Les échanges épistolaires (extraits) qui vont suivre sont tout à fait vrais. Tout à fait authentiques. Les courriers se croisent et parfois mettent plusieurs jours à arriver. Je ne vous dirai pas les noms des deux protagonistes. Il vous suffira de savoir que l’un d’entre eux est un homme en prison, condamné à mort, et l’autre une femme, amoureuse du condamné, qui travaille. La femme s’échine aussi à obtenir la grâce du condamné, avec son avocat. Cette grâce ne viendra pas. Le lendemain du dernier courrier, le 29 mars, le condamné fut exécuté. Je ne vous dirai pas s’il était coupable ou innocent, s’il était un salaud ou un brave type, car ici ça n’a pas d’importance. C’est juste au cas où vous pensiez que la peine de mort, c’est bien…
18 mars
Lui à elle
Ma chérie,
Deux mots vite avant de me coucher. Je suis très coupable. Je voulais t’écrire longuement ce soir. Et je tombe de sommeil. Et j’ai froid.
Comme demain il n’y a pas de courrier, que dimanche j’écris à ma mère, tu n’auras pas de gentillesses avant lundi (mais je promets une lettre consistante avec des histoires légendaires —une lettre pour Yseut ou Héloïse— ou telle héroïne que tu voudras ayant suscité le plus grand amour).
J’ai bien reçu tous tes petits mots. Toi aussi tu es bousculée par le travail. Tu vois.
Suis de très bonne humeur. Tout va très bien. Les événements ont l’air bons. On sent que l’atmosphère change. On me dit aussi qu’ils sont si bousculés au ministère par les nouveaux projets qu’ils n’ont pas le temps d’examiner les dossiers.
Ecris-moi tout ce que tu penses. Et plus encore.
Je t’embrasse beaucoup plus que tu l’imagines.
20 mars
Elle à lui
Mon chéri,
(…)
Je sens ta tête très solide sur tes épaules. Et tes épaules très solides pour accueillir bientôt une petite frimousse toute ruisselante de larmes, mais de larmes de joie.
Il te faudra peut-être, entre-temps, aller, pendant quelques mois, casser des cailloux à Biribi[1] (c’est une image). — Mais j’ai l’impression que ton séjour y sera bref.
(…)
Ainsi, tu réclames qu’on t’écrive tous les jours !!! Je te trouve bien exigeant !
Je veux bien faire cet effort pendant quelques jours, mais sitôt le nuage passé, et le beau temps revenu, ne vas pas t’y habituer. À nouveau, je t’écrirai des petits bouts de lettres de rien du tout, et pas plus d’une par semaine. Mais je t’embrasserai chaque soir avant de m’endormir.
Gros baiser, Mon chéri.
20 mars
Lui à elle
Ma chérie,
Comme tu le sais, j’ai vu … hier matin. Il est convoqué mardi. (…) A bien réfléchir, nous nous sommes rassurés. Il n’y a pas de précipitation. Les dossiers ont repris leur cours normal. Je suis dans la norme.
J’ai reçu ta lettre de vendredi qui m’encourage et un pneu de ma mère ce matin qui est également optimiste. … avait l’air tranquille. Il a bon espoir. Il ne sait rien de la décision de la commission des grâces. Mais… attendons.
Pourra-t-il me renseigner mieux mercredi après sa visite au Président. Je crois que les huit jours qui suivent seront difficiles à attendre, à moins que par bonté d’âme tu me tranquillises absolument.
Ce n’est pas que je ne sois pas tranquille, mais j’ai trop vécu pour ne pas vouloir m’aveugler d’illusions. Je veux voir les choses en face. (…) Depuis hier matin, je rumine avec quelques soubresauts vite réprimés. Le soldat qui est au front arrive à maîtriser ses nerfs avec indifférence. Il frôle constamment la mort sans se soucier. (…) Là, l’atmosphère est différente. On est comme un enfant qui voudrait connaître l’avenir de la prochaine quinzaine. Une fois qu’on le sait, on se prépare. Mais tourner en rond pendant douze jours dans une cellule pour deviner si on va ouvrir votre porte un matin à 6h, ou si on ne l’ouvre pas, c’est long. Enfin ! On aura vu beaucoup de choses.
