
Journaliste, spécialiste du Japon, Sandra Bernard tient depuis 2010 le blog Katastumuri no Yume, et collabore à plusieurs périodiques, parmi lesquels AnimeLand et Japan magazine. Riche, fouillé, adapté à un public jeune (ou moins jeune !), ce premier essai illustré évoque le « seinen », type de manga particulier, très codifié, prisé par un public de plus en plus large, mais ciblé. L’occasion, donc, de découvrir une part de la civilisation nipponne, de s’initier. Concis, très complet, enrichi par des quizz, Culture Seinen (Abysse publishing, 2024), démystifie, démonte quelques rumeurs, et permet de débroussailler, quelque peu, l’épais maquis du manga.
- Etienne Ruhaud : Peux-tu, en quelques mots, nous dire ce qu’est le seinen ?
Sandra Bernard : Au Japon, le seinen est une catégorie éditoriale qui correspond aux jeunes adultes et adultes de sexe masculin. Pour les femmes, la catégorie éditoriale équivalente est le josei, terme presque inconnu en France.
En France, l’expression a été introduite pour aider les libraires, les journalistes et les lecteurs et regroupe la quasi-intégralité des mangas pour adultes (hors érotisme ou pornographie).
Comme il y a une différence de perception du seinen entre la France et le Japon, cela peut créer des biais ou des incompréhensions pour les lecteurs francophones. C’est dans cette optique que le livre Culture Seinen a, en partie, été conçu.
- Qu’est-ce qui t’a amenée à t’intéresser au genre, et, plus généralement, au Japon ?
Je fais partie de ce qu’on appelle la génération Club Dorothée (la fin de la période). Mais je n’ai pas réellement été en contact avec les séries d’animation avant mes six ans car mes parents ont acheté une télévision pour mon entrée au cours préparatoire. Donc, on est vraiment sur la fin de la diffusion de l’émission. À l’époque, il y avait aussi les Minikeums, donc, j’ai alterné entre les séries d’animation japonaises, des USA et d’Europe. Côté animé japonais, mon trio préféré était Cat’s Eyes, Sailor Moon et City Hunter. Je ne lisais pas de mangas à l’époque, mais les classiques de la littérature française et les bibliothèques rose et verte (surtout la verte).
Les années ont passé, et un jour où j’étais au collège, j’ai vu Ghost in the Shell sur M6. Je crois que j’ai vécu un choc esthétique. J’en ai parlé à mes amies, mais sans grand succès. J’ai donc guetté la diffusion de films et séries d’animations à la TV et au cinéma. Je me souviens avoir traversé Paris avec ma mère pour voir Princesse Mononoke au cinéma. Nous étions quatre dans la salle, deux duos mère-fille. Avec Le Voyage de Chihiro, l’animation japonaise au cinéma est devenue fréquentable et s’est développée. Au lycée, je ne lisais toujours pas de manga car je devais faire mes devoirs et révisions et on en trouvait moins facilement, avec un choix plus limité. J’achetais tout de même régulièrement un magazine spécialisé qui s’appelait Otaku (disparu depuis) et qui proposait des articles sur les animes, les manga, les jeux vidéo, mais aussi sur la culture japonaise, l’histoire du Japon, de sa cuisine. J’aimais bien cette approche holistique.
Arrivée à l’université, je me suis davantage intéressée aux séries animées et j’ai trouvé une amie avec qui partager cet intérêt. Nous allions aux conventions et là, j’ai commencé à acheter des mangas, des DVD, des produits dérivés. Il y avait également un site Internet où les séries animées japonaises étaient diffusées avec des sous-titrages amateurs (mais de qualité) tant que la série n’était pas licenciée en France. À partir de cette période j’ai commencé à consommer beaucoup plus de manga et de séries animées.
En parallèle, je me suis passionnée pour l’histoire, la culture, et même la politique au Japon. Ce qui m’a permis d’apprécier le pays tout en étant consciente de ses failles… Zones d’ombres qu’il faut savoir mettre en perspective, afin de porter une critique quand cela est nécessaire. Il est d’ailleurs très important d’avoir un esprit critique et certaines connaissances sur l’histoire et les mœurs japonaises pour apprécier réellement un certain nombre de seinen, savoir que tout n’est pas lisse.
