
Je ne supporte pas l’emploi de plus en plus systématique de l’anglais. Je le parle couramment, aussi quand je parle français, je parle français. D’ailleurs la plupart de ceux qui truffent leur discours d’anglicismes ne le parle pas ou très mal.
Home staging, playlist, fake news, web designer, fact checking, spoiler (alors que les québécois ont inventé le génial « divulgâcher »), open space, upgrade, money time, speed dating, to do list, sans parler du croptop très girly de la girl next door. Je m’arrête là ou vous voulez que je continue ?
Nous n’avons plus d’entraîneur mais des coachs, plus d’équipe mais des teams, plus de cartes mais des maps, plus de niveaux mais des levels (vraiment très bas!), plus d’aimants mais des magnets, plus de défis mais des challenges, mot français qu’il faut veiller à bien prononcer à l’anglaise, tout comme « dates » qui remplace rancards. En effet la dernière connerie consiste à prononcer des mots français à l’anglaise pour faire « style » (prononcer staïle »). Mais, bien sûr, au lieu de faire staïle font surtout très nul. Exemple : low cost que beaucoup, journalistes compris, prononcent comme holocauste, au lieu de prononcer comme costard. Et c’est toujours un vrai bonheur linguistique que d’entendre, à la caisse d’un cinéma, quelqu’un demander 2 places pour Alien. Et j’ai crié, crié Alien, pour qu’elle revienne ! (Humour accessible au plus de 60 ans). Je vous épargne la prononciation de Desperate Housewives, pour ne pas mourir de rire et de consternation.
Je supporte d’autant moins cette mode, qu’en parallèle nous faisons preuve d’un sentiment anti-anglais et d’un antiaméricanisme souvent primaire. J’entends souvent que les américains sont un peuple débile, dégénéré. Moyennant quoi nous regardons leurs films et leurs séries, nous écoutons leur musique, suivons leur mode et nous mangeons leur nourriture. Bonjour la schizophrénie !
Il faut absolument aller voir et entendre Michèle Lalonde, formidable poétesse québecoise, réciter « Speak White », pour comprendre que la langue est identité et résistance. Je vous joins le lien*2, et je vous garantis un grand moment d’émotion. Néanmoins, lisez d’abord, pour mieux le comprendre, la définition que je vous cite ci-dessous en référence*1.
Tout à fait immodestement, je me permets de citer un poème, se référant à Michèle Lalonde, que j’ai écrit suite justement à l’énervement sus-cité. Il est paru dans le Cahiers du sens.*3
Il est conseillé de ne le lire qu’après l’écoute de l’original.
*1 L’expression anglaise speak white (qui se traduit littéralement en français : « Parlez blanc ») est un impératif utilisé pour sommer une personne à parler anglais. Cette expression aux connotations raciales a principalement été utilisée durant le XXe siècle par des anglophones contre des francophones du Canada. L’expression a notamment servi de titre à un célèbre poème écrit par Michèle Lalonde en 1968.
*2 https://www.youtube.com/watch?v=Yx1-N6AFucw
*3
Speak White!
Il est si triste et affligeant de vous entendre
Parler de fake news et de fact checking
De prime time et de coaching
En oubliant la langue qui vous accoucha
Ce pot-au-feu de latin vulgaire de germanique et de gaulois
Qui nous donna Rimbaud
Et vous tint debout face au monde
Et il n’est pas question ici de pureté
Ni de la question rance de l’entre-soi
Car notre langue est belle d’avoir traîné dans les recoins du globe
Et ramené dans ses filets métis
Un patchwork bien gras de sofas et de bistrots
De mots des rues sales en guenilles et vivantes et d’arrière-cours noires de fumée
Non il est question de votre capitulation satisfaite et veule
Devant la pseudo langue de la branchitude
Et du fric généralisé
Il est question de joint-venture et de play-list
De low-cost et de homestaging
Il est question de la grande uniformisation qui n’est que le nom moderne et déguisé de votre lâcheté
Si vous voulez parler anglais
Allez donc faire un tour
Du côté de ceux qui chantent le corps électrique et la vanité de la terre et des hommes qui l’habitent
Du côté de chez Keats et de T.S. Eliot
D’Emily Dickinson et de Walt Whitman
Lisez Allen Ginsberg et Sylvia Plath
Speak white
Mais comment dire alors qui vous êtes
Et le génie des mots légués
Comment dire ce qui façonna votre lèvre et sur lui un baiser
Le beau parler d’amour
Speak white
Mais en quelle langue allez-vous rêver
Speak White
Epousez l’idiome de l’hégémonie
Courbez vos langues un peu plus bas
Et si dans votre servitude
Vous trouvez mon bouchon poussé un peu trop loin
Écoutez Michel Lalonde
Et la splendeur de sa langue concierge
Saoulez-vous alors du vin de cette langue
Insultez un peu les étoiles
Riez à tour de bras
Demandez-vous un peu pourquoi le Québecois
Toujours se souvient
À quoi sert cette langue là
Ou alors vraiment speak white
Faites-en votre daily bread
Your morning delight
Et puis think white puisque la langue est la flèche de l’esprit
Et voyez le monde en white
Voyez le monde en blanche Amérique
Laissez-moi la couleur
Qui créolisa les Antilles et ses mots langueurs
Ses mots suaves enlacés jetés aux poissons lianes
Ses mots emboucanés de la torpeur des magnolias
Et toute la splendide négritude
Qui vit le jour par Césairienne
Laissez-moi présentement la couleur et la musique de l’Afrique
Qui font chanter ma langue
Et fécondent le verbe
Aux sons des sagaies des boubous
Et des sourires étincelants
Speak de plus en plus white
Mais n’oubliez pas d’enterrer
Votre maison
Et avec elle ce qui ne se dit que chez nous
De la cave au grenier
Gourmandise et métissage
Enterrez aussi s’il vous plait
Les branches de l’arbre que vous aurez coupé
L’arbre qui vous a porté
Enterrez enfin s’il vous plait
Oui très profond s’il vous plait
Oui tout au fond s’il vous plait
Le bel ami le bel espoir qu’est exister
Le bel espoir qu’est résister



