Rue de Verneuil. Chez l’homme à tête de chou. Non loin de Don Camillo. Avec un copain de Philippe. J’entends Gainsbourg, le godo de living-room black and black. Piano, micros, projecteur, tableaux de Klee, fauteuils et – avant de rencontrer le vrai – l’homme à tête de chou de Denis Lalanne assis devant une table de verre où rôdent des rats figés. Gainsbourg entre à l’heure juste, en compagnie de Jane et des gosses. Deux minutes d’électrochoc pour vérifier de visu que Birkin est vraiment très belle, ô Marilou à l’improviste. Le serge est mal rasé, comme dans sa légende, comme à la télévision. Un large sourire qui inspire la bonté – et toc – et des yeux vifs à en oublier les oreilles. Tes oreilles ? Les amplis de la mémoire …
Jean-Luc Maxence : Interroger quelqu’un c’est tenter de connaître un peu, de faire aimer ou détester. Si le lecteur n’a pas envie de vous brûler ou de vous jeter des fleurs à la sortie, c’est que nous aurons perdu notre temps. Essayons de ne pas perdre notre temps. Le temps, pour vous, c’est précieux ou non ? C’est ma première question.
Serge Gainsbourg : Le temps … Le Passé ne me concerne plus, l’instant présent ne me concernera plus tout à l’heure, le futur m’intéresse. J’ai la notion de l’échéance prochaine. Une notion, plutôt une impression. J’ai 48 ans. J’ai fait les deux tiers de ma vie…
JLM : Dans l’instant, qui êtes-vous donc ? Poète ? Musicien ? Chanteur ? Inclassable ? Comment voudriez-vous que l’on vous voit ?
Serge Gainsbourg : Je m’en fous, qui “on” ?
JLM : Vous-même, comment vous voyez-vous ?
Serge Gainsbourg : Ça m’est égal, comme on voudra… je m’en fous sauf en peinture…
JLM : La peinture, justement. Curieuse remarque. Vous dites quelque-part que vous êtes un peintre raté. C’est une boutade ou une nostalgie de non reconnu ?
Serge Gainsbourg : C’est une boutade. J’ai cherché en peinture une certaine intégrité. Mais, comme je n’ai pas voulu être “assimilé”, je n’ai pas trouvé mon propre regard ni son public. Puis, après, j’ai abandonné par lâcheté. Pour moi, la peinture est un art majeur et je cherchais à transporter un univers qui était le mien, un certain déséquilibre avec lequel je cohabite.
JLM : Gainsbourg Serge, c’est l’équation : violence = humour + tendre + poésie + un zeste de cynisme et quelques partouzes qui se terminent mal avec l’extincteur d’incendie sur le lino… Ça vous va ?
Serge Gainsbourg : Pas mal. Cela ne me choque pas. Sauf que je suis contre les partouzes et que je le dis d’ailleurs dans mon disque à Marilou.
JLM : Avec des jeux de mots. Votre domaine particulier ?
Serge Gainsbourg : Je n’aime pas l’expression jeux de mots. Jeux de mots, c’est futile. Ça a peu d’importance. Je préfère dire …
JLM : Les jeux de verbe ? C’est un peu la poésie, non ?
Serge Gainsbourg : Si vous voulez. Mais la poésie n’a pas besoin de musique, ni de la mienne, ni de celle des autres. Elle n’a pas besoin d’accompagnement. Mais enfin, oui, c’est vrai, je touche un peu à la poésie, un peu à la musique. Mais vous savez, les poètes, à part Rimbaud, depuis Rimbaud… C’est comme les peintres après Paul Klee et Francis Bacon…
JLM : Ou écrire ? Vous n’avez jamais eu envie d’aller plus loin en écrivant un roman ou des textes ?
Serge Gainsbourg : Si. Je suis en train d’écrire un roman. Il s’agit d’une fiction pure ou la part autobiographique est mince. Mais il faudra encore des années pour parvenir à écrire ce que je veux. C’est la première fois que j’entreprends un roman, et c’est pour moi plus important que le reste. La chanson n’est qu’un métier. Un métier pour gagner ma vie. Le roman ? C’est important pour moi, comme la peinture, ça peut me traduire.
JLM : Traduire votre peur de la mort par exemple ? Au fait, votre 6,35 vous fait-il encore des yeux doux ?
