
Lundi, 8h12 – Café serré, chemise froissée
Il s’appelait Alexandre. Trente-sept ans, célibataire endurci, consultant en cybersécurité – ce qui veut dire, en langage courant, qu’il passait ses journées à expliquer à des cadres en panique que “cliquer sur un lien douteux” était une mauvaise idée. Il vivait seul dans un deux-pièces à Saint-Ouen, où le four était encore vierge depuis son installation en 2021 et où les plantes artificielles tenaient mieux le coup que ses relations.
Ce matin-là, Alexandre tentait de dompter une chemise bleue achetée lors d’un élan de foi envers le destin amoureux. Il avait un rendez-vous. Pas professionnel : un vrai. Avec une femme. Une qu’il n’avait jamais vue en visioconférence. Une “match” Tinder, certes, mais avec qui il avait échangé plus de quatre phrases, ce qui constituait, dans son univers, une sorte d’intimité.
— “Elle s’appelle Élise,” marmonna-t-il en repassant à moitié une manche. “Amatrice de jazz et de chats. Espérons qu’elle ne soit ni trop jazzy, ni trop chatouilleuse sur les fautes d’orthographe.”
Il attrapa son téléphone. Trois messages WhatsApp, deux de sa mère (variantes autour de “Tu es sûr que tu veux rester seul toute ta vie ?”) et un de Kevin, son collègue sarcastique :
« Bonne chance Don Juan. Essaie de ne pas parler de protocoles de chiffrement cette fois. »
Lundi, 13h03 – “Jazz vegan et quinoa tiède”
Le café s’appelait L’Inattendu. Décor industriel, menus végétalisés manuscrits sur des ardoises et des serveurs qui te regardent comme si ta commande de “plat du jour” trahissait ton manque d’âme.
Élise était en avance. Elle portait un pull moutarde (probablement tricoté à la main ou acheté dans une friperie éthique à Montreuil), des lunettes rondes et une coupe au carré légèrement asymétrique.
— Salut Alexandre ! dit-elle en se levant, sourire franc.
Première surprise : elle ressemblait à ses photos. Deuxième surprise : elle commandait un jus de betterave sans ciller.
— Tu travailles dans la cybersécurité, c’est ça ?
— Oui, répondit Alexandre, essayant de ne pas lancer un exposé sur les ransomwares. Et toi, dans l’illustration jeunesse ?
— Exactement. Je fais des livres pour enfants qui n’aiment pas lire.
Il y eut un moment suspendu. Pas de gêne, juste une pause – comme dans un disque de jazz où la note manquante est aussi importante que celle qu’on joue. Elle le regardait avec un mélange de curiosité et de scepticisme. Lui, il tentait de ne pas paraître trop impressionné. Ou trop lui-même.
Lundi, 14h47 – Le crash logique
Tout allait relativement bien. Jusque-là.
— Je trouve ça fascinant, dit-elle, ce que vous faites avec les données. On parle souvent d’intimité numérique, mais… je me demande : est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans jamais le googler ?
Elle venait de poser une question existentielle à la sauce contemporaine. Alexandre, qui pensait au dessert, enchaîna avec ce qu’il pensait être une vanne légère :
— Eh bien, moi je crois que l’amour, c’est comme un cookie : faut l’accepter avant d’y goûter.
Elle éclata de rire. Un rire honnête. Il était sauvé. Du moins le croyait-il.
Jusqu’à ce qu’elle dise, mine de rien :
— D’ailleurs, j’ai googlé ton nom hier soir.
Et là, tout bascula. Car Élise, en bonne fouilleuse numérique, était tombée sur un thread Reddit où Alexandre, en 2018, avait posté une question très détaillée sur “comment surmonter une rupture avec une astrologue qui croit que Mercure est responsable de son infidélité”.
Silence. Long. Puis elle éclata de rire à nouveau.
— Sérieux, Alexandre ? Une astrologue ?
— J’étais jeune. Curieux. Et un peu… influençable.
Lundi, 15h15 – Épilogue quantique
Ils quittèrent le café dans un flou confortable. Il proposa de marcher un peu. Elle accepta. À un moment, il lui effleura la main. Elle ne la retira pas. C’était déjà beaucoup.
Sur le quai du métro, ils se dirent au revoir. Pas de baiser, mais un “on se revoit ?” qui n’avait rien d’ironique. C’était peut-être ça, la version 2025 d’un début d’histoire : sincère mais sans promesse, légère mais pas vide.
Le soir, Alexandre rentra chez lui, ouvrit son ordi, et commença à taper sur son clavier. Non pas une analyse réseau, mais une phrase. Une seule :
“Peut-on tomber amoureux sans activer les cookies ?”
Il cliqua sur “envoyer”. À Élise.
Elle répondit deux minutes plus tard. Un emoji en forme de biscuit.



