1940. La Belgique sous occupation allemande
Les journaux, quotidiens ou périodiques, sont sous la férule de la Propaganda Abteilung. Le «Vingtième Siècle», journal dirigé par le très conservateur Abbé Wallez, dans le supplément jeunesse duquel Hergé dessinait depuis 1929 les Aventures de Tintin et Milou, est censuré. Le jeune homme et son épouse Germaine voient leurs ressources fondre comme neige. Après quelques semaines d’exode passées à Collanges en Auvergne, ils rentrent finalement à Bruxelles, le roi Léopold III ayant invité ses sujets à reprendre leurs activités. Pour Hergé, ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde.
Le Soir, quotidien maintenant sous la coupe de l’occupant (on parle de «Soir volé») propose au dessinateur de reprendre la série des aventures du petit reporter dans les pages de son supplément jeunesse. Hergé hésite. Des amis, en particulier Philippe Gérard, le mettent en garde face à cette compromission. Hergé, qui ne parage en rien les utopies de l’Ordre Nouveau et a coupé les ponts avec Léon Degrelle, ne voit pas quel mal il y aurait à publier ses petits dessins inoffensifs dans un journal… qui tire à 300000 exemplaires. L’avenir lui donnera tort.
Après huit histoires parues en album et une (Au Pays de l’Or Noir) interrompue pour cause de guerre, il maîtrise parfaitement son talent et les enfants en redemandent. En octobre 1940, ce sont donc les premières planches de ce qui s’appellera plus tard Le Crabe aux Pinces d’Or qui paraissent dans le Soir. Avec bientôt la rencontre inoubliable d’un marin alcoolique, le capitaine Haddock.
1941. L’étoile sinistre
Les premières pages de la dixième aventure de Tintin, L’Étoile Mystérieuse (et non L’Île Mystérieuse, qui est un livre de Jules Verne) nous plongent dans une ambiance apocalyptique: une nuit oppressante, l’asphalte qui fond sous les pas, des rats quittant leurs égouts, une araignée démesurée et surtout une étoile jaune qui grossit dans le ciel, menaçante. Pour couronner le tout, un prophète véhément qui tape sur un gong en criant aux passants: «C’est le châtiment! Je vous annonce que des jours de terreur vont venir! La fin du monde est proche!». Son nom: Philippulus. Toute ressemblance avec le Philippe Gérard nommé plus haut ne serait pas fortuite: Hergé, qui fut son ami proche au point de nommer l’un de ses personnages fétiches Flupke («petit Philippe» en bruxellois), ne peut plus supporter les anathèmes de celui qui le soupçonne d’être un traître, un vendu et un lécheur de bottes. Règlement de comptes.
Tintin se rend à l’observatoire pour demander au professeur Calys (Calice?) ce qu’il pense de cette étoile maléfique. La réponse de ce dernier est sans appel : il s’agit d’une immense boule de matière en fusion qui va entrer en collision avec la terre. «Juste ciel!… Mais alors, c’est…» dit Tintin. «LA FIN DU MONDE, OUI!» s’écrie Calys. Et d’après les calculs, le cataclysme aura lieu à 8 heures, 12 minutes et 30 secondes. Une lecture un peu attentive révèle le talent du dessinateur, conteur génial qui propose une intelligence à plusieurs niveaux. Les enfants éprouvent une peur délectable (je me souviens de ma frayeur devant cette Épeire Diadème, sorte de svastika sur fond atomique). Les adultes remettront l’épisode en contexte: tragédie, étoile jaune et solution finale. En Belgique aussi, les mesures d’exception contre les juifs se mettent en place.
Hergé, lui, continue à dessiner. Avec parfois des dérapages d’un goût plus que douteux: «Tu as entendu, Isaac? La fin du monde! Si c’était vrai ? – Hé! Hé! ce serait une bonne bedite avaire, Salomon!… Che dois 150000 Frs à mes vournizeurs… Gomme ça che ne devrais bas bayer…». Antisémitisme ordinaire. Ne cherchez pas ces deux cases de la version noir et blanc dans votre mémoire: dès 1942, mieux éclairé sans doute, Hergé les a supprimées de l’album. De même qu’il rebaptisera Bohlwinkel («petite boutique de confiserie» en bruxellois) le banquier américain Blumenstein.
Le ciel sur la tête
C’était la grande frayeur de nos ancêtres les Gaulois: que le ciel leur tombe sur la tête… Du moins d’après ce que proclame un autre héros de bande dessinée concurrent de Tintin: Astérix. Le reporter, toujours poursuivi par la vindicte de Philippulus le prophète («retourne chez Satan ton maître») et par ses prévisions dignes d’un inquisiteur: «Oui, nous aurons la peste!… La peste bubonique!… Et le choléra!… Et ce sera la fin du monde». Et plus loin: «Va chez le prince des ténèbres, ton maître…». Pas de doute, nous sommes en plein millénarisme: le Vingtième Siècle est mort: en route pour le grand Bug de l’an 2000! Alors Tintin jette un broc d’eau sur le crâne surchauffé de l’imposteur. Mais ce dernier le poursuit jusque dans ses rêves. Réveillé en sursaut par ce qu’il croit être le gong du sinistre individu, notre héros entend s’égrener les dernières secondes à l’horloge parlante. «Huit heures, douze minutes, vingt secondes… Tip… Huit heures, douze minutes, trente secondes… Tip» Et le plafond lui tombe sur la tête: «Ça y est!… La fin du monde!».
La page une fois tournée et son appartement quelque peu dévasté, Tintin dit à son chien: «Ce n’est pas la fin du monde!… Ce n’est qu’un tremblement de terre!» – «Ah!… Ce n’est QUE ça!» dit Milou. Euphémisme. Et ils courent tous les deux au milieu des gravats de la rue et des gens tirés de leur sommeil, pour arriver à l’observatoire. Là Tintin saute au cou du gardien, pourtant peu avenant, avec cette phrase digne d’un zélateur de Paco Rabanne au soir de l’éclipse du 11 août 1999: « Hourrah!… La fin du monde est remise à une date ultérieure! »