Sur ces deux pages, une écriture encore régulière, ramassée, à l’élégance sautillante. C’est celle d’un poète: Max Jacob. Peintre, écrivain, ami de Picasso et d’Apollinaire du temps de la faim de pauvre. De ce temps du Bateau Lavoir à Montmartre, en 1907, quand Picasso était encore un parfait inconnu et que les compères cassaient les chaises afin de les brûler dans le poêle. Plus tard, bien plus tard vinrent la reconnaissance, si ce n’est l’aisance. Et toujours cette faculté de rassembler les génies dans une phalange foutraque et inspirée, Cocteau, Modigliani, Juan Gris, Braque, etc. – toute l’avant-garde du XXème siècle ! – quitte à en être rejeté plus tard par ces amis, parce qu’on est caractériel, histrionique, soi-même homme des masques et des métamorphoses…
Ces pages datent, elles, d’octobre 1940. Qu’est-ce donc que cet objet mi-manuscrit, mi-imprimé ou probablement tapé à la machine, exhumé d’archives familiales ?
« A toujours résidé en France » : circonstance atténuante ?
Mis à part le numéro de fiche manuscrit en haut à gauche de la première page et en haut à droite de la seconde, où les mentions « israélite » et « a toujours résidé en France » se distinguent nettement de l’écriture de Max Jacob, tous les renseignements ont été écrits de la main même du poète. On en connait parfaitement les caractéristiques. En effet, cet épistolier aura sa vie durant écrit de manière compulsive. Des milliers de lettres auront été envoyées par « Max » à près de 800 correspondants identifiés. Elles ont été gardées par les descendants des destinataires et nombre se retrouvent aujourd’hui dans les départements des manuscrits, au sein des bibliothèques Jacques Doucet, d’Orléans, de Quimper, de la BNF.
La première page est-elle un brouillon préparé par Max Jacob pour ne pas oublier une information avant de remplir la seconde, elle « officielle » ? La seconde est-elle un document officiel visé par les autorités de l’État Français pour en quelque sorte « faire valoir ce que de droit » après avoir été visé par l’autorité compétente ? Mais alors pourquoi ce numéro 9 sur les deux pages, de deux scripteurs différents ? Pourquoi n’y a-t-il pas de tampon ? Généralement, l’administration tamponne. L’industrie du tampon est spécialité nationale, administrative et fulminante. Sont-elles toutes deux « officielles » ? Mais alors pourquoi ces deux pages se sont-elles retrouvées dans un dossier de particulier ami du poète, et non pas dans les archives de l’administration ? Ici, pas de tampon, donc pas de faussaire. Ruse ultime de l’administration vichyste en un temps d’ausweis fictifs, de papiers bidons, de fausses identités ? Faute de l’éclairage de l’historien, on ne peut que se perdre en conjectures.
Avant même la Résistance, les polices
Pendant l’occupation, il circule un nombre considérable de faux-papiers, car circule avec ceux-ci en poche un nombre tout aussi considérable de personnes ayant de bonnes raisons d’échapper aux investigations de la police vichyste – la police française – de la gendarmerie, de la milice et des autorités allemandes d’occupation en France.
Le document est daté et signé du 14 octobre 1940. Les lois anti-juives viennent juste d’être promulguées le 3 octobre. Lois dites « portant statut des juifs ». La Société des Gens de Lettres avait le jour même rayé Max Jacob de ses membres ; il ne pouvait plus recevoir de droits d’auteurs. Né breton dans une famille juive, baptisé à 39 ans dans le rite catholique après une révélation mystique, il s’agit avant tout de signaler, de souligner sa nationalité française dans ce document. « Français né de parents et grands-parents français ». Sur la page dite « de brouillon », le Nota Bene indique « Baptisé à la chapelle Notre-Dame de Sion le 18 février 1915 », précision qui n’est pas donnée comme en passant, est bien là, au cas où. Dans une France à la république disparue, où le droit du sol ne compte plus, où la laïcité est vomie, l’estampille du baptême pouvait paraître à Max Jacob un brevet supplémentaire de nationalité ; à l’état bigot et raciste du Maréchal Pétain, d’acceptabilité.
Auteur prolifique, mystique assailli par le doute, épistolier compulsif, Max Jacob est alors retraité et se dit « homme de lettres et peintre (en état d’inactivité). » Depuis 1936, il réside définitivement à Saint-Benoît-sur-Loire, où il prie.
Il faudra trois ans de plus pour que l’épistolier de Saint-Benoît-sur-Loire commence à être sérieusement inquiété, puis quelques mois encore pour que sa sœur juive soit arrêtée, déportée. Sans nouvelle d’elle avant sa propre arrestation le 24 février 1944, il pressent le sort funeste. Quand il pleure sa « sœur préférée » dans ses lettres, Myrte-Léa la déjà été gazée à Auschwitz. Lui-même mourra de pneumonie le 5 mars, en détention dans le camp de Drancy sous autorité allemande. Du camp de transit, le train emportera ses compagnons d’infortune le 7 mars pour Auschwitz.
L’étrange « étranger » : le meilleur candidat au rôle assigné de bouc émissaire
Inscrites par un fonctionnaire zélé, les mentions «israélite » et « a toujours résidé en France » sur le second document nous rappellent que si les juifs français n’ont pas tout de suite été mis au ban de la société après le naufrage de la république et la mise en place de l’État Français, les juifs étrangers ont immédiatement été arrêtés et remis aux Allemands. Ces juifs étrangers auront été les premiers à disparaître dans la déportation, bien avant la « solution finale », protocole de génocide décidé par les nazis à la conférence de Wannsee en janvier 1942.
De tout temps pour les pouvoirs, il fut une gradation de la légitimité. Mais à quel moment le curseur passe-t-il le « clic » salvateur pour l’Homme ? Le lieu de naissance ? La date de naissance ? La composition de sa famille ? La religion ? La conversion ? L’engagement religieux ? La retraite en viager ? Quelles « preuves » apporter à la société et à ses représentants afin de survivre ?
Voulant couper l’herbe sous le pied d’une extrême droite de plus en plus conquérante dans les esprits chagrinés par « le grand remplacement », Nicolas Sarkozy président de la république avait inventé en 2007 un « ministère de l’identité nationale ». Ce ministère a disparu avec ses politiciens mais il peut revenir en pire. La plupart d’entre nous n’éprouvera jamais la peur au ventre de l’immigré sans papier, qui redoute le contrôle d’identité, l’arrestation, la détention et surtout, surtout, la reconduite à la frontière, le retour au pays qu’on a fui parce qu’on s’y fait cogner dessus ou qu’on y crève de faim. Ou les deux. La résistible montée des extrêmes entraîne les politiques aux surenchères, oublieux qu’ils sont du passé terrifiant ou plutôt ne le connaissant pas, ce qui est pire.
Comparaison n’est pas raison. On n’arrête plus nos concitoyens pour les assassiner mais la dérive des esprits peut aller jusqu’à l’abjection. Portons-y attention car il est d’autres initiatives de sinistre mémoire…