« L’Amour est un mot de lumière écrite d’une lumière sur une page de lumière ».
Khalil Gilbran
Année 1840. Les Prairies. Altitude zéro. Les caravaniers s’arrêtaient pour un campement sur la vieille piste espagnole qui leur permettait depuis le Nouveau Mexique de rejoindre la Californie.
Année 1905. Le chemin de fer est construit en plein désert. Les prairies vont devenir Las Vegas.
Année 2000. Autrement dit, un siècle plus tard. Que sont devenus les caravaniers? Sous quels cieux se sont envolés les feux de camp des pionniers? Où sont passés les silences de la nuit où l’on pouvait sans doute percevoir ces mille bruits seuls perceptibles au cœur des grands déserts? Qu’est devenu le premier néon posé en 1934?
Aujourd’hui, Las Vegas, c’est Babylone revue par Disneyland. Les feux de camp se sont éteints, bousculés pour l’éternité par les artifices du long boulevard. La nuit et le jour la ville flambe et risque bien de nous faire oublier le soleil. L’aéroport s’est substitué au petit train qui n’a plus de gare. Las Vegas a pour toujours enterré ses prairies et ses grands silences. Mais, à quelques centaines de kilomètres, la nature veille et la surprise des canyons reste entière. La lumière, la vraie, nous revient au raz des failles, à l’orée du jour. Si l’on choisit son heure, l’on peut encore tenter d’avoir, pour soi seul, cette émotion unique qui à jamais flanque au musée des souvenirs les éclairs sulfureux de la ville. Si vous allez à Vegas tout simplement pour voir, je vous souhaite, après le gigantisme, l’orgie, la rutilance, les éclairs, la démesure, oui, je vous souhaite la toute petite lumière du jour sur les grands rochers fauves…
Ladakh mon amour…
Année 2001. Voyage improbable au cœur de nulle part. Tout là-bas à l’autre bout du monde, dans ce petit Tibet qui se nomme Ladakh. Altitude 3500 mètres. Pays de l’espace, des nomades, des hauts plateaux, des monastères bouddhistes perchés à 4 000 mètres et plus ! Pays d’une société qui se rit des castes. Le descendant d’un vieux roi salue encore d’un sourire un pauvre paysan. Les moines vous offrent le thé en essuyant leur tasse avec le tissu de leur longue robe grenat. Frémissement furtif: les machines à laver sont totalement absentes du contexte. Ici, l’eau est une pierre précieuse… Le vieux moine est bien vieux et sa robe si sale! Il nous faut un instant sacrifier le confort habituel pour éprouver le partage au beurre de yack. Miracle lumineux des rencontres.
Et l’on va ainsi des heures et des jours d’émerveillements en émerveillements, de shortens en gompas, de rituels d’offrande en troupeaux nomades, de danses sacrées en peinture de mandalas, de moulins de prière en drapeaux de plein vent… Lieux de solitude absolue où le surnaturel occupe la place majeure. Petit matin de premier matin du monde où l’aube immobile découvre peu à peu l’harmonie et la précarité impensables à nos esprits occidentaux. Au sens propre du terme, le voyage est magique.
À l’hôpital de Leh, entre souffle et silence
Au cœur de la capitale Leh, la magie perd de sa densité. J’en garderai peut-être quelques souvenirs légers comme l’air, ou rudes comme le climat. Mais deux images poursuivront mes jours jusqu’à la fin: l’hôpital de la ville. Mon amour entre un souffle et le silence! Couleur glauque. Ambiance indescriptible de patients solitaires. Les cuvettes débordent, les draps du lit ont vu passer plusieurs générations de malades. Un chat traverse ce qu’on appelle une «chambre» et court après une souris! Un vieux moine crache ses poumons dans le lit voisin! Heureusement, une bonbonne d’oxygène arrive portée par une infirmière attentive. Elle n’a rien oublié sauf l’oxygène de la bombonne… Une demi-heure de perdu pour une vie au bord de l’extrême!
Et je dois repartir dans la nuit avec au cœur la petite sœur espérance. Et la seconde image se superposera à la première. Les longues rues de Leh, si longues, si longues et si noires. Après 22 heures, la ville n’a plus d’électricité. Un taxi me ramène à l’hôtel. C’est le royaume des ombres et des fantômes. Tout est fermé. Rien ne bouge hormis les chiens affamés et les vaches efflanquées qui tout au long de la longue rue me réservent une haire d’honneur en faisant les ordures de la ville! J’en tremblais encore au petit matin lorsque, à la dernière minute de la nuit, retournant à l’hôpital, je retrouvais les mêmes vaches et les mêmes chiens poursuivant leur besogne de nettoyage.
Ce petit matin-là…Oui, je m’en souviendrai. Impatience de l’aube. Appel à la lumière qui allait tout transformer. Appel au grand jour pour laver la longue rue et faire disparaître chiens et vaches. Surtout, appel au miracle de la vie avant de rejoindre l’hôpital. Le vieux moine continuait de veiller en crachant et en priant. Le chat poursuivait sa course avec dame souris. Mais toi, toi tu étais vivant et le soleil s’est levé. Le miracle avait eu lieu. En une seconde, toutes les lumières du monde rendaient les armes! La débauche d’étincelles à Vegas! La première fraîcheur du matin sur le peuple des roseaux en Bolivie, la brume indicible sur les lochs de l’Écosse, la lueur discrète du petit jour sur les murailles de Jaisalmer, la couleur d’incendie aux portes du désert, les brouillards mystérieux posés sur les Lofoten au large de la Norvège et la porte du soleil ouvrant sur les ruines Incas du Machu Picchu…
C’en était terminé de notre voyage intérieur aux pays des trois joyaux… Reprenant un vol direction la France pour cause urgentissime, nous retenions notre souffle. Comme dans un rêve, nous laissions derrière nous les chevaux du vent, les quatre gardiens, les cinq sagesses, les six mondes, que sais-je encore? L’univers des contemplatifs poursuivra désormais sans nous son chemin de prière et les chevaux du vent continueront sans cesse leurs litanies des hauts sommets. Atterrissage sur Paris. Lever du jour. Lumière douce. Nous avons respiré le soleil.