J’ai eu l’occasion de me rendre deux fois sur place en 2015 et en 2018. La première fois, j’ai suivi le circuit touristique classique, mais la seconde fois je me suis permis quelques écarts dans des zones plus rurales ou éloignées des grandes villes. Au programme, visite de temples, de jardins remarquables, de kofun (tumulus), de musées. Parfois la lecture d’un manga ou le visionnage d’un film ou d’un anime donne envie de visiter un lieu. Et ça, le Japon l’a bien compris et intégré cette donnée soft power à son industrie touristique1.
- Ton livre comporte nombre de chiffres, et de références. Comment s’est passée l’écriture ? T’es-tu rendue sur place?
Non, malheureusement je n’ai pas pu me rendre sur place pour les recherches. Concernant les chiffres pour le Japon, j’ai épluché les résultats de vente disponibles sur Internet pour les magazines de prépublications, certains rapports annuels de grandes maisons d’édition. Je précise ici que les données disponibles sur les sites et agrégateurs spécialisés des États-Unis d’Amérique sont très lacunaires et peu exploitables. Il faut vraiment fouiller du côté japonais pour avoir des chiffres exploitables, et ce afin d’établir des cohortes statistiques. En ce qui concerne la France, j’ai consulté les rapports annuels de vente de bandes dessinées qui sont assez complets.
Pour les références, j’ai consulté plusieurs spécialistes (professeurs de littérature japonaise, éditeurs, libraires spécialisés). J’ai aussi mené une enquête auprès des lecteurs sur les réseaux sociaux afin de mieux cerner leur compréhension du sujet, leurs attentes et leurs goûts. Il était intéressant de relever les décalages de perception entre les professionnels et les lecteurs, même passionnés.
- L’apparition des liseuses s’accompagne d’une relative dématérialisation. Désormais, beaucoup préfèrent acheter le seinen en format numérique. Penses-tu que le format électronique puisse détrôner la version papier ? Ce phénomène est-il spécifique au Japon ou touche-t-il également la France ?
Au Japon, les chiffres sont clairs et les éditeurs en parlent volontiers, le manga papier s’effondre en ce qui concerne les magazines de prépublication. Les annonces de la cessation des versions papier de ce type de magazine se multiplient et si certains passent en version entièrement dématérialisée, d’autres disparaissent purement et simplement malgré parfois des décennies d’existence. La vente de tomes complets en librairie baisse en raison du marché de seconde main, mais la courbe est moins vertigineuse. La question de la seconde main préoccupe les éditeurs.
Si on remonte un peu dans le temps, les magazines de prépublication ne sont pas vus comme des biens culturels mais comme des biens de consommation rapide pour passer le temps dans les transports en commun ou dans les salles d’attente. Imprimés sur du papier de mauvaise qualité, ils sont lus et abandonnés à la gare ou jetés.
Avec l’arrivée des smartphones, la lecture sur mobile s’est développée, d’autant que les mangas sont publiés à raison d’un chapitre chaque semaine, chaque mois voire chaque trimestre. Les lecteurs préfèrent les versions numériques qui tiennent dans leur poche et qui se lisent vite. Pour soutenir les versions papier, il n’est pas rare qu’il y ait un petit cadeau avec le magazine de prépublication ou un volume collector d’un manga à succès3.
En France nous n’avons pas vraiment de magazine de prépublications (il y en a eu et il y a des tentatives régulières, mais rien de comparable au marché japonais). De plus, l’attachement au format papier reste très important, ce qui étonne un peu les éditeurs japonais. En France, les collectors rencontrent beaucoup de succès, si bien que, pour éviter la spéculation, certains libraires limitent le nombre de ventes par personne. Cependant, avec les hausses de prix régulières des versions papier, (le prix des versions numériques étant inférieur), la situation pourrait bien évoluer, d’autant que les générations plus jeunes ont pris l’habitude de lire sur écran. Les éditeurs français l’ont bien compris et beaucoup ont lancé leur plate-forme de lecture en ligne avant de se regrouper sur manga.io (https://www.mangas.io/) qui est un opérateur français qui monte.
