
« Chaque regard est poème…
Face à la mort aux yeux crevés ».
Jean Luc Maxence, Tout est dit ?
Poème 39 – Vingt mille regards.
Il y a des instants dans la vie qui durent vraiment une éternité. L’amour grandit dans la douleur comme il grandit dans la joie. Je les ai vécus ainsi, ces quatre jours passés à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, au chevet de mon ami poète et éditeur, en cette fin novembre 2024 tout engrisée, des pavés du boulevard de l’Hôpital que je fixais à chaque pas jusqu’au plus haut du ciel où je cherchais en vain, en levant la tête, un peu de bleu. Je cherchais par la marche comme un soulagement, en rentrant à pied chaque soir jusqu’au petit hôtel où je logeais dans le treizième arrondissement. Le bleu, je veux le bleu, disait un vers du premier recueil de mon ami, publié quand il avait seulement vingt-deux ans. Plus de cinquante ans plus tard, je le cherchais ce bleu comme un mot ancien qui aurait disparu.
— Donne-moi ta main…
Cela faisait un moment que j’étais assis, silencieux, tout près de son lit où il dormait et j’étais si loin, au milieu des ombres vagues mais douces du passé où mon esprit flottait, que sa voix si faible qui m’appelait me fit presque peur.
- Tu vois, dis-je en lui souriant, en pensées je suis revenu rue Vaneau où tu avais tes bureaux.
- C’était bien rue Vaneau… C’était le temps où j’étais avec ma Laine… Ta main est chaude…
Sa main, à lui, était très froide et je regardais ses ongles trop longs et sales.
- Je me souviens, Ghislaine, tu l’appelais ma Laine… Quelle histoire avec elle. Vous étiez comme chien et chat… Il faudrait demander que l’on te coupe les ongles.
J’aurais dû me taire. Il lâcha ma main et regarda ses ongles.
— Ils sont sales, très sales, tu as raison…
Il me sourit encore.
— J’en ai marre, tu sais… De tout çà… Mais je suis content que tu sois là.
Et il s’endormit. Je m’en suis voulu aussitôt d’avoir parlé de ses ongles alors que nous étions revenus en pensées rue Vaneau, dans un de ces tendres moments d’échange qui devenaient toujours plus rares, et plus courts, tant il était fatigué.
Je passais, avec son épouse que j’accompagnais chaque jour, beaucoup de temps à seulement le regarder dormir, plus ou moins calmement dans cette chambre du second étage du Pavillon La Rochefoucauld, tout au bout de la Pitié-Salpêtrière. L’allée centrale qui traverse tout l’hôpital depuis l’entrée principale est interminable, surtout en tenant par le bras la femme de mon ami, effondrée, marchant à peine. De ces quatre jours, je garde aussi l’épreuve de cette longue traversée jusqu’à l’entrée puis la station de taxi où je la raccompagnais en repartant le soir après nos après-midis de visites. Comme les deux spectres du Colloque sentimental de Paul Verlaine, nous évoquions le passé, leur passé, en l’occurrence, en marchant péniblement, et je crois bien que la nuit seule entendait nos paroles.
Je rentrais à mon hôtel, chaque soir, en allant de plus en plus vite comme si je pouvais fuir la douleur en courant. Lorsque nous étions jeunes, du temps de la rue Vaneau dont je parlais plus haut où mon ami avait ses bureaux, c’est lui qui marchait à grandes foulées dans les rues, à tel point que j’avais beaucoup de peine à le suivre. Il traversait la vie comme il marchait, au pas de course, et plus d’une fois, je m’en souviens très bien, s’arrêtant brusquement parce qu’une idée nouvelle lui venait en tête et qu’il voulait tout de suite la formuler à haute voix, je butais contre lui comme un promeneur distrait se heurte à un arbre ou à un réverbère. Il riait et repartait aussitôt en me disant : dépêche-toi, il faut que je la note avant que cette petite lumière ne s’éteigne.
