
Dans les nouvelles de Raymond Carver, le bruit des verres et des bouteilles de whisky ponctue le temps comme le samovar ou les accords de guitare dans les pièces de Tchekhov, marque les moments de tension de façon aussi rituelle que dans les films noirs, en duo avec la cigarette, autre dérivatif à l’anxiété.
Chez Carver, dont le père était alcoolique et qui souffrit lui-même sévèrement de cette addiction, on boit dans des cuisines tristes, dans des salons vides, dans des jardins désertés, on boit dans l’absence de l’autre, dans une solitude dont le lecteur pas plus que les personnages ne connaissent la fin ni le commencement. Ici pas d’apologue donnant à lire une leçon morale, pas d’humour complice venant racheter la noirceur du réel, pas de mise à distance du récit, nous sommes loin de Maupassant et de Flaubert. Pas de regard amusé sur les hommes comme chez Tchekhov. Ce sont des nouvelles sans l’artifice d’une chute heureuse, ou drôle, ou tragique : les événements, les sentiments, le drame restent en suspens comme ces accords de blues sans résolution. De simples tranches de vie rapportées avec le réalisme le plus sec, le plus nu, proscrivant toute intrusion de l’auteur, disant les gestes quotidiens, le café, les tartines, les enfants, les soucis d’argent, et puis cet événement qui survient, après quoi ce ne sera plus jamais comme avant.
Ce photographe ambulant sans mains l’a dit sans rien savoir de vous : elle ne reviendra pas.
Une femme la nuit parcourt de ses doigts le visage de son mari qui dort, comme une aveugle qui tenterait de le reconnaître, et elle lui dit qu’elle l’aime, qu’elle l’a toujours aimé, qu’elle l’aimera toujours. Elle le dit vite, avant ce qui va suivre, un avenir qu’elle ignore elle-même et que l’on ne lira pas, mais elle sait désormais qu’ils ne vont nulle part et que le bonheur est derrière eux. Ainsi s’achève l’un de ces récits, qui n’a d’autre chute que le pressentiment de l’abîme.
Quand la narration est menée par un personnage féminin, c’est alors qu’éclatent au grand jour, dans la conscience de l’héroïne, le malentendu sur lequel repose son mariage (selon le paradoxe cynique d’Oscar Wilde), l’incompatibilité des caractères, des sensibilités, des regards sur la vie. Une femme comprend soudain qu’elle a épousé un enfant égoïste indifférent au malheur d’autrui, attaché à ses petits plaisirs rituels entre hommes, dénué de toute notion morale. Les maris de Carver se réfugient dans l’alcool quand leur compagne en pleine détresse leur propose de parler de leur vie de couple, de leur avenir. Ils boivent pour ne pas parler. Ou bien pour conjurer l’image de la mort qui soudain les frôle. Pour continuer à jouer.
On peut néanmoins déceler une forme de tendresse chez l’auteur à l’égard de cette humanité certes souvent mesquine et grotesque, mais si fragile parmi les menaces qui la hantent. Ainsi pour chasser l’idée du malheur, quand l’alcool ne vient pas absorber l’angoisse, on se trouve des hobbies dérisoires auxquels on s’attache avec un soin obsessionnel. Tel mari insomniaque tourmenté par la maladie de sa femme trouve une échappatoire dans l’élimination méticuleuse, en pleine nuit, des limaces qui ruinent ses rosiers. Un autre, sur une suggestion venue des Alcooliques Anonymes, a remplacé la boisson par les travaux d’aiguille. En plus du tricot, il se prend d’une passion morbide pour des soirées collectives de loto, y projette tous ses rêves de fortune, ses sentiments d’échec et de nullité, d’éternel perdant, jaloux haineusement de ce couple de hippies décontracté, beau, jeune, souriant, amoureux, qui vient de gagner avec insolence.
Le plaisir de lire ces nouvelles vient aussi de leur variété. Parfois un récit détonne, qui laisse penser que l’imperméabilité à autrui n’est pas une loi de la nature : dans Une petite douceur, petit chef-d’œuvre de narration et de psychologie, le boulanger renfrogné et méchant est saisi soudain d’un élan de compassion, dans une sorte de rédemption qui donne cette fois au récit l’allure d’un conte moral où l’humanité l’emporte, où la douleur rapproche les êtres.
Et puis il reste, par-delà le bruit des bouteilles, par-delà la folie des hommes, les faiblesses parfois monstrueuses et meurtrières de ces braves pères de famille, le son du vent, de la rivière, un rouge-gorge qui lisse ses plumes, l’ondulation d’un champ de luzerne, les trilles joyeux des merles s’échappant soudain d’un massif de hauts joncs, des nuages blancs dans le ciel bleu, la chaleur tiède du soleil sur la nuque…
Ainsi, ces histoires sombres laissent entendre une ode à cette région rurale et fertile de l’État de Washington, où coulent la Naches et la Yakima, et où Carver passa son enfance, chassant et pêchant avec son père. Ce dernier travaillait dans une scierie, cette même Cascade Lumber Company de Yakima où est employé le père de l’adolescent dans Neuneu, récit poignant qui met en scène, à côté de la folie, de la solitude et de la mort, les joies de la pêche partagées avec enthousiasme par père et fils.
L’univers de Carver demeure cependant d’un réalisme cru, glaçant, avec ses personnages désabusés, rongés de doutes ou de remords, peinant à s’accepter eux-mêmes, impuissants face au mauvais sort, à l’accident qui s’abat soudain sur leur vie, lâches quand on leur demande des mots, incapables d’exprimer quoi que ce soit (version radicale et symbolique de cette parole impossible : Neuneu est sourd-muet). Carver est un moderne, comme tous les peintres du mal-être, comme Baudelaire est définitivement moderne. Il a su mettre en lumière, à travers les attributs dits virils de l’alcool, de la voiture, de la bande d’amis joyeux, la misère morale qui peut rôder dans les campagnes de l’Amérique profonde, où la civilisation se résume parfois à la distillation de céréales maltées. And one more for the road.
Daniel Aquili
Raymond Carver, Œuvres Complètes, 9 tomes, Edition de l’Olivier. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses.



