
Où commencer?
Ce film d’Alexei Guerman est si unique qu’en parler en des termes simples avec des références classiques est impossible.
L’histoire: sur une planète étrangère, les gens vivent encore au Moyen âge et les dirigeants ont réussi à empêcher toute émergence d’une Renaissance. Des explorateurs terriens sont envoyés pour observer et enquêter sur ce monde.
Bien sûr, Alexei Guerman nous parle de notre monde, mais surtout du sien : une URSS déliquescente et une Russie dirigée par une maffia obscurantiste. Le constat est terrifiant et impitoyable, et prend une dimension encore plus pertinente en ces temps de guerre en Ukraine.
Une (science/politique) fiction pour dénoncer la réalité présente, c’est malgré tout très classique, du « Meilleur des Mondes » à « 1984 » en passant par « Fahrenheit 451 ». Mais ici, rien de tel, rien de connu, rien de prévisible.
Un noir et blanc cinémascope somptueux et puis… le film commence.
Avez-vous déjà ressenti un film physiquement ? Pas regardé, ressenti, avec le corps, littéralement. Comme si vous vouliez secouer vos cheveux après qu’ils aient pris la pluie. Un film comme une forêt dense, un marécage à travers lequel il vous faut arracher chaque pas pour vous frayer un chemin. Un film qui vous regarde autant que vous le regardez, où les acteurs s’adressent régulièrement à la caméra dans un maelström de confusion.
C’est un monde en noir et blanc, un monde de neige et de froid. Les images sont, au sens propre, fantastiques et nous déambulons, trébuchons, dans des peintures du Moyen âge qui évoquent Brueghel ou Bosch.
L’histoire est difficile à saisir, tout est effort. Mais ce qui importe vraiment ce sont les sensations. La totale étrangeté que le film véhicule et transmet est une expérience sans pareille. Guerman nous désarçonne, nous décontenance, nous met mal à l’aise. C’est en effet un film hautement liquide. Nous errons, sans fin semble-t-il dans une atmosphère de sang, de sueur, de bave, de morve, de sperme, de boue. Le premier plan est souvent « barré » par une série d’obstacles pendants : étranges ustensiles et outils, fumée, bout de vêtements, corps. Le froid, le brouillard et la neige recouvrent ce monde de misère et de souffrance et de corruption où les gens sont les marionnettes d’un monde cruel, d’une parade grotesque et impitoyable. Quand, dans Hamlet, Shakespeare dit : « Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark ! », Guerman montre cette pourriture, au point que l’odeur nous en vient presque.
Un grand moment de cinéma !
Vous n’avez jamais rien vu de tel, n’avez jamais « traversé » un film comme on s’extirpe des sables mouvants. Je sais que cette chronique peut vous rebuter et rendre le film indésirable. Mais si vous résistez, si vous regardez, si vous éprouvez, si vous suivez le guide Guerman dans son tour de manège russo-médiéval (et pourtant si actuel !) vous verrez se déplier un film unique, hypnotique et vénéneux. Oubliez les lunettes 3D et leurs promesses de sensations fortes. Avec un splendide noir et blanc et un directeur de la photographie hors-pair, Guerman balaie tout cette foutaise pseudo-moderne !
Vous vivrez une expérience que vous n’oublierez jamais et qui montre l’étendue du pouvoir du cinéma.
Et vous ne regarderez sans doute plus jamais le monde russe de la même manière.
Lionel Gerin



