
Il n’est rien en ce monde, au-delà de quelques apparences, qui puisse jamais justifier la peine de mort. Il y a bientôt trois siècles, le juriste et philosophe français des Lumières Cesare Beccaria (1738 – 1794), dans son ouvrage « Des Délits et des Peines », se prononçait contre la peine de mort, qu’il considérait être un « assassinat légal », qui loin d’être un moyen de dissuasion efficace, rendait au contraire la société cruelle. Assassinat, et pire encore que l’autre, car celui-ci s’entoure de toges, de sentences, de formules, et revêt, pour mieux frapper, les oripeaux glacés de la légalité. Loin de corriger l’homme, elle endurcit la société, elle ne l’élève point, elle l’abaisse ; elle ne l’éclaire point, elle l’ensanglante.
Des poètes et la peine de mort
Peu après, Victor Hugo, voyant l’échafaud, l’entendant grincer, contemplant cette machine d’ombre qui broie des vies, publiait son « Dernier Jour d’un Condamné ». Et ce livre n’était point, comme tant d’autres, la défense d’un homme particulier, la plaidoirie fragile d’un cas singulier, mais le cri universel, le plaidoyer sans terme et sans fin pour tous les accusés, présents et futurs, la protestation de l’humanité elle-même devant la société. De ses propres mots « un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort. Ce qu’il a eu dessein de faire, ce qu’il voudrait que la postérité vît dans son œuvre, si jamais elle s’occupe de si peu, ce n’est pas la défense spéciale, et toujours facile, et toujours transitoire, de tel ou tel criminel choisi, de tel ou tel accusé d’élection ; c’est la plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir ; c’est le grand point de droit de l’humanité allégué et plaidé à toute voix devant la société (…) c’est la sombre et fatale question qui palpite obscurément au fond de toutes les causes capitales sous les triples épaisseurs de pathos dont l’enveloppe la rhétorique sanglante des gens du roi ; c’est la question de vie et de mort, dis-je, déshabillée, dénudée, dépouillée des entortillages sonores du parquet, brutalement mise au jour, et posée où il faut qu’on la voie, où il faut qu’elle soit, où elle est réellement, dans son vrai milieu, dans son milieu horrible, non au tribunal, mais à l’échafaud, non chez le juge, mais chez le bourreau. »
L’ouvrage d’Hugo n’a pas vieilli. Parce qu’il traite d’une question éternelle, aussi vieille que Caïn, qui traverse tous les âges, toutes les sociétés, toutes les cultures, tous les continents de la Terre : le droit de tuer. Au moins 93 pays ont actuellement aboli la peine de mort, tandis que de facto, plus de 130 n’exécutent plus. Plus de 80 pays pratiquent encore officiellement la peine de mort, même si certains de ceux-ci n’ont pas exécuté depuis parfois 50 ans. Parmi ceux qui l’ont abolie, rien ne nous garantira jamais qu’elle ne sera pas instituée à nouveau.
Oscar Wilde, après avoir assisté à une exécution alors qu’il purgeait une peine pour homosexualité à la prison de Reading, écrivit son poème « The Ballad of reading Gaol ». Juste un constat, sans besoin d’avoir à plaidoyer :
Car si tout homme, oui, tue la chose qu’il aime,
Ce n’est pas tout homme qui meurt.
Tout homme ne meurt pas d’une honteuse mort
Par un jour de sombre disgrâce,
N’a pas un nœud coulant passé autour du cou
Ni un linge sur le visage,
Et ne s’effondre pas, pieds devant, dans un trou
S’ouvrant à travers le plancher.
(…)
Et il ne connaît pas cette écœurante soif
Qui vient sabler la gorge alors que l’on attend
Que glisse dans la porte à double capiton
L’exécuteur avec ses gants de jardinier,
Qui vous ligotera de trois courroies de cuir
Si bien que plus jamais la gorge n’aura soif.