À titre personnel, je préfère de loin les versions papier.
- Le seinen se prête à l’hybridation. On a ainsi des seinen historiques, des seinen sentimentaux, des seinen policiers… Peut-on encore parler d’un genre codifié ? Existe-t-il des règles immuables ?
On touche ici du doigt le concept français du seinen qui catégorise les genres littéraires. Au Japon, comme le seinen est juste catégorie éditoriale, il est possible d’y trouver tous les genres littéraires. À noter que, lorsque la ligne narratrice d’un manga s’éloigne trop de la ligne éditoriale d’un magazine de prépublication, le manga change juste de magazine chez le même éditeur. C’est arrivé pour Jojo’s Bizarre adventure et pour Vinland Saga qui sont passés de magazines de prépublication shonen (pour adolescents masculins) à seinen. Parfois, le changement de magazine pour un titre suit l’âge du lectorat comme pour Angel Heart.
C’est dans la catégorie seinen que se trouvent les mangas les plus emblématiques, mais c’est chez les shonen que se trouvent les plus grands succès éditoriaux…
En France, on va classer comme seinen tous les titres aux thématiques et développements adultes et parfois aussi ce qu’on ne sait pas vraiment catégoriser autrement, à l’image des young, qui constituent la catégorie éditoriale japonaise pour grands adolescents et étudiants. Il n’y a pas d’équivalent ici, dans l’Hexagone.
La gestion et la multiplication des catégories en France, qui sont perçues davantage comme liées au genre littéraire, posent de plus en plus de soucis aux éditeurs. Ceux-ci commencent à supprimer les catégorisations à la faveur de collections thématiques (romance, culinaire, fantastique, etc.) qui sont moins clivantes pour le public et permettent d’intégrer du shôjo (manga pour jeunes filles, mais pas forcément romantiques) et du josei, soit deux catégories qui peinent le plus à trouver leur lectorat malgré les efforts des éditeurs pour proposer des titres de plus en plus qualitatifs et éloignés des clichés.
- Classés dans la paralittérature, avec les bandes-dessinées, le seinen, et le manga en général, peinent à trouver une légitimité intellectuelle. Penses-tu que le genre sera un jour pris au sérieux ? Existe-t-il des études universitaires spécialement consacrées au manga ?
Il est possible de trouver des mémoires de master et des thèses de doctorat consacrés au manga, en particulier dans les cursus de littérature japonaise ou des métiers du livre. Mais les sujets commencent à se développer dans d’autres filières avec plus ou moins de témérité selon les directeurs de mémoire ou de thèse.
Certains journalistes et auteurs spécialisés font également autorité. Ils sont un petit nombre et sont invités régulièrement à s’exprimer dans la presse généraliste ou dans des conférences. Il faut saluer leur connaissance très fine mais parfois (j’espère qu’ils ne le prendront pas mal) un peu puriste voire élitiste du manga et de la pop culture japonaise en général. Si leurs analyses sont toujours très pertinentes aujourd’hui, ils sont parfois déconnectés des attentes et des habitudes des fans de manga et animés plus jeunes. Les nouvelles générations se sont tournées vers les créateurs de contenu sur les réseaux sociaux dont la qualité des analyses et l’expertise sont variables et ne sont pas forcément le reflet de leur succès. De ce côté, il y a du très bon et du beaucoup moins intéressant.
À ce titre, il convient de rappeler que, jusqu’aux années 2010 et malgré sa croissance en termes de cible démographique française, le manga et l’animé avaient toujours une réputation relativement négative héritée des années 1980 et 1990. Divers contenus, pas toujours adaptés aux jeunes spectateurs, ont été diffusés dans des émissions destinées aux enfants, à la décharge des programmateurs de Récréa2 et du Club Dorothée, il était impossible en termes de finance et de production de ne proposer que du contenu européen sur de si grandes plages de diffusion (jusqu’à quatre heures par jour). Aussi, il y a eu des achats en masse de séries animées japonaises. Souvent, les délais ne permettaient de visionner qu’un ou deux épisodes de chaque série ce qui explique que certaines se soient retrouvées dans les programmes jeune public en France alors qu’au Japon elles étaient destinées à des adolescents parfois assez grands à l’instar de Dragon Ball, Ken le survivant ou encore Les Chevaliers du Zodiaque et Nicky Larson (City hunter) qui ont été largement censurées et décriées. Je suis désolée de le dire aux lecteurs de l’interview, bercés par ces séries dès l’enfance : elles ne sont initialement pas adaptées à un jeune public, y compris Dragon Ball.