J’ai relu toutes tes lettres depuis trois mois. Elles sont affirmatives. Que de peine tu prends pour me persuader que tout va bien. Je veux bien te croire. Et puis j’ouvre ma Bible et je trouve les choses les plus belles du monde sur la sérénité, la confiance absolue, le calme dans l’épreuve. On ne croit plus au mal. Quelle foi ! Quelle clarté ! Quelle compréhension ne faut-il pas ?
Je ne veux pas t’en dire trop ce soir. Les idées doivent se reposer un peu. J’espère avoir de toi des nouvelles précises le plus souvent possible, pour connaître exactement l’atmosphère. Et on doit arriver à prévoir juste ce qui va se passer.
De mon côté je travaille. Je fais tout ce qu’il faut pour être à la hauteur de la situation. Il faut bien que les épreuves servent à quelque chose. Au moins à nous purifier. Il me semble que je vais entrer dans un cycle totalement nouveau, que tout est rompu derrière moi. Les vieilles choses s’en vont. J’ai accompli ce que je croyais devoir faire jusqu’à un certain point. Et puis nous allons repartir dans une expérience si belle, si fructueuse… Déjà des tas de projets. Réalisables. Et combien plus intéressants que la politique.
A bientôt te lire. Je t’embrasse ma chérie, avec toute ma tendresse. Embrasse le Frédéric comme un ange. Mes gros baisers.
21 mars
Elle à lui
Mon chéri,
Comme je te le disais dans le pneu que je t’ai griffonné tout à l’heure dans le métro, je n’ai pas attendu d’avoir, par Maitre …, la confirmation qu’il n’irait pas à L’Elysée mardi pour te faire part du communiqué annonçant le report des audiences et visites du Président.
Maitre …, que j’ai eu tout à l’heure au téléphone, m’a dit qu’il serait convoqué pour jeudi ; qu’il t’en avait avisé par pneu dès ce matin ; et qu’il t’avait en même temps prévenu qu’il n’irait te voir que vendredi (les visites d’avocat n’étant pas autorisées le jeudi). Il ne faut donc pas compter qu’une décision soit prise avant la semaine prochaine. Tant-pis ! Nous attendrons le dimanche suivant pour crier victoire.
Je crois de plus en plus à la grâce.
J’ai lu avec beaucoup de plaisir « j’avoue que si on me graciait, cela me semblerait un de ces événements heureux, extraordinaires… »
Je te comprends tellement mieux quand tu parles comme ça.
Je t’embrasse. Mon chéri. Bonsoir. Dors bien.
Lui à elle
Ma chérie,
Tu ne m’écris plus. C’est à dire que je suis persuadé qu’une longue, très longue lettre est en route, me donnant toutes les explications du monde —sur tout ce qui se fait— et ne se fait pas (ou nous annonce que les gens des Commissions du ministère ont beaucoup trop de travail pour s’occuper de nous avant les élections. Plus tard !… Bon !). C’est ce qu’on dit…
Parlons plus sérieusement : je t’embrasse. Et si je t’embrasse, c’est qu’il me fait plaisir de te dire que je suis tout à fait content de t’embrasser —non pour le geste qui n’est que manifestation extérieure, mais par le contenu du geste qui est joie à donner. A donner à qui je veux, qui j’ai choisi, qui j’estime, qui je regarde avec plaisir, qui j’aime, non point de passion, mais de super-intuition, d’instinct multiplié, avec l’enthousiasme secret de l’amateur éclairé qui connaît bien l’objet d’art caché, le chef d’œuvre intime.