Serge Gainsbourg : (il rit jaune). Oui la mort … C’est difficile à accepter lorsque l’on est un athée complet comme moi.
JLM : J’allais vous demander ce qu’est Dieu pour vous ?
Serge Gainsbourg : Les hommes ont eu besoin d’inventer des dieux, ce qui ne prouve pas que les dieux ont inventé les hommes. C’est tout à fait incertain et ça ne résoud rien. Rien du tout.
JLM : C’est noir comme vos murs. Tout est peint en noir, ici. Les murs et le plafond. Ça vous plaît ?
Serge Gainsbourg : Ça me plaît, oui… Parce que le noir n’est pas une couleur.
JLM : Le blanc non plus.
Serge Gainsbourg : Le blanc non plus, c’est vrai. Mais le blanc m’inquiète. C’est la couleur des cloisons, des asiles psychiatriques. Le noir, c’est en somme, l’inverse. Ca me rassure peut-être ?
JLM : Rassurons-nous. Parlons d’avenir ? Vos projets ?
Serge Gainsbourg : J’ai touché un peu à tout. La chanson, la musique, la peinture. Je préfère des musiques de film. Mais vous savez, la musique, à part la musique classique… Le cinéma : je t’aime moi non plus. Je ne regrette pas ce film. Au contraire. je l’ai revu dernièrement. Je crois vraiment qu’il vieillira bien. C’est un bon signe. D’ailleurs, je prépare un autre film. Je voudrais aussi mettre sur pieds un spectacle, une sorte de One man show. Parce que moi, chanter comme ça, sur la scène, avec les projecteurs, ça non. Je veux imaginer autre chose… Un spectacle unique. Autre chose. Et puis, il y a le roman…
JLM : Et les critiques, vous touchent-elles ?
Serge Gainsbourg : Avec mon film, j’en ai eu pas mal. Il y a eu des bonnes critiques, beaucoup de critiques. Certaines très favorables, ce sont celles que je juge bien écrites. D’autres dégueulasses, ce sont celles que je juge – bien sûr – mal écrites ! (rire).
JLM : Vous aimez l’ordre ?
Serge Gainsbourg : Oui ; j’ai besoin d’évoluer dans un cadre extérieur en ordre pour faire contraste avec mon désordre intérieur pour pouvoir imaginer et créer.
JLM : dans la vie quotidienne, il vous faut aussi de l’harmonie ? Un couple … Un couple, c’est possible ?
Serge Gainsbourg : (étonnement puis rires) Possible … Le terme est terrible, terriblement juste. Il y a longtemps que… Possible. Oui, c’est possible. La preuve, avec Jane… Le couple c’est possible !
JLM : Et la drogue aussi ?
Serge Gainsbourg : La drogue. Je vous citerai la phrase de Michel Piccoli qui passait en voiture près de chez moi et dont le voisin dit : “on est prêt de chez Gainsbourg. Ce Gainsbourg, il se drogue, c’est un drogué, ce type !”. Et Piccoli de répondre : “Pire, il ne se drogue pas !”. En effet, je n’ai aps besoin de drogue pour être dans l’état où je suis. Je suis un drogué de naissance, si vous voulez !
JLM : Admettons pour conclure que vous êtes mort. Vous êtes mort et prudent, surprise, vous ne l’êtes pas et vous vous trouvez en face de Dieu, en face de Quelqu’un. Qu’allez-vous lui dire ?
Serge Gainsbourg : Quel dieu ? Si c’est le mien, celui des juifs, je serai sûrement pote avec lui, mais si c’est un autre, le dieu de Mahomet par exemple, je m’en irai, je décamperai.
Voilà, j’ai voulu que l’entretien soit bref. Je n’ai pas voulu épiloguer ou divulguer des détails. Ou faire mousser la vedette dont je me fous. J’ai cherché l’homme, l’ambiance, son angoisse. Je l’ai trouvé, juste, sympathique, intraduisible en mots. Impossible avec lui de faire du journalisme. Quelle chance, je déteste tant le journalisme facile ! J’ai salué un type libre, avec une carlingue comme un poème vrai. Derrière la table de verre, il y avait son chien récemment retrouvé. Curieux, le chien de Serge Gainsbourg est blanc…
Entretien recueilli par Jean Luc Maxence
Ce temps de lire n°1 – juin 1979.