Cette image négative est relativement tenace, pourtant je peux vous assurer qu’il existe de très bons mangas, seinen ou autres selon les goûts, pour les néophytes curieux. Ma propre mère est une lectrice chevronnée et critique de seinen. La lecture de manga ne concerne pas une tranche d’âge précise au Japon et on peut trouver des titres tout à fait convenables, qu’il s’agisse de la thématique abordée, ou de la profondeur, y compris pour des personnes adultes et jusqu’au troisième âge. C’est d’ailleurs un axe identifié de progression du marché du manga en France. En sachant que les premiers lecteurs de mangas entrent maintenant dans leur cinquième décennie. Cette frange du lectorat va donc progresser dans les années à venir. Pour l’anecdote, je vois régulièrement des quarantenaires (surtout des femmes) en librairie chercher des propositions pour s’initier au manga. C’est très encourageant pour le changement d’image du support.
- « Un manga, quelle que soit sa catégorie éditoriale, reste le produit de son temps », écris-tu page 107. Les créateurs abordent également certaines problématiques propres à la société nipponne, comme la question du handicap, ou encore les complexes rapports homme/femme. Au sein d’un pays assez rigide, connu pour sa rigueur, le seinen constitue-t-il une ouverture ? Un exutoire ?
Je pense que le manga en général constitue un exutoire, comme toute forme de création. Les titres les plus profonds sont les reflets des espoirs, des questionnements et des peurs de leur époque. C’est le cas des grands classiques en tout cas. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une production de masse et que la qualité demeure très inégale. En effet, quand un titre sort du lot dans un magazine de prépublication, les maisons d’édition concurrentes vont commander des histoires proches aux auteurs de leur propre écurie. Ce qui explique les effets de mode dans le manga et l’exploitation parfois ad nauseam de thématiques similaires.
Le manga constitue par essence une littérature populaire, qui peut et doit toucher le lecteur. C’est une forme de littérature divertissante et appréciée des lecteurs, et qui possède aussi son aspect créatif singulier, propre. Les lecteurs d’un magazine de prépublication votent régulièrement pour leurs séries préférées. Aussi, celles qui ne rencontrent pas le succès après quelques semaines de publication sont arrêtées, parfois brutalement. Au contraire, il a longtemps été d’usage d’étirer en longueur et parfois inutilement des séries à succès. Cela peut expliquer le phénomène d’escalade ou l’usage de procédés faciles pour contenter le public sans que cela apporte de la véritable valeur ajoutée à l’œuvre, bien au contraire. Je pense que les passionnés savent reconnaître une œuvre qui les touche dans leurs préoccupations et dans leurs aspirations.
L’éditeur (le tanto) a une forte influence sur la maturation, que ce soit lors de l’exposition de l’idée initiale ou pour les préparatifs de chaque chapitre. Un auteur à succès jouira d’une plus grande latitude qu’un débutant. Il y a aussi des magazines de prépublication qui ont une ligne éditoriale plus ouverte ou artistique.
Le poids social de la société japonaise est très lourd. Les individus ont donc besoin d’un sas de décompression, et le manga s’intègre dans cette logique. Cela peut générer des œuvres particulièrement sensibles, ou très originales, ou très dérangeantes.
- Le manga existe en gros depuis le début des années 70, mais le genre a mis du temps à émerger. En 1983, le manga débarque en France, grâce aux Humanoïdes associés. Le lancement de Gen d’Hiroshima se solde toutefois par un échec. Qu’est-ce qui a changé en quarante ans ? Comment l’expliquer ?
