
D’après l’axe indiqué dans la présentation de la collection (« mettre en lumière ce qui forme l’univers périphérique d’un auteur », sa « trajectoire en diagonale ») ce livre y répond doublement. Périphérie de l’auteur, l’art de l’entretien, et périphéries des personnes interrogées. L’ouvrage est dédié à Jean-Luc Maxence, créateur du magazine Rebelle(s) qui accueillit des entretiens regroupés ici. Éric Desordre définit d’abord ce qui relie ces êtres dont une sorte de portrait est tracé à travers les réponses qu’ils font à ses questions. Je relève deux mots, « fraternité » et « altérité ». Pour qualifier ce qui relie les sujets de ces entretiens il retient plusieurs points communs : « culture » « douleur », désir de « transmettre », « liberté ». Et de tous il retient la qualité d’êtres « rebelles », au sens d’une différence, d’un décalage, une « discordance vitale ». Reprendre chaque entretien n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Tous sont précédés d’une introduction qui fait entrer dans l’univers de celui qui répond et situe aussi la démarche de celui qui questionne, le contexte.
Ainsi on découvre l’univers d’exil de l’écrivain, Salah Al Hamdani, d’origine irakienne. Puis son itinéraire intellectuel et créatif, passant par l’importance particulière de Camus pour qui il est venu en France, et en qui il trouva « une grande porte ouverte ». Écrire, pour lui, c’est « prendre la parole », pour « éveiller les autres ».
Si Alejandro Jodorowsky a accepté l’entretien c’est pour avoir perçu que le magazine Rebelle(s) était dans un univers « un peu initiatique », axé sur la spiritualité. Pour lui « Ce qui compte c’est le développement de la conscience ». Selon lui, 92 ans et demi alors, c’est vieillir qui fait « ne plus avoir peur », car « Là commence la véritable rencontre avec soi-même ». À la question qui porte sur les religions et « la connaissance de l’invisible » qu’elles permettraient, Alejandro Jodorowsky répond qu’il distingue « la pensée religieuse et la religion elle-même ». La première est « mysticisme », la religion « est limitée ». Il développe une réflexion sur la conscience, de soi, de tout, et l’imaginaire, l’illusion. Mais il ne réduit pas le fait d’être à du néant, car « tout est vie » : « Même les pierres participent de la vie, tout est vie. Il faut considérer, englober tout, l’Univers entier. La totalité. » Conscience à avoir, pour l’humanité, « de sa propre finitude », et « de ce qu’elle fait de désastreux au monde, aux arbres, aux autres êtres vivants ». Constat : « La civilisation humaine est malade ». Mais sans désespoir, si des « Justes » peuvent sauver. Et foi en la poésie : « La poésie c’est le sommet de la pensée humaine. Mais plus profonde est la poésie moins de lecteurs elle a ». Répondant à une question il parle de sa méthode de « psychomagie », des archétypes à « rechercher en soi », pas à l’extérieur, du tarot qu’il enseigne, et évoque son art de la bande dessinée.
D’autres entretiens font aborder la mort, la sociologie, le culturisme, l’art dramatique, le chant, l’alpinisme, et on voyage dans l’univers de poètes lointains, jusqu’à Haïti.
Étienne Ruhaud, poète et éditeur, est passionné par les cimetières, d’où le titre « Le gardien d’éternités ». En quelques mots Éric Desordre définit son univers : « Alchimie littéraire, imagination surréaliste, évocation des ombres ». Se racontant Étienne Ruhaud parle de son travail au Louvre, métier qu’il aime assez. Puis du Père-Lachaise, qui, à Paris, « ville-monde », est pour lui un « cimetière-monde ». Il cite de nombreux noms, cendres internationales… Son intérêt n’est « pas morbide ». Au contraire, ce qui l’intéresse c’est « resituer », car il dit être obsédé par la disparition « des civilisations, des peuples, des livres » avec « angoisse ». Et donc « Un cimetière, c’est un moyen de ressusciter des histoires ».
On rencontre ensuite un prêtre chanteur, spécialiste de Tintin, puis Pascal Thuot, un lecteur passionné par la science-fiction et le cinéma américain, pour « l’imaginaire débridé », « l’autorisation à rêver à autre chose ». Arrêt sur la poésie avec la créatrice du festival de Lodève, qui a lieu maintenant à Sète. Alain Duault, poète, retient de la poésie le « surgissement », contre le « vouloir-dire ». (Il a préfacé le livre d’artiste d’Éric Desordre, Chasse avec les fantômes, créé avec le peintre Jérôme Denoix, éd. Unicité.)
Pages suivantes, Mattéo Vergnes, poète et peintre, aborde l’émerveillement, citant Christian Bobin (« Le poète est celui qui sait s’émerveiller de tout et de rien »), et Thoreau (« S’émerveiller est une capacité qui demande à être lent comme la pratique de la marche »). Il pense « réflexion » pour l’écriture, et « énergie » pour la peinture. En commun, « la vibration de la rature ». De la poésie il ajoute qu’elle est « un outil de sagesse », « une sorcellerie », « Une sorcellerie du regard car avant d’écrire et de décrire le monde, il faut déjà le regarder, le comprendre et surtout le vivre ». Peinture, il précise où se situer, et évoque l’art brut, préférant la notion d’art singulier, d’artistes qu’il estime.
Dernier entretien, Catherine Pont-Humbert, à l’occasion d’une résidence d’écriture à Vézelay. Interrogée sur le processus d’écriture elle distingue l’écriture des poèmes et le travail de « polissage », ensuite. Alors elle travaille sur les mots, « outil » et « matière » de la poésie. Des noms : Philippe Jaccottet, Camus (Pour L’Été et Noces, oui, c’est juste, mais elle ne cite pas son livre posthume La Postérité du soleil), et ajoute Giono (effectivement…). Elle note qu’ils « ne sont pourtant pas répertoriés dans la famille des poètes ». Ce n’est pas tout à fait exact. De Camus le poète Nimrod considère qu’il est l’égal de Rilke. Et parmi les colloques et essais critiques sur Camus de plus en plus certains ont porté sur la poésie (ces chercheurs plus nombreux à penser que la poésie n’est pas que genre, et pas que vers, comme elle citant Camus et Giono). Importance, pour elle, de la mémoire, « le socle de toutes choses ». Lieu particulier que Vézelay, et la résidence était dans la maison de Jules Roy qui a tant aimé l’univers spirituel de la ville et de sa basilique (et tant écrit sur ce lieu), ayant réussi à retrouver là un ancrage.
Marie-Claude San Juan
http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2025/07/20/trois-livres-d-eric-desordre-6556091.html
Portraits rebelles, Éditions Douro, 2025 :
https://www.editionsdouro.fr/boutique/Portraits-rebelles-p727083040



