
Vigiles des villages, Bernard FOURNIER, Éd. Encres Vives n°558 – Décembre 2025
Réédité aux Éditions Encres Vives après une première publication dans les Cahiers de Poésie Verte dans sa collection Trobar,-le recueil du poète Bernard Fournier, intitulé Vigiles des villages, mérite que l’on y revienne.
Nous rappelons que le Prix Troubadours / Trobadors lui a été décerné en 2020.
Une première recension par la même rédactrice était parue sur le site de La Cause Littéraire, le 16.12.2020 (https://www.lacauselitteraire.fr/vigiles-des-villages-bernard-fournier-par-murielle-compere-demarcy).
Le temps offrant le bénéfice de la décantation du texte, une deuxième recension est ici proposée, l’inachèvement du texte poétique œuvrant avec la mise en perspective toujours en cours de sa lecture.
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D’emblée les statues-menhirs qui investissent ce recueil, prennent vie, irriguent le sang de la terre, et revivent (« les pierres ont revécu ») par les mots du poète qui en observe et en acte la présence. D’emblée ces « pierres levées » s’affirment gardiennes d’une humanité dont elles constituent des traces mémorielles qui « veillent » par-delà le temps :
(…)
elles veillent,
les yeux mi-clos sur leurs traits lapidaires
à l’écoute du bruissement des soies, des griffures d’insectes,
froissements ou feulements de fauves
de nos mémoires ;
Vigiles des villages est un poème inspiré par les statues-menhirs du musée Fenaille de Rodez, en Aveyron, constituant la collection la plus importante en Europe. Ces figures anthropomorphes, érigées autour du IIIe millénaire avant notre ère, sont les plus anciennes représentations de l’homme en grand format connues en Europe occidentale. La première de couverture propose un dessin interprétatif réalisé par l’auteur-poète lui-même de “La Dame de Saint-Sernin”, icône de la Préhistoire et véritable modèle de statue-menhir féminine. L’intérêt anthropologique de ces vestiges est incontestable, puisqu’en effet ces statues-menhirs nous renseignent sur les signes corporels, le costume et les accessoires valorisés dans les sociétés de la fin de la Préhistoire (fin du Néolithique, 3500-2500 Av. J.C.).
Le poète interroge le mystère de ces pierres « pointées », pierres sacrées reliées peut-être à ses aïeules. Pierres légataires en leur robe de pierre d’une mémoire personnelle et séculaire, sur lesquelles
l’homme (…) trace des lignes
où tu reconnais un signe
d’appartenance ;
Pierres si vivantes que les personnifier en les écrivant va de soi, et que nous introduire au sein de leur dimension s’active avec évidence par l’emploi de verbes au présent de l’indicatif qui en éternise l’influence sur l’univers de nos existences : « elles se souviennent des mains sur leur grain », « soutiennent le matin », « rentrent dans les chœurs », « charpentent les maisons », « veillent sur les ciels défaillants des nuits d’octobre », … La paronomase figure l’énergie perpétuelle d’un réseau de vie jaillissant des traits lapidaires de ces pierres éloquentes symboliques. Quoique statues en leur menhirs, elles « sourient » même, et sont aptes, pour nous faire signe, à « détendre (…) le rythme de leur peau »… Leur rayonnement s’effuse au-delà de notre temporalité, au-delà de notre passage sur terre : tout en « souscri(vant) aux très riches heures des hommes », en effet, elles revivent revêtant « de leur robe occitane » la chair du monde et de l’univers.
Se penchant sur ces vestiges insolites et pointant/investissant leur nature paradoxale de pierres vivantes, le poète Bernard Fournier en écrit simultanément le pouvoir poétique. Car c’est bien dans l’écart que se place le poète. De même que son Langage s’active dans l’écart entre le cours du fleuve existentiel et ce qu’en dépose à contre-temps comme alluvions le trivial quotidien balisé, sédimenté et régi par une logique des choses rationnelle, les statues-menhirs vivent et revivent (de) leur légende dans le flux temporel d’un présent qui s’éternise. Une création s’acte et s’actualise, au sens où le même subsiste et renaît en une autre forme, inédite, ici par le prisme du langage poétique ; au sens où, au-delà de l’apparence majestueuse de pierres aux formes anthropomorphiques statiques que le temps pourrait effacer de notre attention, la créativité maintient debout leur présence et l’anime sur la scène de notre vécu.