Veiller un mourant, si l’on veut vivre ces heures avec lui en lui donnant du réconfort, oblige à trouver de quoi se réjouir en sa compagnie quand l’odeur de la chambre, pour ne parler que de cela, le triste spectacle de son visage amaigri ou les entrées parfois brutales mais nécessaires, au milieu de moments forts en émotions, des aides-soignantes, des infirmières ou des médecins, viennent sans ménagement s’opposer au désir d’être tout à ces instants d’intimité que l’urgence rend extraordinaires, même si les sujets de conversations sont, la plupart du temps, bien banals.
— Tu as bien mangé à midi, lui demandait chaque jour son épouse qui m’avait prévenu qu’un jour il disait que c’était bon, le lendemain que c’est immangeable.
— Non. C’était immangeable.
— Qu’est-ce que tu aimerais manger ? Quand nous allions tous les trois dans votre restaurant préféré, tu voulais toujours le canard à l’ananas, tu sais. Avec un peu de vin de Saint Émilion.
Je n’avais trouvé que cela à dire.
— Je voudrais du poulet ratatouille, dit-il en souriant au plafond.
— Ah, dit sa femme presque heureuse soudain, c’est parce que je lui fais tous les dimanches depuis un moment du poulet avec de la ratatouille. Il adore ça… Avec un verre de vin. Tu te rappelles bien celui que tu aimes avec la ratatouille ? Ce n’est pas du Bordeaux, celui-là.
— Le Saint Amour, oui, dit-il au bout d’un petit moment.
À quoi tiennent des instants d’éternité.
Le troisième jour, il était attaché par des liens aux barreaux de son lit. Un prurit le démangeait horriblement, je l’avais bien vu se gratter ou essayer de se gratter, et il avait aussi arraché sa sonde urinaire la veille après notre départ.
— Enlève-moi ces trucs, me dit-il en me montrant les attaches en tissu qui tenaient ses mains prisonnières du lit, et tu vas trouver un taxi pour que je rentre à la maison. On va se mettre au travail. J’en ai marre d’être là, ça suffit. On va se mettre au travail et on va faire un beau livre…
— Je ne peux pas, tu sais. Et puis, tu rentreras Avenue d’Ivry quand les médecins t’auront soigné. Bien-sûr qu’on va faire un beau livre, un très beau livre même.
— Ils vont t’opérer bientôt, dit sa femme en me regardant comme si elle voulait s’en persuader elle-même.
— Vous êtes sympathiques tous les deux ! Vous êtes sympathiques, nous dit-il en se tournant vers la fenêtre… Et puis vous vous ressemblez un peu avec vos cheveux blancs… C’est le matin ? Vous vous entendez bien, j’ai l’impression. J’en suis content… Mais j’en ai marre… J’ai mal partout.
Il ferma les yeux en essayant d’enfouir sa tête dans le coussin qu’on avait péniblement essayer de mettre en place derrière sa nuque. Et c’est à ce moment-là que deux jeunes médecins entrèrent dans la chambre pour nous parler. Sous leur masque cachant presque tout leur visage et à leur voix, ils me semblèrent être encore des adolescents. Celui qui prit la parole décida de me regarder moi dans les yeux et non l’épouse du malade, après avoir pris la précaution de lui demander qui j’étais pour eux et s’il pouvait s’adresser à elle en ma présence. Avec une douceur infinie, lentement, répétant plusieurs fois les choses comme quelqu’un d’expérience qui sait combien ses mots seront insupportables pour ceux à qui ils s’adressent et comme, dès lors, il faut les marteler avec la précaution d’un joaillier travaillant la plus précieuse des pierres, il expliqua la situation de mon ami hospitalisé.
