je me souviens de toi maintenant. Tu as une sacrée mémoire. C’était quand cette crémaillère ?
– Il y a trois ans presque jour pour jour.
– Oui, c’est ça, trois ans quand même… Le temps file. Tu vas bien ?
C’est alors que la voix désagréable sortit du plafond du wagon, nous interrompant sans ménagement dans nos retrouvailles. Elle était d’autant plus pénible que la liste des gares à traverser pour arriver à Brest était longue. Une fois qu’elle eut fini, nous pûmes poursuivre notre conversation.
Grégoire avait fait carrière dans la gendarmerie. Il était passé Sergent en 2001, il se maria et s’installa en région parisienne en 2002 et eut un petit Thomas en 2003 ; tout en continuant à se consacrer à sa passion de toujours : l’ornithologie. Voilà peu ou prou ce que j’ai pu retenir de son long monologue.
– Et toi, où vas-tu comme ça ? finit-il par me demander.
– A Brest. J’ai un congrès scientifique. Et toi ? Tu vas aussi en Bretagne ?
– Non. Je vais à Laval rejoindre mon épouse et mon fils. C’est malheureusement pour les obsèques du grand père de ma femme.
– Ah… Je suis désolé, toutes mes condoléances.
– Je te remercie. Je ne le connaissais pas beaucoup. A vrai dire, je ne l’ai vu qu’une seule fois. C’était un ancien sourcier.
– Un sourcier ?
– Oui, un sourcier. Un vrai de vrai. Je sais, c’est un peu dur à comprendre au début, mais notre seule et unique rencontre m’a fait y croire. Je vais te la raconter si tu veux.
– Tu sais, moi je suis un scientifique, mais vas-y je t’écoute, on a un peu de temps de trajet, répondis-je en souriant, mais tout de même un peu embêté.
***
C’était à Noël, en 2001. Ma femme est originaire de la Mayenne. Nous étions invités par ses parents pour le réveillon, et surtout pour discuter des préparatifs de notre mariage. Nous avions passé une excellente soirée, avec un repas digne de ce nom.
Le lendemain, ma belle-mère nous a proposé d’aller rendre visite à son père.
– Tu sais, dit-elle à ma femme, ton grand père est fatigué. Je crains qu’il n’en ait plus pour très longtemps.
– Tu es d’un pessimisme maman.
– Vas le voir, et présentes-lui ton futur mari. Je suis sûre qu’il sera content de le rencontrer.
– D’accord. On y va ? me demanda-t-elle.
– Oui, si tu veux, lui répondis-je.
– Attends, tu lui as dit pour ton grand père ? demanda ma future belle-mère l’air un peu inquiète.
– Non. Pas encore.
– Dit quoi ? Demandais-je de manière un peu théâtrale, les mains sur les hanches.
– C’est un sourcier. Il fait partie de la confrérie des mages et druides du pays mayennais.
– Avec la baguette en Y, la cape et tout le reste ? demandai-je sur un ton amusé.
Les deux femmes se regardèrent. Puis ma belle-mère apparemment vexée, sortit de la pièce.
– Oups… J’ai dit une bêtise ?
– C’est son père et elle l’aime beaucoup tu sais. Tu devrais faire attention.
Nous prîmes la voiture et nous nous rendîmes chez ses grands-parents. L’air était frais et nuageux. La maison était située dans la campagne profonde, aux abords d’un bois, à environ quinze kilomètres. La route était humide, brumeuse et déserte.
– Il est réellement sourcier ? Qu’est-ce que c’est que ces salades ?
– Ça t’échapperait je pense… Me répondit elle sans me regarder.