S’en échappant par une sente singulière le poète quitte la route grégaire et s’en va se revêtir lui-même d’une stature de menhir, dialoguant avec cette entité complice personnifiée qui, comme lui, défie la norme, les éléments environnants, la course fugace et fugitive du temps.
voyez-les sourire aux aubes claires et chaudes,
vous faire signe que le monde en sera changé,
voyez-les se regrouper dans les nuits pour dire que le jour
reviendra
Dépositaires d’une mémoire -celle d’une humanité remontant à la Préhistoire-, ces statues-menhirs sont les arbres pétrifiés, sorte de livres de pierre sacrés, gardiens d’un temple construit à la fin du Néolithique et jalonnant notre propre Histoire. Se dressant sur un paysage sauvage aux prises avec les forces élémentaires, ces pierres levées « veillent » les hommes depuis que ceux-ci
ont marché
au bout du chemin
vers la pierre
Leur mystère, comme l’étrangeté curieuse de la poésie, outre-passe les limites de leur territoire, étirant d’arches en alliance des ponts au-dessus du temps, au-dessus des cadastres ; figurant dans leur massive matière de schiste, de grès (pour les statues-menhirs rouergates) ou de diorite ce qu’il y a a contrario de plus subtil : l’âme d’une humanité au retour cyclique de ses voyages à travers les âges.
Les ciels se recueillent au bout de leur lumière devant les
statues-menhirs ;
(…)
tu reconnais dans ce champ ordonné de pierres un lieu où
les âmes reviennent
Même si ces témoins debout de l’Histoire actent souvent de leur présence un champ dévasté, comme si le temps dont elles nous parlaient étaient celui des ruines, de désastres telluriques… :
votre mémoire poudroie dans l’air, lavée par les pluies,
mordus par les vents,
délitée ;
… la métaphore figure une allégorie de la transmigration des âmes défiant le charroi destructif et le cours corrosif du temps par la médiation symbolique de ces pierres : « les oiseaux de vos âmes piaillent / dans les bois dévastés ».
En outre, soulignant le fait qu’elles portent le sceau de la féminité en renvoyant à ses aïeules, le poète, par télescopage temporel et glissement paronomastique (enfuis/enfouis), en atteste l’éternité :
Pierres nues
vieilles archives, aïeules aux hanches larges
aux baisers enfuis,
enfouis dans l’ardoise des toits
mères à la poitrine lasse, mère aux hanches fécondes
mères muettes
bavardes ;
Le mouvement de l’écriture poétique ainsi que son vivier rejoint ici entièrement celui de la mémoire et des « riches heures des hommes ». Défiant davantage le délitement du temps, le poète se dresse afin de « maintenir (…) ces formes de calcaire à l’orée des forêts » , allant jusqu’à insuffler audacieusement une vie frissonnante à ce peuple de pierres doté du pouvoir de régénération et de soulèvement lyrique voire chamanique des âmes :
Tout un peuple de pierres,
out mon peuple
se resserre, se regroupe,
se retrouve après de si longues nuits,
et se font signes
tout un peuple de pierres marquées d’hiéroglyphes
martèle le sol
Le temps, la mort sont vaincus par la danse poétique et la ferveur du verbe, agitant les pierres en leurs jambes comme le poème remue nos nuits, l’inertie de nos présences au monde. Tout revit dans ce recueil dédié aux Vigiles des villages, telles ces statues-menhirs dont les traits « sur leurs faces illuminent / les âmes qu’elles éveillent ». Pierres orantes, pierres oratrices, pierres sacrées des temps légendaires, pierres invoquées « à Stonehenge, à Newgrange, / dans toutes les Irlandes / dans toutes les Bretagnes / dans tous les Rouergues / à Carnac comme à Conques » – menhirs, dolmens, obélisques, … ressuscitent un peuple, un village, vigiles de nos âmes comme le poème agite nos lignes de chair, comme il entre dans la maison du Langage pour en réactiver la flamme depuis l’étincelle jusqu’au feu de joie frémissant jusqu’au plus profond de nos silences de pierre, jusqu’à ce qu’en nous ‘la pierre parle’…
© Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)
Poète et critique littéraire, Bernard Fournier est Président de l’association des Amis de Jacques Audiberti et du Cercle Aliénor, Secrétaire Général de l’Académie Mallarmé