— Monsieur Godmer* a été admis ici aux urgences à la suite d’une chute d’un escalator, provoquée par un évanouissement. Il a été transféré dans notre unité de soins parce qu’il avait une jaunisse visiblement et, après nos investigations, nous avons trouvé une tumeur au pancréas de plus de 5 cm. Après avoir échangé longuement avec nos collègues oncogériatres qui ont fait un bilan très détaillé de l’état de monsieur Godmer, il nous est apparu clairement qu’envisager une opération n’est pas possible, qu’il ne supporterait pas l’opération elle-même, il n’en aurait pas la force. Et si opération il y avait, les soins très lourds qui suivraient nous semblent inenvisageables pour lui, ils ne feraient qu’ajouter à ses souffrances. Nous pensons que le mieux pour lui est que nous décidions rapidement, dans les jours à venir, un transfert dans une unité de soins palliatifs où il sera très bien pris en charge et où vous pourrez, madame, ainsi que ses proches, le voir dans de bonnes conditions. Vous pourrez alors partager avec lui des moments plus apaisés, échanger avec lui plus aisément, si je puis dire. Le personnel médical en soins palliatifs fera tout pour que vous puissiez le voir dans de bonnes conditions. Il est même possible de faire en sorte, dans ces unités, que vous puissiez dormir à l’hôpital, si vous le souhaitez, et ainsi être avec lui au maximum. Vous comprenez ? Nous avons deux possibilités pour le moment, soit à Ivry soit à Cognacq-Jay, dans le 15e arrondissement. Voilà. Je suis désolé. Vous comprenez, madame ?
— Mais on va l’opérer bientôt, répéta deux fois son épouse qui me tenait si fortement le bras qu’elle me faisait mal.
— Tu as entendu ce qu’a dit le docteur ? dis-je doucement. Il ne sera pas opéré.
— Il ne va pas rentrer à Noël ?
— Madame, dit le jeune médecin en me regardant toujours, voulez-vous que nous allions dans le bureau avec mon collègue. Nous vous ferons venir après, si vous le voulez bien, monsieur, pour la ramener ensuite dans la chambre, entendu ?
J’ai dit oui de la tête et je me suis levé pour aider la femme de mon ami à prendre le bras du médecin et ils sortirent de la chambre. J’ai dû rester seul un bon moment.
— J’ai la poitrine couverte de nuages…
— Qu’est-ce que tu dis ?
Mon ami s‘était tourné vers moi et me regardait intensément.
— J’ai la poitrine couverte de nuages… répéta-t-il en me dévisageant.
— Tu as la poitrine couverte de nuages… Tu es un grand poète, tu sais.
— Non… Toi, tu es très important pour moi.
— Comment ça, qu’est-ce que tu veux dire ? Toi, tu as toujours été comme un grand frère pour moi, tu te rappelles que tu me logeais, tu me nourrissais, je dormais dans le lit de ton fils, Alex, quand il était chez sa mère…
— Ah, oui, c’est vrai. Avenue d’Italie. Il était chouette, cet appart.
— J’aimais les soirées où il y avait des tas de gens qui venaient. J’écoutais. Les gens des Éditions du Cherche-Midi, Jean Orizet, et Jean-Edern Hallier qui venait aussi.
— Ah, oui. J’ai aimé cette époque-là. C’est avec lui, Hallier, que j’ai fait le livre sur mon père et je suis passé dans l’émission de Pivot.
— Je m’en souviens, oui.
— Mais maintenant j’ai la poitrine couverte de nuages… Tu vois…
Et il s’endormit, épuisé.
Une poitrine couverte de nuages. Voilà ce qu’était devenu mon ami.
Je les vois, maintenant ces nuages, depuis son enterrement, je les vois très bien.
Ils passent au-dessus de ma tête et font une couronne de larmes et de rages,
de rires et de poèmes entretissant, pour l’éternité, son âme et la mienne.
*ce nom est une pure invention
Une poitrine couverte de nuages est la 16e et dernière nouvelle d’un recueil intitulé Quelques fragments d’éternité, livre à paraître en 2026.



