Dans la salle du petit déjeuner de l’hôtel, à Ferrare, passait en boucle “Il giardino dei Finzi-Contini” (Le jardin des Finzi-Contini). Chaque matin, entre deux gorgées de thé, notre œil était immanquablement attiré par un passage nouveau. Mais il faut avoir très soif ou aimer vraiment beaucoup le thé pour voir un film dans ces conditions. Depuis bien sûr, j’ai vu le film plusieurs fois.
En 1970, V. De Sica, cinéaste inégal mais intéressant, réalise ce qui est assez unanimement considéré comme son dernier grand film. Le scénario, ne l’oublions pas, est, entre autres, de Valério Zurlini, dont il faut redécouvrir les films, “Été violent” et “La fille à la valise” surtout, absolument magnifiques. Nous sommes à Ferrare, justement, peu de temps avant la guerre. Tout commence dans la fertile splendeur de l’été. Fleurs, fruits, abondance, le générique défile dans cette douce et belle lumière diffuse qui va être la marque visuelle du film.
De beaux jeunes gens habillés de blanc arrivent à bicyclette aux abords d’une propriété ceinte d’un mur. Ils viennent faire un tournoi chez les Finzi-Contini, richissime famille juive. La grille s’ouvre, on pénètre dans le parc, on se dirige vers le tennis. Arbres magnifiques, grandes allées, ciel limpide. Tout est éclatant. D’un côté des affaires de coeur, de l’autre la situation politique, la guerre que l’on sait imminente. Sont-ils donc insouciants ou inconscients ces jeunes gens qui se cherchent, se désirent, parlent examens, poésie, mais semblent ignorer le monde?
Il y a Micol (Dominique Sanda, icône du cinéma italien des années 70. Elle joue alors avec Bertolucci, Visconti, Cavani, Bolognini), Giorgio (Lino Capolicchio), Bruno (Fabio Testi), Alberto (Helmut Berger, autre figure étrangère du cinéma italien. Que l’on pense aux “Damnés” ou à “Ludwig” par exemple). Depuis l’enfance Giorgio aime Micol. Elle, tout en aimant Giorgio, va préférer se donner à Bruno avant que celui-ci ne parte sur le front russe. Alberto lui aime peut-être Bruno? Le sait-il seulement? Il souffre d’un mal mystérieux. Il suffoque. Difficile de respirer dans cette Italie-là.
L’histoire, l’Histoire est en marche. C’est au cinéma que nous la découvrons, l’Histoire, à travers des actualités, nous signifiant au passage que le cinéma n’est pas un lieu d’innocence mais de révélation. On y voit des défilés, qui préfigurent ce qui arrive bientôt dans le film. On y voit, sous les bombes, des murs qui s’écroulent. Le jardin/paradis est par essence un lieu d’exclusion. Et à tout jardin, à tout mur, sa chute. Á tout fruit, aussi beau soit-il, son ver. Á tout beau temps son orage, qui ne tarde pas à exploser, dispersant tout le monde. Tout concorde.
Dans le film, aussi bien que l’apparition des personnages, leur disparition est remarquable. Ils cessent d’être là, tout d’un coup, et on ne les revoit plus. Amis, camarades, parents, les uns meurt chez eux, d’autres à la guerre, d’autres fuient, se marient. Tout cela hors-champ. Un point c’est tout. Simple et brutal. Il est beaucoup question de murs dans ce film, vrais ou imaginaires. Ceux que l’on érige entre soi et le monde, ceux de la haine, de l’argent. Les murs de la loi qui peu à peu excluent les juifs des clubs de tennis, des bibliothèques, des mariages mixtes, etc. Le mur du silence que personne ne franchit plus. C’est sur un mur que Giorgio voit Micol pour la première fois. Qu’y fait on en ces murs? On y joue, on y meurt. On y parle poésie. Micol porte sur tout cela un regard souvent absent. Elle prépare un mémoire sur Emily Dickinson et sait donc ce que sont la solitude, l’absence, et l’amour non partagé. “On apprend l’eau par la soif, la terre, par les mers franchies, les transports, par les affres, la paix, en comptant ses batailles, l’amour, par une image à garder, et les oiseaux, par la neige” écrivait Emily.
Rien au bout du compte ne protège de la folie des hommes qui vient vous arracher à vos murs pour mieux vous enfermer dans les siens. Il est certains murs dont on ne revient pas. La beauté des corps, leur jeunesse, la douceur de cette lumière persistante, la tranquille beauté de Ferrare, tout cela ajoute à l’ampleur de l’horreur qui se prépare. “Pour nous, dit Micol à Giorgio, ce n’est pas posséder les choses qui compte. C’est…le souvenir des choses, la mémoire des choses.” Elle a déja, malgré son jeune age, la prémonition du souvenir, si j’ose dire, son importance dans les temps qui viennent. Á la chaleur étouffante de l’été succède bientôt l’hiver. Un dernier regard sur la neige, qui, à Ferrare, laisse la page blanche et la mémoire en deuil.
Ah! j’oubliais, la première fois que j’ai été à Ferrare, il neigeait.