Les grands magazines de prépublication ainsi que la diversification datent effectivement de cette période, mais le manga sous la forme moderne remonte à Tezuka.
En France, les premiers essais d’importation trouvaient leur racine dans la volonté de proposer des œuvres graphiquement fortes, avec une vraie identité artistique. La cible éditoriale française, c’étaient les adultes amateurs de neuvième art. Le Gen d’Hiroshima représente un échec commercial. Peut-être est-ce dû à la méconnaissance de la culture populaire japonaise, au caractère sombre des sujets abordés, au dessin, trop éloigné des standards occidentaux. Je vais émettre une hypothèse, mais le phénomène Goldorak arrivé en France en 1978 et destiné aux enfants a peut-être figé le manga. Pour beaucoup, il s’agissait d’une littérature jeunesse. Le biais de perception s’en trouvait faussé.
Quarante ans plus tard, la situation a indéniablement beaucoup évolué. Je ne vais pas revenir sur l’influence de Recréa2 et du Club Dorothée, mais il y a aussi l’offensive de Glénat avec Dragon Ball et Akira vendus en kiosque. En 1989, Ségolène Royal publie Le ras-le-bol des bébés zappeurs, pamphlet dans lequel elle dénonce la nullité des programmes destinés à la jeunesse avec en ligne de mire les séries américaines et les animés nippons. Une plainte est déposée contre le livre, ce qui donne une certaine publicité négative au manga. Il faut également évoquer les coproductions franco-japonaises comme Les Mystérieuses cités d’or ou encore Ulysse 31. Un fond « pédagogique » rendait ces séries plus acceptables aux yeux du public.
Cependant, les séries animées à succès qui passaient à la télévision ont trouvé des éditeurs francophones et, peu à peu, les enfants biberonnés à Goldorak et Candy ont grandi et ont pour certains poursuivi leurs lectures et visionnages. Il est certain que du côté éditions papier on a assisté en France à des effets plateaux. Toutefois, la croissance s’est maintenue. Marché de niche, le manga est devenu l’un des fers de lance de l’édition. Le genre, cependant, que ce soit au Japon ou en France, fait partie d’un véritable écosystème. Il y a le manga, le film ou la série animée, parfois le jeu vidéo et les produits dérivés. Par exemple Il existe plusieurs licences dont le merchandising est la raison d’être de la licence comme Les Chevaliers du Zodiaque ou Gundam. Ce n’est absolument pas péjoratif et ne préjuge en rien de la qualité des œuvres, mais il faut reconnaître qu’elles ont été conçues pour maximiser les ventes de produits dérivés, comme les figurines. Ce procédé était également déjà utilisé aux USA où des firmes du jouet commandaient des séries télévisées.
Avec l’avènement des plates-formes de vidéo à la demande, le nombre de séries disponibles est démultiplié tout comme les spectateurs. Pour les séries les plus en vogue, la traduction en français est presque simultanée. Il est incontestable, comme dit précédemment, que la diffusion d’une série animée tracte les ventes du manga. Si au Japon les maisons d’édition, les studios et les diffuseurs ont une relation proche, en France, il n’est pas rare qu’un éditeur dispose des droits du manga quand un autre dispose des droits sur les vidéos. Cependant, certains éditeurs français ont également une branche vidéo comme Kana. Crunchyroll, également présent en France, dispose de sa plate-forme de streaming et a racheté les éditions Kaze qui avaient une branche pour l’édition papier et une autre branche pour l’édition vidéo. Il y a quelques jours, Crunchyroll a annoncé céder prochainement sa branche manga à HarperCollins pour la France et l’Allemagne4.
L’offre manga est également pléthorique avec un nombre considérable de nouveautés chaque année. Les lecteurs les plus anciens font d’ailleurs remarquer que maintenant il est impossible de suivre toutes les séries et que certains titres édités dans l’Hexagone sont de piètre qualité. Il faut dire qu’en France aussi, les éditeurs cherchent la perle rare et qu’un succès chez un concurrent va entraîner la publication d’un succédané…
- Désormais, la France est le plus gros consommateur de manga au Monde, après le Japon. De fait, l’Hexagone entretient-il un lien particulier avec le pays du Soleil Levant ? Pourquoi, selon toi ?
