
Précédemment, nous citions de grandes figures féminines du passé. Elles ont apporté de nouvelles techniques à la vinification et des innovations de marché considérables. Présentons cette semaine quelques unes des personnalités exceptionnelles qui contribuent à la création sans cesse renouvelée du monde du vin.
Commençons par l’histoire de Dominique Hauvette : fille de restaurateurs isérois, passionnée de ski et d’équitation, tour à tour monitrice de ski, juriste ou peintre en bâtiment, c’est un peu par hasard qu’elle pose ses valises en 1980 vers Saint-Rémy de Provence. Elle finit par acheter juste en face du vieux mas, dans lequel elle est installée au milieu de ses chevaux, les deux petits hectares de vignes de son voisin parti à la retraite. Animée d’une vraie passion pour ce paysage calcaire et caillouteux, adossé au versant Nord des Alpilles, elle va peu à peu faire ses gammes, apprendre de manière empirique et en se laissant guider par ses intuitions. Souhaitant que la vigne et le terroir s’expriment dans leur quintessence, elle adopte d’emblée les méthodes culturales biologiques et une philosophie résolument bio-dynamiste : rien ne doit troubler l’osmose entre la vigne et son environnement, avec des interventions humaines limitées au minimum. Elle échangera également avec quelques vignerons devenus iconiques tels que Eloi Dürrbach (Domaine de Trévallon) et Laurent Vaillé (Domaine de La Grange des Pères). Elle réalise aujourd’hui à travers ses cuvées aux noms de minéraux (Améthyste, Cornaline, Roucas en rouge, Dolia et Jaspe en blanc, Pétra en rosé), parmi les vins les plus poétiques et subtils de Provence.
Continuons avec l’histoire de Carole Salen du Domaine les Bastides, qui reprit en 2015 le domaine de son grand-père (26 hectares au total) : celui-ci avait déjà basculé en Biodynamie il y a 40 ans. Les élevages de 24 mois se font toujours dans des grands foudres et les vins sont issus majoritairement du Cabernet Sauvignon et du Grenache Noir. Elle a parfaitement compris, contrairement à la tendance majoritaire en Provence, ou l’on produit plus de 80% de rosés, que le grenache est un cépage magique qui donne parmi les meilleurs vins possibles dans cette région si on sait le vinifier correctement. Sa cuvée Valéria, créée au début des années 90 par son grand-père, et qui est composée à moitié de grenache, peut en témoigner, avec ses arômes subtils de fraises, d’encens, de jasmin fané. Ce vin est encore plus équilibré et s’exprime à merveille après au moins une quinzaine d’année d’élevage. Carole produit également un vin blanc et un rosé de saignée que l’on doit absolument garder un peu en cave, mais aussi un vin cuit de dessert qui est délicieux. Ses vins sont à la fois puissants et fins, et je suis admiratif de son parti-pris de produire majoritairement des vins rouges, qui provoque régulièrement les foudres des technocrates qui règlementent l’appellation.
Ancienne propriété de l’ordre des moines Capucins depuis 1612, le domaine Weinbach (“ruisseau du vin” en allemand – d’après le nom de la petite rivière qui le traverse), appartient à la famille Faller depuis 1898 et était dirigé depuis 1979 par Colette Faller et ses deux filles, Catherine et Laurence, suite au décès soudain de son mari Théo. Laurence Faller devient maître de chai du domaine au début des années 2000, et décède en 2014 d’une crise cardiaque, à 49 ans. Laurence n’était pas convaincue par l’influence du genre sur le style des vins, et en particulier par rapport au cépage roi de l’Alsace, le riesling – je cite : “Quand je vinifie, je tiens beaucoup plus à la personnalité qu’au genre. (…) Si l’on tient absolument à classer les vins entre féminin et masculin on aura un problème avec le riesling, qui ne rentre pas dans ce schéma binaire.(…) C’est une personnalité avant d’être un genre et c’est pour cela que je l’aime”. Suite au décès de sa mère Colette en 2015, Catherine et son fils Théo sont à la tête de l’exploitation familiale depuis cette date. Il est à noter que depuis 2005, l’ensemble des 28 hectares du domaine est également conduit en biodynamie.
Mais le vin a-t-il un sexe ? On a souvent défini un vin masculin comme puissant, charpenté, corsé, un vin qui a plus de corps. En opposition, un vin féminin est plutôt rond, souple, plus subtil, plus élégant, plus facile à boire. Mais cette classification n’est pas vraiment judicieuse, elle est un peu stéréotypée, même si on peut en comprendre les raisons historiques. Parmi les médocs (Rive Gauche), on dira que Saint Estèphe est plutôt masculin, alors que Margaux est plutôt féminin. Même chose en Bourgogne, le Chambolle Musigny est perçu comme féminin alors que le Nuits Saint Georges comme masculin.
Nous terminerons avec Mélanie Pfister qui, à l’issue de ses études d’ingénieure agronome et d’œnologue, a repris en 2008 le domaine qui est dans sa famille depuis 1780 : les vignes essentiellement plantées en coteaux s’intègrent dans un paysage de douces collines détachées du massif vosgien, avec des terrains à dominante calcaire. Passée en quelques années des méthodes biologiques à la biodynamie, Mélanie Pfister communique à ses vins une énergie et une finesse enthousiasmantes. Grâce au travail dans les vignes, les vins reflètent merveilleusement leurs terroirs. Le SO₂ (anhydride sulfureux) est utilisé avec parcimonie. Les vins fermentent et sont élevés intégralement en cuves inox, qui est un contenant plus réducteur que le chêne, et les élevages se prolongent jusqu’à deux ans pour certaines cuvées. Les vins ne sont pas collés mais filtrés sur plaques de cellulose. Chaque nom de cuvée est la simplification d’un nom de parcelle alsacien (« Berg » pour « Auf dem Berg »). Une des cuvées les plus emblématiques du domaine est le riesling grand cru Engelberg -« la Montagne des anges »- aux saveurs délicatement florales et fumées. Mélanie sait donc faire parler directement la vigne et ses raisins en minimisant l’intervention de la main de l’homme.
A travers ces quelques exemples, le but de mon propos était, comme vous l’avez compris, d’illustrer la magie apportée par les femmes à la réalisation des vins, au-delà des éléments purement techniques, grâce à leur instinct et leur sensibilité, ce qui leur permet de tirer le meilleur parti des vignobles qu’elles exploitent, des raisins qu’elles récoltent, et des cuvées qu’elles mettent au monde.
Je souhaitais conclure cette article avec une grande personnalité du vin, secrète et admirée. Issue d’une famille de vignerons, Lalou Bize-Leroy intègre en 1955 l’entreprise familiale de négoce de vin aux côtés de son père (elle en prendra la direction dès 1971) et fait ses premiers vins à 23 ans à peine. Pionnière en matière de biodynamie, elle a inspiré nombre de ses pairs, en France comme à l’étranger. Elle est tout à la fois une vigneronne, une œnologue et une dégustatrice hors pair, cultivant une approche basée davantage sur l’instinct que sur des fondements scientifiques, car elle considère ses vignes comme des individualités, et aime à penser que chaque vin se voit doté de sa propre personnalité.
Et je lui laisserai donc le mot de la fin : « La vigne, c’est vraiment notre reflet, c’est bien davantage qu’une plante. Elle ressemble à une personne, c’est un être vivant ».
Wilfrid Guerit