Ta tempe me révèle des secrets prodigieux. Le miracle coule quand on laisse aller sa pensée dans le ruissellement de bonheur. On déverse sa douceur dans un métal pur. Je sais bien que tes yeux brillent si on te parle d’une certaine voix chaude —car la voix est la maîtresse du ciel et des flots, et des larmes, et de l’attente, et des années. Toujours jeune, la voix, toujours vivante, tournante dans le ciel précis. Prépare ton oreille à beaucoup de discours. C’est par la voix qu’on guérit tout, qu’on sème les moissons vivantes, qu’on couvre la terre d’un feuillage béni.
(…)
Donc, Tristan aime Yseult. Yseult le sait. Ce qui réjouit le cœur d’Yseult, c’est qu’elle avait besoin d’être conquise, pénétrée de forte, d’intelligente amitié. L’amour de Tristan est plus fort que le vent, plus que le soleil, plus que l’ombre du nuage sur la plage. Il est tout l’univers qu’il faut à un cœur de femme avide. Et Yseult boit tout le soleil, le vent, la plage et l’ombre en attendant la venue de Tristan, que le ciel annonce dans ses écrits.
Voilà pourquoi les lèvres de Tristan ont caressé les yeux d’Yseult, même les grands jours d’orage. Un jour, Tristan jettera son épée sur la table, se dépouillera de son armure, et consentira à être tendre, car il faut bien qu’Yseult puisse retrouver la douceur du printemps de vivre.
Voilà pourquoi on t’embrasse. Si tes yeux ne contenaient pas tout l’amour, ils n’auraient pas percé toute la nuit qui cherche à envelopper les hommes de guerre. Mais nous ne sommes plus des hommes de guerre, ni de mort, ni de nuit. Nous sommes l’instant de silence qu’il faut pour que le cœur batte à son rythme, déroulant les merveilles du ruisseau pur.
Mes gros, mes infinis baisers.
22 mars
Elle à lui
Mon chéri,
Reçu ce matin ta lettre du 20. « Ton départ dans une expérience si belle, si fructueuse… Tes tas de projets… Réalisables ; Et combien plus intéressants que la politique »… Je n’aime pas du tout ça. À tout prendre, je préfère encore que tu fasses de la politique. Mais à l’avenir, j’en ferai avec toi. Pour veiller à tes actes et freiner tes excès. Écouteras-tu mes conseils ? Je crois que oui.
Rien de nouveau ce soir. « Le Président souffre d’une légère congestion pulmonaire. Il garde la chambre et ne reçoit aucune visite. Son état n’inspire pourtant pas d’inquiétude sérieuse à son entourage ».
C’est énervant ! Je voudrais bien qu’on en finisse avec cette menace, et qu’on puisse, tout tranquillement, se préoccuper de réduire les T.F. en 20 ans, puis en 10 ans, puis en… « C’est fini ! Bonjour ! Me Voilà ! Oubliée, la vilaine histoire ! Où est Catherine ? Vite ! Pensons-y. Allo ! Allo ! Bureau – Métro – Concerts – Poker – Contrats – Agenda – Rendez-vous – Travail fou – Échéances – Redevances – Additions – Soustractions … Déceptions !… mais, Amour – Toujours ».
Que penses-tu de mon petit poème à la manière de… ? Tu vois que je ne manque pas de talent ? Et si je voulais, j’en écrirais comme ça aussi long que toi. Et c’est pas si mal ! À le relire, je trouve même ça très bien. Je vais songer à le faire éditer.
Je te dis bonsoir, Mon chéri. J’aimerais tant t’avoir près de moi. Un peu de patience encore. Nous avons tout de même bien mérité les beaux jours que nous nous promettons depuis 4 ans et demi. Mais le plus gros est fait. J’en suis sûre. Heureusement.
Gros baisers. Mon chéri.
Lui à elle
Ma chérie,
Je reçois tes bonnes lettres et tes pneus régulièrement. Et c’est très bien. Je voudrais savoir (c’est ce que je tâche de deviner à travers les mots affectueux que tu me dis) si ta conviction est bâtie sur un espoir personnel ou sur des indications précises que t’auraient données certaines personnes. Tu sais que je suis un grand garçon, qu’on peut me parler ouvertement. (…)
Tu n’as pas peur du tout, mais moi non plus, comme tu vois.