La France et le Japon entretiennent des liens très étroits depuis le dernier quart du XIXème siècle. On peut citer le mouvement artistique du Japonisme qui a largement imprégné l’époque (de la fin du XIXème, donc, au début du XXème). En 2013, le Japon est devenu un « partenaire d’exception ». En 2018, les deux pays ont célébré les cent-soixante ans de leurs relations diplomatiques avec un nombre impressionnant d’expositions et d’événements culturels.
Le terme « manga » est apparu en France au XIXe siècle, sous la plume des frères Goncourt. Le mot était alors féminin puisqu’on parlait alors de « la manga ». Je ne saurais pas expliquer le changement de genre. De même, l’Académie française autorise d’y ajouter un « s » au pluriel, ce que certains puristes refusent.
Pour revenir à la question, les deux pays se portent une admiration culturelle réciproque avec un certain nombre de clichés bien ancrés chez les primo-visiteurs. Les deux pays possèdent une forme d’exception culturelle exploitée dans le soft power à l’étranger, une culture raffinée et attrayante, un artisanat d’art reconnu internationalement, une gastronomie typique, une histoire riche et des personnages historiques particulièrement attrayants. À ce titre, les Japonais portent un intérêt tout particulier à Jeanne d’Arc et à Marie Antoinette, ce qui peut étonner les Français. Ces deux figures historiques au destin aussi flamboyant que tragique sont très régulièrement présentes dans divers manga, même récents, et parfois dans des rôles surprenants. Marie-Antoinette, portée par La Rose de Versailles (Lady Oscar) suscite l’admiration d’un certain nombre de jeunes femmes. En 2017, une exposition lui est consacrée à Tokyo. Pour l’anecdote, fin 2016 est sorti un manga sur la jeunesse de la reine, en collaboration avec le château de Versailles.
Pour les Japonais, la France est un grand pays raffiné où le luxe et la gastronomie domine. Il y a une image persistante de la nouvelle vague et intellectuelle sur laquelle souffle un vent de liberté et d’impertinence. Côté français le Japon est volontiers perçu comme un pays à la culture raffinée, originale, très moderne tout en ayant conservé une identité traditionnelle forte. À ce titre, le manga constitue une très bonne porte d’entrée pour découvrir et comprendre la culture japonaise et ses différentes facettes, à condition de sortir des licences à succès.
Je vais me permettre deux anecdotes. Moebius était très apprécié au Japon par des auteurs comme Go Nagai ou Jiro Taniguchi et même par le réalisateur Hayao Miyazaki. Plus cocasse, feu Jiro Taniguchi rencontrait principalement un succès d’estime au Japon. C’est après sa reconnaissance en France qu’il est devenu un auteur phare du manga japonais.
Il y a des jumelages entre des villes françaises et japonaises, par exemple le Mont Saint-Michel et l’île sacrée de Miyajima.
- Ce même engouement pour la culture nippone semble récent mais intense. Pays longtemps isolé, le Japon est à la mode depuis déjà plusieurs années. Dans le champ littéraire « classique », on constate que les poètes français écrivent des haïkaï, au point qu’il existe désormais un salon du haïku, dans le Val-de-Marne. Tu évoques notamment la Japan expo. Comment expliques-tu cet enthousiasme ? Est-ce spécifique à la France, ou retrouve-t-on le phénomène ailleurs en Occident ?
L’engouement pour le Japon touche tout l’Occident à des niveaux divers et il faut reconnaître que le soft power japonais fonctionne parfaitement. D’ailleurs, la Chine et la Corée du Sud s’en inspirent fortement en conservant leur propre touche et ça fonctionne plutôt pas mal pour la Corée du Sud avec la Hallyu (ou vague coréenne) qui rencontre un succès grandissant.
Si l’engouement populaire pour le Japon est effectivement récent, le pays fascine depuis son évocation par Marco Polo dans son Livre des Merveilles (1298) où il qualifie le Japon (Cipango) de pays de l’or. L’explorateur n’est jamais allé au Japon mais il a entendu les récits de voyages des marchands chinois et arabes. Il avait également pris connaissance des deux tentatives d’invasion de l’empereur mongol Kubilaï Khan.
