
Ma petite vie se cantonnait à ma toilette du matin, le jardinage, la préparation de mes repas, l’attente de mon aide-ménagère pour le petit brin de ménage et les seuls échanges de ma journée. Puis ma sieste, mon thé à l’heure du goûter, sur ma terrasse et mon journal régional sur FR3.
Madeleine vivait seule depuis longtemps. Son mari était mort cela faisait déjà trente ans ; un cancer du poumon l’avait emporté bien trop tôt. Elle avait continué à vivre dans leur petite maison de campagne. En mémoire d’Edouard, elle avait maintenu le potager année après année, cultivant les tomates, les pommes de terre, les haricots verts pourtant si pénibles à cueillir, les courgettes longues et rondes, les salades et les radis. Elle avait aussi conservé le carré de fraisiers qui donnait de moins en moins, les framboisiers, les pieds de cassis et de groseilles, et les arbres du verger : cerisiers, pommiers, abricotiers, poiriers et le magnifique figuier qui faisait la fierté d’Edouard.
Les poules, quant à elles, avaient fini par mourir de vieillesse. Madeleine n’avait plus d’œufs frais mais elle ne se sentait plus la force de continuer à nourrir et bichonner « ses fifilles », comme elle les appelait. Siméon, son petit-fils, lui avait souvent reproché de ne plus pouvoir manger « les-œufs-à-mamie-avec-des-mouillettes-au-beurre-salé ».
– Ah mon p’tit, j’aurais bien fait tes œufs cocotte mais ma Blanchette est partie ! C’était ma dernière fifille. Elle me manque, un peu. On faisait la causette toutes les deux. Elle m’amusait à me répondre avec un caquètement toujours approprié.
Il faut dire que Madeleine s’ennuyait. Avec Edouard, ils avaient été famille d’accueil. Vingt-et-un enfants étaient passés par leur maison ; certains pour quelques jours, d’autres pour plusieurs années. Avec les trois siens, ça faisait toujours du monde.
Elle repensait souvent à Jacky. Oh là là Jacky… il lui en avait fait passer des nuits blanches. C’était un gosse en or, avec le cœur sur la main. Mais tellement mal dans sa peau, avec sa mère dépressive et son père en prison. Des frères et sœurs, il ne savait même pas combien il en avait. Sa mère se consolait de sa précédente rupture dans les bras d’un nouvel homme, tombait enceinte, le quittait, mettait au monde son enfant et repartait dans les bras du premier venu. Il voulait fuir cette réalité qui le faisait souffrir. Un jour, il ne revint pas et c’est la police qui informa Madeleine que son corps avait été retrouvé. Elle ne s’en remit jamais vraiment.
– Tiens, aujourd’hui, le 27 juin, je pense fort à toi mon Jacky. Quarante-trois ans que tu nous as quitté. Je t’aime toujours autant mon Kiki. Tu serais devenu un bon garçon et tu aurais su être heureux auprès d’une femme, une petite comme Christine. Tu te rappelles Christine ? Tu l’aimais bien. Je sais que vous vous cachiez tous les deux derrière le poulailler pour vous bécoter. Ah, c’est si triste mon Jacky.
Les trois enfants de Madeleine et Edouard avaient quitté la campagne pour la ville depuis bien longtemps.
Michèle, l’aînée, était partie s’installer à Paris pour ses études. Elle y avait rencontré Michel, qu’elle avait épousé après son doctorat. Elle avait ouvert un cabinet de médecine dans le 11è arrondissement, tandis que son mari avait continué sa spécialisation en chirurgie digestive. Ils eurent un seul enfant, Gilbert-Mathis, qui passa son enfance en pédo-psychothérapie. Aujourd’hui, il vit seul dans une petite ville proche d’une gare. Il travaille pour la SNCF et voyage régulièrement, mais jamais pour venir voir Madeleine, non, il n’a pas le temps.
Claude, le cadet, après sa rencontre avec Natalia, était parti vivre en Pologne. A part la petite carte de vœux annuelle, Madeleine n’avait plus jamais eu de nouvelle de son fils. Enfant, il avait eu du mal à partager ses parents, surtout sa mère avec autant « d’étrangers », à qui elle donnait son amour, malgré tout ce qu’ils lui faisaient subir. Claude ne le supportait pas mais rien ne changeait.