J’ai relu toutes tes lettres depuis deux mois. Il y en a qui donnent certaines précisions. Je comprends que tu ne puisses pas écrire tout ce que tu sais. Mais entre l’espoir et l’indication nette, il y a une nuance. Veuille donc me confirmer certaines appréciations que tu me donnais il y a deux mois.
A part cela, tout va le mieux du monde. J’ai dormi fort bien cette nuit, sachant depuis hier soir le report des visites, et j’attends avec confiance, puisque tu me dis tant de bonnes choses.
Écris-moi tous les jours. J’ai besoin de pattes de mouche régulièrement pour être au courant de tout.
Et je t’embrasse comme tu peux le penser. Avec une affection tranquille, un flot de bonheur, la joie de savoir que tu es apaisée. L’avenir est gros d’immenses possibilités. Un cycle nouveau d’expériences s’ouvre devant moi. Ce que tu viens de taper [elle tapait à la machine les écrits qu’il lui faisait parvenir, note de l’auteur de l’article] est déjà du passé, très vieux. Je l’adoucirai. Je le modifierai dans le sens qu’il faut pour que l’expérience soit bénéfique pour tous (car il faut s’expliquer toujours —les autres le font bien— ou bien ils mentent. C’est le devoir de chacun de rétablir toujours la vérité —même choquante). Mais pour les œuvres à venir, quelle douceur, quelle aspiration idéaliste. J’écrirai (ou j’essayerai d’écrire) comme peignaient Fra Angelico ou Boticelli, avec un amour tendre, une joie irrésistible, sans qu’il n’y ait aucune trace de mondanités.
Je t’embrasse infiniment. Tu es ma joie.
23 mars
Elle à lui
Mon chéri,
Tu ne m’en voudras pas de ne pas t’écrire ce soir. J’ai eu une journée abrutissante de travail. Il est minuit. Je n’ai pas cessé de taper à la machine de toute la soirée. J’ai hâte de poser ma tête sur l’oreiller. Je t’y emmène d’ailleurs avec moi.
Bonsoir, Mon chéri.
PS : Rien de nouveau. On ne peut absolument rien savoir. Mais je suis de plus en plus confiante. Tu te souviens comme, au contraire, j’ai toujours eu l’idée que tu serais fortement condamné. Il faut me croire. Je ne me trompe pas.
24 mars
Elle à lui
Mon chéri,
(…)
Ce n’est pas seulement par intuition personnelle que j’ai bon espoir. J’ai une certitude au moins. Pour le reste, je ne sais pas. C’est impénétrable. D’ailleurs, on m’a précisé que —même si on avait connaissance de tous les avis—, on ne pourrait prévoir exactement la décision, car elle dépend, en définitive du Président et elle ne correspond pas toujours à ce qu’on prévoyait d’après les pourcentages favorables ou défavorables.
(…)
Vite la semaine prochaine. Promets-moi de m’écrire des lettres rien que pour moi, où tu ne me parleras plus de cette méchante affaire. Pendant quelques temps, nous nous reposerons (en attendant de travailler activement à ta libération complète) et nous ne ferons que des projets d’avenir. Tu te souviens du premier chocolat que tu m’as servi un matin ?
Je voudrais bien te servir un chocolat tous les matins. Je t’embrasse très tendrement.
25 mars
Elle à lui
Mon chéri,
Ce soir, vraiment, je ne sais plus quoi t’écrire. On a beau avoir grande confiance, on a beau avoir des précisions qui permettent d’espérer beaucoup, on a beau croire de plus en plus au succès final, on est terriblement impressionnée. On hésite à t’écrire —de peur que ces pauvres mots qui ne peuvent pas t’apporter une certitude absolue— ne te soient pas d’un grand secours.
On n’ose pas ne t’envoyer que ce que contient notre cœur. On voudrait faire tellement plus. Mais on l’ouvre tout grand pour toi et si tu veux bien y puiser, tu y trouveras peut-être quand même du bonheur, car il en est rempli.