Les voix qui plaident pour la vengeance
J’entends les voix qui, des profondeurs de la colère, plaident pour son maintien ou son retour. Les arguments sont là : lorsqu’un homme tue ses semblables, lui ôter la vie reviendrait à en sauver d’autres. Une vie pour plusieurs, le calcul est raisonnable. Face à des crimes d’une abominable gravité, viols d’enfants par exemple, qui irait pleurer sur l’existence d’un châtiment dur, certes, mais finalement plus clément que le crime lui-même. Et l’argument suprême, la dissuasion : si les criminels savent qu’ils finiront sur l’échafaud, à la potence ou sur la chaise électrique, ils réfléchiront à deux fois avant de commettre l’irréparable.
Ces arguments se nourrissent du fait divers. Et d’un sentiment, tout à fait humain, de révolte face à la barbarie de certains criminels et à leurs crimes infects. Quel parent n’a jamais pensé « si quelqu’un violait mon enfant je me chargerais moi-même d’en débarrasser la surface de la terre » ? Quelle veuve, perdant l’être aimé sous le couteau, n’a pas crié vers le ciel que c’était une injustice insoutenable de voir vivre le meurtrier quand l’époux gisait froid ? Et pourtant.
Et pourtant, jamais aucun de ses arguments ne pourra justifier une peine de mort institutionnalisée par un État. Si la vengeance d’un père meurtri par un crime contre son enfant peut être comprise, voire excusée par une empathie souveraine de la part de ses frères humains, il n’en sera jamais de même pour la vengeance d’État, où la vengeance « de la société ».
Des vertus qui devraient être les nôtres
Car l’État devrait être fait de l’étoffe de ce que nous avons de meilleur. Nous devrions le fabriquer à partir de nos plus hautes valeurs, il devrait être fait de raison, de bonté, de justice et de justesse, d’équité, de considération, d’honnêteté, de bienveillance, de respect, de hauteur d’esprit, et utiliser sa force dans en direction et à l’aune de ces vertus. Or, si l’État s’abaisse à l’assassinat, celui-là fût-il légal, ou justifié, alors c’est ainsi que nous, les citoyens, considérons que nos valeurs sont. Si l’État s’arroge le droit de prendre la vie des hommes, alors, c’est la société qui s’arroge ce droit, et chaque homme et femme qui la composent en auront, même si juridiquement dévolu à un bourreau, le droit.
L’assassinat, en droit français, est un meurtre commis avec préméditation. Le meurtre est le fait de donner volontairement la mort à autrui. La société, avec la peine de mort, prémédite froidement la mise à mort, volontaire s’il n’en faut, d’un être humain. Elle assassine. Certes, là où la peine de mort est légale, elle assassine légalement, elle assassine avec le sceau du législateur, mais elle assassine tout de même. Et par ce geste, elle dit à chacun : « vous avez le droit d’assassiner, à travers moi, je me charge de vos basses besognes, dormez tranquilles ».
Des erreurs judiciaires et ontologiques
En assassinant, par le fusil, la pendaison, le poison ou l’électricité, elle se trompe parfois sur la culpabilité de l’assassiné. Car nulle justice des hommes n’est infaillible. Mais des erreurs judiciaires possibles, seule celle qui s’effectue par la peine de mort est entièrement irréparable, à jamais.
Si elle ne se trompe pas sur la culpabilité de l’assassiné, elle pourrait se tromper sur la proportionnalité de la peine et les circonstances atténuantes s’il en existe. Elle peut aussi se tromper sur la capacité du criminel à se réformer. A jamais d’ailleurs, car une fois occis, qui nous dira s’il aurait pu changer. En ce cas elle ne donne aucune chance à l’une des plus belles capacités de la vie : l’amélioration. En tranchant la tête, elle coupe l’espérance.
Quand bien même elle ne se tromperait point, elle se trompe encore : en devenant ce qu’elle combat. La société devient une meurtrière, qui plus est froide, sans circonstance atténuante, sans l’excuse de la souffrance. Et ceux qui vivent en son sein, les hommes et les femmes de la société assassine, deviennent non point les complices de cet État, mais les commanditaires de l’assassinat, qui est commis en leur nom.