Arrivés sur place, une petite dame âgée était déjà sur le perron, prête à nous accueillir. Elle nous salua chaleureusement avant de nous faire entrer dans une belle petite maison très ancienne. La porte d’entrée donnait directement sur la cuisine. L’intérieur était rustique, d’un autre temps. La pièce était chaude et l’ameublement simple et monotone. Une grosse table en bois massif, qui semblait avoir traversé des siècles de fidèles et loyaux services dominait la pièce, posée sur un sol en tommettes. Un poêle d’une autre époque lui faisait face. Il était recouvert de casseroles et d’une grosse marmite. Cette pièce sentait la soupe de légumes et la cuisine d’antan. Sur la gauche, une ouverture donnait sur une chambre. Il n’y avait pas de porte. Seul un épais rideau de velours bordeaux gardait avec pudeur l’entrée de la pièce. Sur la droite, une pendule trop bruyante posée sur la cheminée aux braises incandescentes, rythmait la vie du vieux couple.
– Où est pépé ? demanda ma femme.
– Tu le connais. A cette heure-ci, il est dehors, dans les bois derrière.
– Tu nous laisse entre femmes ? Va donc le rejoindre.
– Très bien, répondis-je. Je compris que j’étais de trop.
La vieille dame m’indiqua une petite porte discrète sur le mur d’en face. Je dus me baisser pour pouvoir passer. Je traversai une petite salle de bain étrangement rectiligne avant d’ouvrir une autre porte, donnant à ma grande surprise directement dans la forêt. En face de moi, un petit sentier mal défini se faufilait entre les arbres. Je m’y engageai, sans vraiment savoir où j’allais.
Je pris alors conscience que le contact avec la nature me manquait. Cela faisait longtemps que je ne l’avais sentie aussi près de moi. J’adore marcher dans la forêt, respirer ses parfums, entendre ses chants, ses murmures. Tout cela crée en moi une véritable sensation de bien-être. Le sol était humide, tapissé de feuilles mortes et de débris de bois. Un petit vent frais courrait entre les arbres, m’obligeant à remonter mon col, et mettre les mains dans mes poches.
Sans m’en rendre réellement compte, je m’enfonçais assez profondément dans les bois jusqu’à ce que j’aperçoive un peu plus loin sur la gauche une silhouette immobile. Cette dernière me vit aussi et s’approcha de moi. Il s’agissait d’un vieil homme de petite taille, à la stature massive et trapue. Il portait une casquette et arborait de larges moustaches. Deux petits yeux couleur topaze brillaient sur son visage ridé. L’homme était vêtu comme le sont les paysans dans ce coin de France. Il tenait une sorte de bâton. Il s’approcha de moi, me sourit et sans me saluer, me tendit son bout de bois.
– Bonjour monsieur, je suis…
– Je sais qui vous êtes, me coupa-t-il, toujours avec le sourire. Tenez, prenez cette baguette et marchez dans cette direction. Allez-y mon garçon, n’ayez pas peur, me dit-il en souriant.
Je pris la baguette et je commençai à marcher dans la direction qu’il m’indiquait, sans me poser de question. Après quelques mètres, je m’arrêtais et me retournais vers lui.
– Encore quelques pas, me dit-il.
Je ne savais pas du tout où il voulait en venir, mais je ne voulais pas le vexer. Je repris ma marche.
– Ce vieux bonhomme est fou, il faut le faire enfermer… pensai-je.
– Stop, arrêtez-vous. Maintenant, prenez la baguette par les poignets et pointez-la devant vous. Je regardai la baguette. Elle avait vaguement la forme d’un Y. Je la pris par l’extrémité double et j’en orientai la pointe, droit devant moi. J’avais les doigts gelés. Cette situation ne m’amusait plus.
– Et maintenant ? m’écriai-je.
J’entendis les pas du vieil homme s’approcher de moi. Puis il posa sa main sur mon bras. C’est alors que, par je ne sais quel phénomène extraordinaire, la pointe de la baguette se mit à vibrer, et s’orienta vers le ciel. Je tentai de résister par la force de mes poignets, comme pour refuser ce qui était en train de se passer. Mais la baguette était plus forte que moi.