Et puis, d’ici que ma lettre te parvienne, il est possible que tu aies reçu, déjà, une bonne nouvelle (car … ne manquera pas de t’aviser aussitôt). Je redoute presque autant cette annonce qui me bouleversera de joie. Tu connais mes réactions quand mon bonheur est trop grand. Je vais sûrement, moi qui n’ai pas pleuré à la lecture du verdict, fondre en larmes comme une petite sotte.
Car de plus en plus, je crois à ta grâce.
J’en parlais avec Maitre … ce soir. Il y a beaucoup d’espoir. Il m’a donné de tes bonnes nouvelles, m’a dit combien tu es calme. (Je m’en doute bien que tu es calme. Je sais bien que tu t’efforces —ou que tu es tout naturellement— détaché des choses d’ici-bas— Je ne dis trop rien cette semaine. Mais, après, je vais m’employer à ce que tu reprennes goût à la vie. Je ne suis pas du tout décidée à vivre avec quelqu’un qui dédaigne à ce point la vie terrestre).
J’ai reçu une adorable lettre du pasteur. Il m’inonde de bonnes paroles. Il m’assure que j’ai la Foi. Il prie pour toi et pour moi. Il est affectueux au possible. Je l’aime beaucoup parce qu’il est la bonté même.
Ne t’étonne pas d’avoir, au début de la semaine prochaine, un retard dans le courrier. On annonce une petite grève des facteurs pour lundi matin —pour la première levée au moins.
Je crois qu’il ne faut pas attendre de décision avant mardi prochain.
Je t’embrasse de toutes mes forces.
Lui à elle
Ma chérie,
J’ai vu … J’ai très bonne impression. Au point que cet après-midi, tout détendu, j’ai baguenaudé dans mon préau au soleil pendant trois heures. On ne marche pas très vite avec les chaînes, mais il faisait bon —et j’étais si calme. Il y a même longtemps que je n’avais pas éprouvé tant de paix.
J’ai bien reçu ta bonne lettre. Je pense comme toi. Il me semble que l’expérience est finie et que nous allons pouvoir repartir d’un bon pied. Ce qui est fini, c’est la menace, la crainte, la ténébreuse aventure. Ce qui commence c’est l’action dans la pureté et la joie de vivre. Comment puis-je te dire ces choses sans attendre la décision. Mais de toutes façons ces choses sont vraies. Il n’y a pas d’autres réalité. Tu ne peux savoir comme tout à coup, cet après-midi, j’ai été libéré de tout souci. Tout le passé est parti d’un coup comme un nuage qui fond. Et l’on s’étire, tout surpris d’être heureux de sa délivrance.
Ne parlons pas trop vite. Au plan où je suis, rien ne peut m’arriver.
Je vais me coucher parce que désireux de dormir après tant d’heures tendues. Et je vais dormir la tête sur ton épaule.
A demain chérie. Je t’écrirai longuement.
27 mars
Elle à lui
Mon chéri,
Je ne sais pas comment tu peux supporter cette attente. Moi, je n’en peux plus d’impatience. Malgré tout l’espoir que je continue à avoir, je ne serai tout à fait tranquille que lorsque j’aurai la certitude d’une grâce.
Et je trouve bien cruel de nous laisser si longtemps dans cette affreuse incertitude.
Car sais-tu bien que je serais inconsolable si je devais te perdre ? Te rends-tu compte de la place que, depuis quinze ans, tu as pris dans mes pensées ? Dommage que je n’en aie pas pris autant dans les tiennes ! Le temps t’aurait manqué pour t’occuper d’autres choses et bien des inquiétudes nous auraient été évitées.
Mais, ne revenons pas en arrière. Et continuons à espérer. Cette journée de dimanche sera longue pour tous. L’absence de courrier est pénible (on ne peut être prévenus que par courrier) et demain lundi, par suite de la grève des facteurs, il n’y aura pas de distribution le matin (de 1ère distribution tout au moins). Et cela me privera de la joie de te lire avant de partir au bureau. Tu as dû certainement m’écrire vendredi. Je suis furieuse de cette grève des facteurs.