Pourquoi une société s’abaisse-t-elle à se croire autorisée à tuer son prochain ? Par faiblesse. Elle qui se croit dure, forte, capable de tuer l’abominable criminel et de ne point reculer, de ne point trembler quand il s’agit d’actionner la manette ou d’injecter le poison, n’est en fait que faiblesse et incapacité de faire face au crime, ainsi qu’au criminel. Elle voudrait que ce criminel ne fût jamais, elle ne supporte pas de le regarder en face, elle est incapable de lui parler et de l’entendre, encore moins capable de le comprendre (je ne parle pas ici d’excuser, et compréhension n’est pas excuse), elle voudrait qu’il ne soit pas humain ni vivant et donc considère qu’il ne l’est pas, et ce faisant elle devient, du fait de sa fuite face à l’adversité, ce à quoi elle ne peut faire face : une criminelle. Elle tue, elle raye de la surface de la terre, elle élimine, elle efface, elle éradique, un être humain. Elle l’anéantit pour n’avoir pas à affronter sa propre impuissance.
Un assassinat collectif
Oh, cet être humain était peut-être la lie de l’humanité ! Peut-être sa valeur pour son prochain était très limitée, voire négative jusqu’à aujourd’hui. Peut-être était-ce un fieffé salaud, une pourriture sans valeurs, un être abject, un immonde violeur. Mais il est un être humain, vivant avant d’être exécuté. Et l’on sait au fond de nous, que l’on soit religieux, athée ou agnostique, que la vie humaine est une chose qui devrait échapper à notre pouvoir d’y mettre fin pour autrui. On le sait si bien qu’on considère comme l’un des pires crimes le fait pour un humain d’en tuer un autre. Quand la société met fin à la vie d’un homme, c’est un assassinat collectif, rien de plus, rien de moins.
Mais faisons fi de ces considérations d’ordre angélique, et, que diable, tenons-en nous à l’efficacité du procédé quand il s’agit de réduire le crime dans un pays, pour le plus grand bonheur de ses concitoyens. Eh bien, que dire des pays qui sont les plus sévères quant à l’application de la peine de mort, le crime a-t-il diminué, disparu ? Non. Si la peine de mort était dissuasive, elle ne serait jamais appliquée. Mais elle ne l’est pas, dissuasive (la seule « dissuasion » qui soit encore plus stupide que celle-ci est la dissuasion nucléaire, mais c’est une autre histoire). Pensez-vous que les Etats-Unis connaissent moins le crime que la France ? Pensez-vous que la Chine connait moins le crime que l’Espagne ? Non.
Les raisons peuvent être diverses, mais une est sûre : le criminel, s’il n’a pas de considération pour la vie d’autrui, n’en a pas non plus pour la sienne. Il a perdu le respect de lui-même en même temps qu’il a perdu le respect d’autrui. Il ne peut plus faire face à ses semblables alors il ne peut plus faire face à lui-même. Sa propre mort ne le fera pas reculer. Il est devenu à ses yeux ce que les autres sont pour lui : un bout de viande qui ne mérite rien. Ainsi en est-il de la société qui s’octroie le droit d’assassiner légalement. Elle ne considère plus le droit à la vie comme inviolable, elle y met des conditions, elle se donne le droit de choisir qui peut vivre et qui doit mourir, elle déshumanise certains humains, et les critères sont bien entendus fluctuants, tantôt la barre est haute tantôt elle est bien lâche. Et comme elle est l’État, elle dit à ceux qui la composent : « le droit de tuer existe, il appartient à l’homme, il vous appartient, il est justifié ». Ainsi elle devient. Criminelle. Apologiste de l’assassinat. Sans considération, sans vertu. Elle donne l’exemple.