Ce « pays de l’or » lointain et mystérieux s’est maintenu longtemps dans la mémoire des élites occidentales. Sa fermeture au monde et les quelques informations et objets de luxe qui arrivaient par la compagnie hollandaise des Indes Orientales n’ont fait que renforcer cette image évanescente. Dès l’ouverture du Japon en 1853, sous la contrainte du commodore Matthew Perry, les aventuriers fortunés, les marchands d’art et les riches esthètes effectuent le voyage. Les récits et les productions destinées à l’export se multiplient et, avec les expositions universelles, permettent au grand public, friand d’exotisme, de découvrir le Japon. Mais c’est réellement avec la démocratisation du transport aérien que le Japon devient une destination touristique pas tout à fait grand public. C’est à partir de 2013, donc très récemment que les campagnes de promotion touristique du Japon ont réellement porté leurs fruits. On est passé de neuf millions de touristes internationaux (Asie compris) à près de 40 millions en 20245. L’essor international du manga et des animés, ainsi que le développement des réseaux sociaux, ne sont pas étrangers à l’engouement populaire. On voit d’ailleurs que l’ensemble du territoire japonais n’est pas concerné par le tourisme international contrairement à la France où toutes les régions sont touristiques. En 2024 (année olympique) près de cent millions de touristes étrangers se sont rendus dans l’Hexagone6.
L’omniprésence du Japon dans l’actualité culturelle entre autres et la réputation de qualité de ses produits poussent aussi un large public à s’intéresser aux différentes facettes du territoire. En ce sens, le salon Japan Expo accueille un public toujours plus large au fil des ans. Le festival a d’ailleurs élargi son public en proposant une zone d’artisanat et de spectacles traditionnels.
Les expositions, films et la littérature japonais sont toujours plébiscités par un public pas forcément « japanophile » mais qui apprécie un autre regard sur le monde.
- Depuis plusieurs années, on assiste à l’émergence d’un manga cent pour cent hexagonal. En quoi serait-il différent du manga japonais ?
La question est relativement ardue car chacun possède sa propre définition du manga français. Selon les différents auteurs français que j’ai eu le plaisir de rencontrer, voire d’interviewer, le médium du manga, dans sa forme et son dynamisme, attirent. Le format, le découpage des planches, le qualité de la mise en page avec des dessins qui sortent des cases, des volumes denses de plus d’une centaine de pages, sont autant d’attraits pour les auteurs. Beaucoup ont grandi avec les mangas, ont été des lecteurs assidus et cette influence a perfusé et maturé dans leur démarche créative. Chacun s’est approprié cette forme de récit et ses codes pour les adapter à ses besoins7.
Pour certains puristes de la communauté manga, aussi bien les professionnels que les fans, un manga ne peut-être que japonais. Au contraire, d’autres vont voir le manga comme un support d’expression et accepter ces nouvelles interprétations. À ce titre, les éditeurs japonais ont ouvert des concours internationaux et n’hésitent pas à publier des auteurs étrangers dont français sur leur sites de lecture en ligne.
Il faut finalement l’accepter : il existe différents styles graphiques et narratifs dans la bande-dessinée franco-belge. Il en va de même pour le manga, et les frontières sont finalement relativement poreuses.
Cependant, le manga français porte en lui des thématiques et des problématiques typiquement françaises car les auteurs ne peuvent se défaire de ce passif culturel, et c’est tant mieux.
Radiant, le shônen de Tony Valente a attiré l’œil de la NHK éducation (branche de la télévision nationale) qui a commandé une adaptation animée. Outre la qualité narrative et visuelle de l’œuvre originale, le plaidoyer pour l’acceptation des différences, thème finalement assez rare dans un pays socialement très conformiste, a été vu comme une leçon pédagogique à transmettre aux jeunes générations.
D’un autre côté, certaines personnalités du web ou de la musique ont souhaité se lancer dans le manga, mais le succès n’a pas forcément été au rendez-vous dans la durée.