Il est vrai qu’il ne faut pas se plaindre de ce que la décision se fasse attendre. Si elle avait dû être défavorable, il me semble qu’elle aurait été rendue tout de suite, sans hésitation. Oui, plus elle tarde, plus j’ai confiance. Le cas est troublant, a-t-on dit. On l’étudie avec la plus grande attention. Il faut être patients.
Je t’embrasse comme tu le souhaites, de tout mon cœur, très tendrement.
28 mars
Lui à elle
Ma petite fille chérie,
Mon Dieu ! Quelle lettre nerveuse, angoissée. Parce qu’il nous faut attendre quelques heures. Voilà où une compréhension plus haute que la terre fait du bien. Quand on s’impatiente devant les évènements, on souffre, parce qu’ils ne sont pas ce qu’on voudrait.
(…)
Tu me dis que tu serais inconsolable si… Mais je serai toujours avec toi. Je ne te quitterai jamais. Je n’aurai pas de cesse que tu sois au plus haut avec moi dans la paix parfaite. Et sans aucun doute sur ce plan, sur le plan où nous vivons. Il faut faire plus qu’espérer.
(…)
Tu sais que la vie humaine n’est pas éternelle. Il faut envisager un jour ou l’autre le départ vers quelque chose de plus haut.
(…)
Ma chérie, reste sage. Ne crains pas. Sois heureuse. La vie est un immense bonheur, une source toujours pure et abondante, un élan total. Il faut vivre de tout son esprit, de celui qui ne meurt jamais.
Nous aurons notre récompense. Je t’aime. Tu es pour moi toute la douceur. Il n’y aura jamais de séparation.
Mon infinie tendresse.
Lui à elle (encore)
Ma chérie,
Au cas où… je te donne les dernières recommandations :
Je te répète ici trop brièvement, mais il faut le savoir que tu es ma femme, ma compagne, la seule qui m’ait aidé et compris, et celle avec qui je serais resté toujours. Néanmoins tu ne pleureras pas, parce que je ne le veux pas. Un départ n’est pas triste quand on pense à l’arrivée, à la réunion prochaine. Tu élèveras (leur enfant) selon les idées les plus hautes.
Aime cet enfant, conduis-le, dirige-le. Qu’il devienne un homme pur, intègre, fort. Qu’il soit habile dans un métier sûr. Qu’il se discipline intérieurement. Qu’il reflète la loi d’Amour.
Refais ta vie s’il le faut. Tu ne dois rien négliger pour trouver le calme, l’aisance, la paix. Je suis toujours avec toi.
Tu t’occuperas de ma mère le plus possible, pour qu’elle puisse aller jusqu’au bout de son expérience dignement et simplement.
Je ne puis te dire plus de tendresses que ce que je t’ai écrit depuis quatre ans. Mais l’Amour ne cesse pas, il devient plus pur et plus puissant. D’où je serai, je t’aimerai encore davantage. Et je ne serai pas loin, tout près, plus près encore peut-être que tu crois, dans ton cœur, tout entier, tranquille.
Il faut que tu vives avec moi tout heureuse. C’est un grand soleil que d’avoir un amour si complet qui remplisse tout. Tu vois que je ne m’en vais pas.
Donc je t’embrasse. Encore une fois. Comme si le train partait. Et nous nous retrouverons à l’arrivée avec un bonheur mille fois multiplié.
29 mars – Peine de mort
Rideau.
[1] Le terme « Biribi » désigne, non un lieu réel, mais l’ensemble des bataillons disciplinaires stationnés en Afrique du Nord et destinés à recevoir les militaires réfractaires ou indisciplinés jusqu’au début du vingtième siècle. Dans ces véritables bagnes, les soldats effectuaient divers travaux de force soumis à un régime très dur.