– Mon petit Claude … ça me fait bien de la peine quand je pense à toi. Tu aurais voulu avoir une mère pour toi tout seul, mais ce n’était pas la voie que je m’étais tracée. Je sais que tu en as souffert. J’ai pourtant passé bien du temps avec toi. Mais ta douleur était trop forte. Et aujourd’hui, c’est moi qui aurais envie de t’avoir mon fils, rien que pour moi. Mais à son tour, tu t’es tracé ta propre vie, dans laquelle je n’ai que très peu de place.
Quant à Dominique, la benjamine, Madeleine la voit encore régulièrement. Il faut dire qu’elle est en fin de carrière d’institutrice. Elle avait du temps, elle, pour venir voir maman. Après avoir épousé Hervé et mis au monde trois enfants, elle continuait à entretenir les liens familiaux et même familiaux élargis, avec Ludovic et Cathy, les deux derniers enfants confiés à Madeleine et Edouard.
Dominique passe tous les ans, le 10 octobre, pour l’anniversaire de sa maman, le 14 août, pour l’anniversaire de la mort de papa et invite Madeleine à chaque réveillon de Noël, même si, depuis quelques années, le réveillon se passe plutôt en journée.
Mais le reste de l’année, Madeleine ne voyait plus personne. Ses amis étaient partis les uns après les autres et à part quelques cartes postales, les nouvelles se raréfiaient.
– Ce sera moi la prochaine. On ne va pas m’oublier sur Terre quand même ?
Le clocher de l’église sonnait 8h, l’heure d’aller au jardin cueillir les haricots, avant qu’il ne fasse trop chaud. En traversant l’allée principale du potager, Madeleine vit au loin, dans les fraisiers, quelque chose bouger. Elle regarda de sa vue de nonagénaire, ne vit rien de particulier et continua de marcher jusqu’au panier en osier dans lequel elle mettait sa cueillette. Mais qu’elle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle découvrit une petite boule de poils dans le fond de son panier.
– Bonjour mon mignon, tu en as une belle tête. Mais que fais-tu dans mon panier ? Oh, tu as envie de caresses, toi. Et tu n’aurais pas faim ? Si on rentrait tous les deux à la maison, je te verserais une belle tasse de lait. Ça te dit du lait ? Mais tu ronronnes ?
Tu comprends ce que je te racontes, c’est ça… Tu me rappelles ma Blanchette. Elle me répondait toujours quand je lui faisais la conversation. Tu sais, je n’ai plus personne à qui parler autour de moi. Ça me fait tellement plaisir que tu sois venu élire domicile dans mon jardin. Je me sentais triste, seule dans cette maison. Et te voilà. Tu es comme un cadeau. Je suis heureuse que tu sois là.
Faudra que je te parle de Michèle, ma Michèle. C’est un grand médecin tu sais. Et puis avec son mari, il s’appelle Michel aussi, ils ont eu un fils, je ne sais pas si tu le verras un jour, il est très occupé. Et mon Claude. Il me manque parfois. Je regrette qu’il soit parti mais c’est son choix. Et puis tu vas bientôt voir Dominique et toute sa clique ! Ça me fait plaisir de pouvoir te les présenter. Ils vont sûrement m’apporter des fleurs et des caramels mous, j’adore ça. Et une religieuse au chocolat, mon dessert favori. Elle sait comment me faire plaisir. La prochaine fois, elle apportera du lait frais pour toi, j’en suis sure !
Oh tu as vu toutes ces mauvaises herbes dans les framboisiers, il va falloir que je m’en occupe. A moins que j’attende la fin de la saison. Qu’est-ce que tu en penses ?
Et depuis ce jour, Chocolat partage la vie de Madeleine. Il l’accompagne au potager chaque matin et pendant que l’une cueille les fruits et les légumes, l’autre chasse les insectes et boit dans l’arrosoir.
Anne-Emmanuelle FICHOT