Alors, soyons honnêtes, je n’ai pas grande estime pour les criminels. Et plus leurs crimes sont abjects, plus mon estime s’amoindrit (jusqu’à disparaitre). Mais qu’est-ce qui nous différencie, nous qui nous prétendons honnêtes, nous qui sommes du bon côté de la barrière du crime, fluctuante (un jour la vente de drogues est un crime, un jour elle est légale et rapporte à l’État), du criminel ? Ce n’est pas la loi. C’est l’humanité. Et quand je dis humanité, je ne parle pas de la condition faillible de l’être humain, mais bien ce sentiment de bienveillance qui constitue notre principale vertu, et notre refus de nous abaisser à réaliser des pulsions de mort, envers qui que ce soit. C’est notre considération envers nos semblables, notre aptitude à les regarder et à voir le sacré de la vie en eux, même lorsqu’ils semblent ne plus le mériter. Notre volonté de créer de l’espoir et de faire ce qui est en notre pouvoir pour améliorer le monde et donner plus de vie à la vie.
Éradiquer le crime, pas des hommes
Qu’il soit nécessaire d’employer la force pour empêcher les criminels de nuire, j’en conviens sans une once d’hésitation. Que la loi soit nécessaire pour nous permettre de le faire de la manière la plus ordonnée possible, là aussi je n’en disconviens pas. Mais si la loi se doit de nous permettre d’être efficaces, elle doit aussi refléter ce qu’il y a de meilleur en nous, elle doit refléter notre humanité, notre raison, et ne point exacerber la haine qui parfois nous prend en réaction aux crimes. Et surtout, elle ne doit pas nous dégrader au point de faire de nous des assassins. Ce qu’elle doit mettre en valeur, c’est notre honnêteté, notre bonté, qui seront finalement garants de notre efficacité. Il n’y a que l’homme honnête et bon, avec toutes les nuances qui existent dans notre imperfection, qui puisse se targuer d’avoir une quelconque efficacité sur le crime et sur sa possible éradication. Nous cherchons à éradiquer le crime, pas des hommes.
Finalement, notre respect de nous-même veut que nous soyons capables de maintenir un certain ordre et d’empêcher le crime sans que la haine et la vengeance ne vienne remplacer notre capacité à aimer, et notre capacité à voir l’étincelle de vie, ultime espoir, dans chacun des hommes et femmes qui peuplent cette terre, même les plus dégradés d’entre nous. Il en va de notre propre survie, de notre propre humanité, de l’espoir qu’un jour, nous puissions vivre une vie meilleure dans un monde meilleur.
Et dans cette équation, la peine de mort n’a pas, et n’aura jamais, sa place. Car elle dégrade ceux qui en sont la cible autant que ceux qui l’acceptent ou la donnent.
Voici donc la liste de nos pays qui n’ont pas aboli la peine de mort :
Afghanistan
Algérie
Antigua et Barbuda
Arabie saoudite
Bahamas
Bahreïn
Bangladesh
Barbade
Belize
Biélorussie
Birmanie
Botswana
Brésil
Brunei
Burkina Faso
Cameroun
Chine
Chili
Comores
Corée du Nord
Corée du Sud
Cuba
Dominique
Égypte
Émirats arabes unis
Érythrée
États-Unis d’Amérique
Eswatini
Éthiopie
Gambie
Ghana
Grenade
Guatemala
Guinée équatoriale
Guyana
Inde
Indonésie
Irak
Iran
Israël
Jamaïque
Japon
Jordanie
Kenya
Koweït
Laos
Lesotho
Liban
Libéria
Libye
Malaisie
Maldives
Mali
Maroc et Sahara occidental
Mauritanie
Niger
Nigeria
Oman
Ouganda
Pakistan
Pérou
Qatar
République centrafricaine
République démocratique du Congo
Russie
Saint-Christophe-et-Niévès
Saint-Vincent-et-les-Grenadines
Sainte-Lucie
Salvador
Singapour
Somalie
Soudan
Soudan du Sud
Sri Lanka
Syrie
Tadjikistan
Taiwan
Tanzanie
Thaïlande
Trinité-et-Tobago
Tunisie
Vietnam
Yémen
Zambie
Zimbabwe



