
Episode précédent – Dans les livres, les films et les chansons américains, prendre la route est souvent synonyme de délivrance. Mais, au bout du chemin, la désillusion peut être au rendez-vous.
On prend parfois la route pour échapper à la misère. C’est tout le sujet du livre et du film Les Raisins de la Colère (1940). Les Joad, agriculteurs d’Oklahoma, ruinés pas les tempêtes de poussière des années 30, émigrent vers la Californie pour y chercher de meilleures conditions de vie. Ils empruntent la Route 66 et vont de surprise en déception. Après avoir abandonné une misère qu’ils connaissaient bien, ils vont faire connaissance avec un rejet social qui leur était inconnu. La route nous amène parfois à certains constats amers. Pa, le père de famille ne peut que dire qu’on « en prend plein la gueule ». Mais Ma, qui a le bon sens paysan, déclare après avoir ri : « Ca c’est sûr ! Mais ça nous endurcit. Les gens auxquels il n’arrive jamais rien n’ont pas de force. Nous, on avance comme un fleuve. Il y a des barrières par moments mais le fleuve avance quand même. On est le fleuve, le peuple qui vit. On avancera toujours. »
La chanson principale du film, Red River Valley, exprime à merveille le déchirement qu’il y a à quitter le sol où on est né et le regret de ceux qui vous voient partir.
Les oeuvres des artistes peuvent nous amener à penser que faire la route est simple, il suffit d’avoir la foi. C’est oublier un peu vite que ce qui constituerait de simples erreurs gênantes dans une ville peut devenir une catastrophe sans issue quand on est sur la route. Par exemple, ne pas être muni de suffisamment d’eau serait gênant lors d’une randonnée en forêt mais le résultat sera simplement qu’on va être assoiffé pendant quelques heures, le temps qu’on trouve un village. Quand on fait la route dans une région aride, ça peut être synonyme de mort. Tout impair sur la route prends des proportions ahurissantes.
Le héros du film Into The Wild est un idéaliste. Promis à un brillant avenir professionnel, il va tout plaquer pour faire la route. Et on peut dire que, dans un premier temps, il va s’en sortir comme un chef. Mais, bloqué par un fleuve en crue en Alaska, il doit patienter dans un bus pour que le cours d’eau soit à nouveau franchissable. Le petit grain de sable qui va bloquer la machine n’aurait pas eu d’énormes conséquences en ville, il suffisait d’aller aux urgences. Isolé comme il l’est en pleine nature, cette erreur va provoquer sa mort pour une raison idiote : il a simplement faim et confond une plante toxique avec une plante comestible qui lui ressemble beaucoup.
Avant de mourir, il comprendra que la solitude de la route, même si elle est grisante au début, n’est pas la situation idéale de l’être humain. Nous avons tous besoin des autres. Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé.
Thelma et Louise sont deux copines qui décident de prendre du bon temps en faisant la route en voiture. Elles sont toutes les deux profondément insatisfaite de leur vie et ce voyage va constituer une libération dans le sens où il va les sortir de leur confusion mentale due à leurs déceptions. Le problème est que Thelma n’est pas très rusée, beaucoup moins que sa copine. Lors d’un arrêt dans un bar, un peu éméchée, elle se laisse entrainer à l’extérieur par un homme qui lui semble sympathique… Et qui essaie de la violer. Louise fait irruption et abat le violeur. Son geste est en partie motivé par le fait qu’elle a été elle-même violée il y a longtemps et ne s’en est jamais vraiment remise.
Persuadées qu’on ne leur accordera jamais de circonstances atténuantes, les deux amies fuient vers le Mexique. Durant le voyage, placées par leur cavale dans une situation où la route leur fait clairement voir ce qu’ont été leurs vies et les erreurs qu’elles ont commises, tous les évènements vécus prennent leur signification et les choses se réalignent. La route comme une rédemption.
Encerclées au bord d’un canyon par la police, elles décident de ne plus revivre leurs vies d’avant et conduisent leur voiture jusque dans le ravin.
Comment comprendre El Che, Ernesto Guevara, sans avoir lu ou vu Carnets de Voyage. L’homme y apparait dans toute sa profondeur. Le livre et le film permettent de saisir une transmutation apparemment incompréhensible entre deux individus qui semblent si différents.
Premier individu : Ernesto Guevara, jeune homme de bonne famille de classe moyenne. Bon étudiant, presque médecin. Aucun problème existentiel. Une existence facile et détachée des problèmes de ce monde. Très sympathique le garçon, ceci dit. Aucune prétention, beaucoup d’humour. On a envie d’être son ami. Deuxième individu : El Che, le révolutionnaire. Le second de Fidel Castro à Cuba.
Au début du film Carnets de Voyage, on est clairement dans la catégorie « frasques de jeunesse. » Ernesto et son ami Alberto ont l’idée, saugrenue pour l’époque, de traverser l’Amérique du Sud sur une moto Norton 500 cm3. Bien qu’appartenant aux milieux favorisés de Buenos Aires (Alberto est biochimiste et Ernesto bientôt diplômé de médecine), ils ont un esprit d’aventure et d’humour qui ne fait normalement pas partie des prérogatives et encore moins des goûts de leur classe sociale.
On peut dire que les deux amis vivent pas mal d’aventures, bravent les éléments et les contrariétés, dont leur moto qui rend l’âme n’est pas la moindre. Mais tout ça reste bon enfant : ils s’attendaient à ce qu’il se passe plein de choses imprévues.
Ce qui n’était pas prévu, par contre, c’était d’entrer en contact avec la misère et l’exploitation sans pitié des indiens quechuas par les industriels du coin, majoritairement américains. La situation décrite est écoeurante à l’extrême et constitue un rude coup pour Ernesto dont la classe sociale auquel il appartient ne l’a pas préparé à cette prise de conscience. Ils n’étaient pas « censés » voir ça et le fait que ce genre de choses se répète d’un endroit à un autre, leur fait bien comprendre que c’est une situation généralisée dans les campagnes du Chili et du Pérou. Ernesto ne sera plus jamais le même.
Qu’on approuve ou pas les « solutions » qu’il proposait aux injustices sud-américaines, l’intégrité du bonhomme ne peut être mise en doute. Cette même intégrité qui le conduira, après la révolution cubaine, à quitter le poste tranquille et prestigieux de trésorier de la révolution pour aller continuer la guérilla en Bolivie où il trouvera la mort.
La prochaine fois : ce qu’une personne recherche en faisant la route