– Mais non jeune homme, ne lui résistez pas… me chuchota-t-il.
Je décontractai mes mains. La baguette se leva alors complètement vers le ciel et se mit à vibrer encore plus vivement. A travers mes vêtements, je sentais une forte chaleur émaner de la main du vieil homme. Je ne comprenais plus rien. J’étais stupéfait.
– Je ne suis ni fou, ni à enfermer jeune homme, me dit-il calmement. Je sais qui vous êtes et je croyais vous attendre. Vous savez, vous devriez vous ouvrir un peu plus à la nature et à tout ce qu’elle renferme. Votre sensibilité pourrait vous le permettre pourtant. Vous avez ce petit plus en vous, la nature vous touche. Je le sais. Je l’ai senti. Quand je vous disais que je vous attendais, ce n’est pas tout à fait exact. En fait, c’est votre fils que j’attends, je viens de m’en apercevoir. Ma vie touche à sa fin. Vous serez aimable de garder cette baguette pour lui. Je sais que, comme moi, il aura ce savoir. Un tel talent, il serait dommage de le perdre non ? me dit-il en souriant. Ses petits yeux bleus se plissèrent.
Puis, il ôta sa main de mon bras. Aussitôt, la baguette cessa de vibrer et retomba, retrouva sa place parmi les choses, soumise à notre habituelle et rassurante gravité.
– Mais… Mais comment avez-vous fait ça ? bredouillai-je.
– Vous savez mon garçon, me dit-il en s’éloignant, le monde n’appartient pas à ceux qui posent des questions et qui cherchent absolument des réponses. Il appartient à ceux qui prennent le temps de le vivre, de le sentir et de l’apprivoiser, sans vouloir le dominer.
– Mais, attendez…
Il s’arrêta et se retourna vers moi.
– Si plus tard vous en avez les moyens, faites creuser exactement sous vos pieds, je suis sûr que vous trouverez quelque chose. Puis il repartit en souriant. La silhouette de ma femme apparut au loin. Elle venait à notre rencontre.
– Ah, vous êtes là ! Bonjour pépé. Joyeux Noël !
– Joyeux Noël ma chérie…
Puis, tandis qu’ils s’éloignaient, leurs voix se perdirent dans les bois. Quant à moi, je restai là, troublé par ce qu’il venait de m’arriver, troublé par l’aura et le pouvoir de cet homme.
***
Le train ralentit et la voix grésillante annonça la gare de Laval. Mon compagnon de voyage se leva précipitamment.
– Et depuis ? lui demandai-je.
– Et depuis j’ai eu un fils.
– Le petit Thomas…
– Exactement. J’avais gardé la baguette en quittant Laval ce jour-là. Je n’avais encore rien dit à ma femme. Mais cette fois, je suis décidé à lui en parler dès notre retour. Je l’ai conservée secrètement et précieusement en attendant que mon garçon grandisse. J’ai été tenté plusieurs fois de la lui faire toucher mais, je renonce toujours au dernier moment. Je compte faire creuser un puit à l’endroit où s’est déroulée la scène. J’ai déjà fait faire des analyses du sous-sol, et il y a bien de l’eau à cet endroit. J’espère que mon fils aura les talents de sourcier de son aïeul. Tu imagines ce que l’on peut faire avec un don pareil ? Tu vois, il y a parfois des rencontres qui bouleversent l’existence… J’ai été ravi de voyager avec toi. A bientôt j’espère.
– Merci, moi aussi. A bientôt.
Puis, il se précipita hors du wagon. Je le regardai s’éloigner par la fenêtre avec ses sacs à la main. Sa femme et son garçon l’attendaient sur le quai. Puis le train redémarra. Son histoire me laissa perplexe. Un doute subsistait dans mon esprit quant à la véracité de son récit. Et moi, le scientifique cartésien, je me surpris plusieurs fois fixant la paume de mes mains, comme pour essayer d’en découvrir les talents cachés.