
Comme un désespéré qui espère
(court manifeste pour une poétique de l’inespéré)
« Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras jamais l’inespéré. »
Héraclite d’Éphèse
Un de mes poèmes de Murmures (Le Nouvel Athanor, 2024) me hante très souvent. Comme un refrain qui tourne en boucle dans mon esprit. Je sens que je m’allonge. Je m’allonge tout comme un élastique, un linge que l’on tord, un métal étiré jusqu’à la rupture. Je m’allonge à mesure que les nouvelles du jour s’assombrissent, que le monde se tend, que les gens que j’aime disparaissent, que chaque difficulté de la vie se fait plus violente et plus douloureuse.
Rumeur
Je ne sais pas pour vous, mais moi, je sens que je m’allonge.
Très souvent, je m’allonge comme un linge qu’on étire jusqu’à la déchirure.
Je voudrais être moi, rien d’autre que moi-même.
Un passant qui passe,
un simple pénitent,
un promeneur sans but,
un paisible endormi sur une chaise au soleil.
Et voilà que je sens comme une rumeur en moi.
Un murmure insistant qui prolonge son râle si bien que je m’allonge.
Je pense à tous les miens, aux humains qui m’entourent.
Je pense à cette terre qui est notre maison.
Je pense à tous les êtres qui peinent sous le soleil
et mon cœur déborde d’une boue nauséeuse.
Mon cœur devient si grand et si rempli
comme une outre gonflée prête à éclater
que la douleur m’emporte, que, sans raison, je pleure
sans finir de pleurer.
Mais quelle autre raison faudrait-il pour pleurer ?
Je ne sais pas pour vous, mais moi, je sens que je m’allonge.
Une rumeur prolongée ne quitte plus mon cœur.
Mon corps déchiré me laisse en lambeaux,
et je ne parviens plus à vivre dans ce monde.
Alors tout en lambeaux, j’avance d’heure en heure toujours à contre-ciel. J’avance comme on peut croire, en pèlerin de la vie. J’avance comme un désespéré qui espère encore.
La poésie est mon horizon.
L’inespéré en est la ligne.
Je glisse sur ce rail où mon âme cherche son salut, le cœur ouvert. Un visage lumineux certainement m’attend au détour d’une rue, dans une clairière une pluie de soleil qui fait briller le jour en traversant les arbres, sur une plage un instant magique suspendu entre deux rouleaux d’écume. Sur cette terre, ce qui est humain semble s’éloigner de nous. Il nous faut la patience et la douceur qui rendent la douleur de vivre moins cruelle. Il nous faut l’attention aux choses les plus fragiles, aux êtres les plus humbles pour comprendre que la peine a aussi son envers.
La poésie ne refuse rien de ce qui fait le malheur du monde. Elle accepte la passion, développe tous les mystères, se rit des ridicules des hommes. La joie, la vraie joie, se fraye un chemin dans ses vers comme l’eau des ruisseaux dans les champs. Son destin est d’être légère, volatile comme le pollen qui s’envole et semble disparaître dans l’air mais se retrouve partout. Elle a le goût du sang, des larmes, des baisers qui font les jours et les nuits des vivants, et elle pousse là où le vent la fait germer dans la folie des guerres, dans la solitude des cœurs, dans le désir de vivre malgré tant de désolations.
Poète, je me tiens debout sur cette terre et j’avance comme un désespéré qui espère toujours. Je me tiens debout et je marche comme le piéton des Illuminations d’Arthur Rimbaud, le cœur ouvert à l’inespéré.