Preuve que les maisons d’édition sont prêtes à soutenir les talents français : plusieurs d’entre-elles organisent annuellement des concours avec des contrats d’édition à la clef. Pour information, le contrat standard en France est de trois tomes, renouvelable en fonction des ventes.
- Penses-tu que ce même manga français puisse un jour supplanter le manga japonais ? Se vendre davantage ? Parlerait-on d’appropriation culturelle ?
Le supplanter je ne pense pas, même dans les pays francophones. En effet, au Japon ce sont des milliers de chapitres qui sortent tous les ans avec une cadence de travail souvent difficile pour les auteurs. En France, le rythme de travail n’est pas le même. Il n’y a pas la contrainte de la prépublication, le rôle de l’éditeur est très différent. Il y a généralement un volume par an et par série qui est publié quand il s’agit d’auteurs français.
L’écosystème japonais, avec les portages en animés et en jeux vidéo, est lui déjà arrivé à maturité. Et on sait combien les versions animées tractent les ventes de mangas. Dans le paysage français, je ne vois qu’Ankama qui soit capable de produire une licence trans-média à large diffusion comme Wakfu, qui a été diffusé de longues années sur France télévision et qui vient de s’achever. Cependant, les Français n’ont pas les cadences ni les moyens des gros studios japonais. J’en profite pour lancer un appel à découvrir le travail d’Ankama sur la plateforme de streaming ADN. Après Radiant, qui a eu l’honneur d’une adaptation en animé avec deux saisons par un studio japonais, c’est au tour de Dreamland de Reno Lemaire d’être actuellement adapté en série animée par ses studios français. Cela devrait sortir en 2026.

Pour ce qui est de se vendre davantage oui, le manga français se développe continuellement avec des titres toujours plus qualitatifs, variés et originaux. De nombreux jeunes dessinateurs se lancent dans l’aventure avec succès et certaines maisons d’édition proposent chaque année des concours pour découvrir de nouveaux talents. J’ai confiance en l’avenir du manga français et international en général car de bons titres émergent également en Espagne et en Italie, par exemple.
Ce n’est pas une appropriation culturelle car le manga est un médium libre. Chacun peut s’en s’emparer, l’adapter à ses besoins et ses envies créatives. Je pense que vouloir faire du manga à la manière des Japonais n’est pas possible car les mentalités sont différentes. Cependant, adapter les codes, et pas seulement de manière superficielle, à un point de vue occidental, peut ouvrir de nouveaux horizons tant pour les créateurs que pour les lecteurs. Ceux-ci retrouveront plus facilement le fond culturel et les préoccupations qui les concernent. Au même titre que les auteurs internationaux (dont français) ont apporté du sang neuf au Comics américain, je pense que les auteurs de mangas français apportent un nouveau souffle tant qu’ils ne sont pas dans la copie formelle.
Je te remercie pour ton intérêt pour Culture Seinen et pour ces belles questions. Je remercie également tes lecteurs qui s’intéresseront à ce sujet au travers de cette longue interview.
1 Un de mes mini articles sur le sujet : https://katatsumurinoyume.com/2020/08/developper-le-tourisme-local-nouvelles-perspectives-venues-du-japon.html
2 https://www.franceinfo.fr/culture/bd/mangas/demon-slayer-le-train-de-linfini-passe-devant-le-voyage-de-chihiro-et-prend-la-tete-du-box-office-japonais_4237399.html
3 Sandra BERNARD, « Entretien croisé Sataru MATSUMOTO et Yohei TAKAMI représentant de Kodansha », in Animeland hors-série Manga : bilan explosif ! Janvier-mars 2023, p.38
4 https://actualitte.com/article/124983/economie/harpercollins-rachete-crunchyroll-manga-en-france-et-en-allemagne
5 https://www.nippon.com/fr/japan-data/h02262/
6 https://www.economie.gouv.fr/actualites/une-annee-2024-record-pour-le-tourisme-en-france#
7 https://katatsumurinoyume.com/2019/06/interview-japan-expo-2018-de-kalon-et-madd-art-pour-versus-fighting-story.html
PS: CULTURE SEINEN : BERNARD, Sandra: Amazon.fr: Books
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