Je me suis toujours senti gêné de pénétrer dans une ville par une avenue rectiligne, bordée par de vastes hangars de parpaings aux façades métalliques, aux couleurs souvent criardes surmontés d’enseignes outrageusement lumineuses. On assiste au bannissement vers une périphérie fonctionnelle des commerces du centre – ville, jadis signalés par une enseigne aux dimensions limitées par l’étroitesse de la rue et la civilité à l’égard des voisins. Ce déplacement, rendu possible par la généralisation de la « Ouature » et le faible prix des terrains de stationnement, marque l’impossibilité pour le citoyen de ne pas s’abandonner à l’agressivité commerciale. Il va vers les marchandises qui l’attirent avec l’appétit du bœuf vers l’abreuvoir. Parce que c’est comme ça.
Nappe de harcèlement
Certaines familles (nombreuses, en fait) y trouvent également intérêt à s’y promener une partie du week-end. Elles y éprouvent le puissant plaisir de se sentir désirées pour elles-mêmes (ou pour leurs portefeuilles, mais c’est tout pareil). Parfois, les demandes en mariage s’énoncent à la pizzeria coincée entre un magasin de fripes et un autre de godasses. Quelques prêtres ouvriers ont même proposé (sans succès) d’y célébrer des messes puisqu’il faut bien aller chercher le client où il se trouve. Mais, ils ne désespèrent pas et ils sont assurés qu’Alleluia deviendra bientôt un cri de ralliement commercial. Comme la vermine sur le bas clergé, voilà que le business harceleur s’agrippe partout où il peut, sans négliger l’ecclésiastique.
C’est dans ces zones commerciales qu’on trouve aussi l’indispensable téléphone portable. Il a la couleur du moment (souvent fluo) et arbore les décorations des personnages des séries télévisées les plus regardées. Choisi après mûres réflexions et comparaisons, il s’impose immédiatement comme le prolongement du geste et de la pensée de son heureux(se) propriétaire. Et gare à ceux qui le perdent sans être assurés car il faudra, sans délai, le remplacer.
Ainsi, nous nageons dans une nappe de pression commerciale. Parfois, on la reconnaît même comme « patrimoine de l’humanité », à l’image des magnifiques taureaux Osborne qui jalonnent les principales routes espagnoles.
Pop up
Toutefois, il ne suffit pas à cette « Weinstinerie » d’occuper l’espace matériel dans le monde concret. Voilà maintenant que l’espace virtuel se sature de ces nouveaux ronciers agrippeurs. A peine ai-je ouvert mon ordinateur, que les pop ups m’interpellent au souvenir fallacieux de mes navigations antérieures : puisque je me suis intéressé un jour aux avions de voltige, pas un aéronef de petite dimension ne sort sur le marché sans que j’en sois averti et qu’on me propose une réaction sur son acquisition éventuelle. Et je ne parle pas de mes recherches sur les sous-vêtements affriolants ni sur les voitures de luxe. Quelque part, mais je ne sais où, mes goûts sont recensés dans leur indiscrète intégralité. Comme si une armée de détectives privés collait à mes basques.
Ma vie « privée » et mon image échappent à mon contrôle sans que rien n’y fasse. Je pense à ces adolescent(e)s traîné(e)s au pilori de leur classe ou de leur bahut pour avoir accepté d’échanger quelques photos intimes. Il n’y a plus d’intimité. Tout devient « ex-time ». Parce que de multiples commerces ou activités, plus ou moins désireux d’occuper l’espace public, se sont organisés pour retenir entre leurs griffes les vies de leur naïve chalandise.
L’engagement au service du « califat », via des recrutements internet, témoigne aussi de l’emprise de ces approches à travers les récits de rescapés. Trois versets plus quatre mots d’arabe et je file en Syrie, convaincu de rejoindre le paradis des muslims. Allah Ouakbar.
Frustrations
Vous l’avez sans doute remarqué, les pin-ups triomphales ont disparues des flancs des camions. Elles sont reléguées dans le passé, quand le papier glacé des magazines captivait alors les désirs inassouvis des mâles. Car, c’est sur le ressort de la frustration que le marketing a édifié son emprise : je t’en montre juste un peu pour que tu puisses rêver de te saisir de tout le reste. Reste que la stratégie frustratoire, non seulement perdure, mais augmente sensiblement en élargissant ses cibles aux femmes et aux enfants. Chacun a envie de sa sucette sous la forme d’un film suggestif, projeté sur l’écran de son ordinateur ou de son téléphone portable.
C’est pourquoi, si l’injonction de « dénoncer son porc » devait perdurer, on se demande qui échapperait aux doigts pointés. Ni les ecclésiastiques, ni les élus, ni les voisins, ni les entraîneurs, ni les collègues… et, peut-être pas nous… A ce stade, c’est l’effondrement de toutes les hiérarchies qui menace. Inutile donc de multiplier les efforts pour atteindre les sommets : ils vous installeraient en position de cible.
Avec Malraux, gardons donc précieusement notre misérable tas de petits secrets.