
Entretien avec Jean-Philippe Testefort, le 21 juin 2025 à Paris
Directeur de la collection «Imagination critique » aux éditions Unicité, le philosophe Jean-Philippe Testefort a publié l’an dernier un livre important en ces temps de perte de repères ontologiques et moraux. Une perte de repère ne signifie pas qu’il n’y ait pas de repères mais que ceux-ci existant, nombre de nos contemporains les recherchent sans pour autant les trouver. Afin de profiter de la lecture roborative de cet ouvrage, remisons nos certitudes et considérons également que nos propres repères sont quelque peu dans la brume. Véritable pavé dans la mare de la philosophie politique plutôt pépère actuellement, le Manifeste est jalonné de pépites dont la pensée au service de la cité pourra à l’avenir alimenter sa forge. Sans prétendre résumer le livre, l’entretien a pour objet de nous éclairer sur l’intention de l’auteur et les prémisses de son travail. En marge du marché de la poésie qui bat son plein place Saint-Sulpice, nous retrouvons Jean-Philippe Testefort et un ami, Laurent Desvoux-D’Yrek, pour un déjeuner sur le pouce, à l’abri du soleil dur de midi.
Éric Desordre : Jean-Philippe, ton livre est titré Manifeste pour un avenir non-politique. Peux-tu nous éclairer sur l’expression « non-politique » ?
Jean-Philippe Testefort : C’est un parti-pris à la fois résolu et difficile car l’expression est source d’ambiguïté. Le plus souvent, l’expression « non politique » renvoie à l’idée d’une société dépolitisée et certains mouvements politiques peu versés dans l’ouverture démocratique prônent un état de la société qui serait « non politique », c’est-à-dire où les rapports de forces ne seraient plus sujets à débats, moins encore à une remise en cause. Ce n’est pas ce sens que je lui donne, bien sûr (c’est pourquoi j’écris non-politique avec un tiret). Comme on le dit des géométries non-euclidiennes qui n’en sont pas moins des géométries, le mode non-politique reste politique mais réfléchit sur ses fondements et les conteste. Il est d’abord nécessaire de comprendre qu’il y a « le » politique et « la » politique. Le politique est le principe éthique fondamental, celui qui tapisse notre imaginaire et irrigue nos conduites : l’organisation collective repose sur un rapport de forces qui tend à se dissimuler derrière un euphémisme, à masquer l’arbitraire d’un accord extorqué. Il crée un pouvoir séparé, avec tout un système d’intercesseurs, faisant de toute société une société théologico-politique, une société dominée par un ordre transcendant qui conjugue autorité et pouvoir (sur). Ce pouvoir n’interroge pas, ou fait seulement mine d’interroger ses fondements qu’il justifie, qu’il essaye de rendre légitimes, donc dont il occulte le rapport de forces initial, quel que soit le régime politique en vigueur. L’idée du « non-politique » ne signifie pas pour autant revenir à un « avant », un ante-politique. Cela n’aurait pas de sens dans la mesure où le politique a créé des rapports d’extériorité de façon irréversible. Par conséquent, on a besoin d’une gestion politique, mais qui subvertit les fondements inégalitaires de toute société d’ordre politique.
Éric Desordre : Quelle différence fais-tu entre le non-politique tel que tu le définis, que tu le souhaites, et l’anarchie ?
Jean-Philippe Testefort : Il n’y a pas tant de différences. L’anarchie politique contient une intuition non-politique (« ni Dieu, ni maître », les deux faces du politique). Toutefois l’anarchie politique s’est constituée davantage contre certaines formes de la politique (dont l’État est l’emblème) qu’au regard du politique même. Prise dans les rets de l’histoire, sa radicalité n’était encore que relative. Aussi s’est-elle vue discréditée et travestie de par son opposition politique elle-même. Objet d’une disqualification idéologique qui en a modelé la notion, elle ne pouvait être que marginalisée et finir par devenir synonyme, dans l’imaginaire collectif dominant, au pire de « grand n’importe quoi », au mieux d’« utopie ». Si l’on veut proposer quelque chose de nouveau, il faut sortir des ressorts du politique. L’anarchie s’est développée sur le mode de l’opposition, de la contestation, du combat, et sans doute ne peut-on pas faire l’impasse sur ce moment, même dans une perspective non-politique. Mais, pour son avènement, passer par une forme un peu aboutie de démocratie peut constituer une étape suffisante et comme un palier en vue du non-politique. Toute la richesse de l’anarchie réside à mon sens dans toutes les initiatives de résistance sociale dont elle a été à l’origine ; je pense, par exemple, aux soupes populaires, aux initiatives théoriques et pratiques d’autogestion etc. Le paradoxe est que dans une société non-politique telle que je la définis, la politique serait extrêmement vibrante, chacun se sentant davantage concerné, à un degré ou à un autre. Ce ne serait pas la fin de la politique, mais l’épanouissement réel de celle-ci.
Éric Desordre : Considères-tu que le pouvoir soit confisqué purement et simplement, ou qu’il manipule afin de garder sa prééminence dans les esprits ?
Jean-Philippe Testefort : Quelles que soient les époques, il ne peut y avoir de politique sans fabrique du consentement.
Éric Desordre : Même dans une dictature ?
Jean-Philippe Testefort : Surtout dans une dictature. C’est sans doute là qu’elle se révèle de la façon la plus caricaturale. Mais, même dans les dictatures, la brutalité, la peur, la sidération ne suffisent pas, elles s’accompagnent toujours d’une certaine « mystique ». Le consentement passe par le religieux dans la mesure où toute société dite politique est théologico-politique. Elle détient l’autorité et le pouvoir, la légitimité et la légalité (que la soumission devienne obéissance, que le pouvoir devienne droit). La société contemporaine, par amenuisement de la sphère spirituelle et particulièrement celle du christianisme (dans l’aire occidentale au sens géopolitique), s’est transformée en star system, en société du spectacle, et les conduites tendent à prendre l’aspect de la publicité. Avec comme ingrédient liquide, l’argent, finalement investi dans les datas qui contribuent à la mise en formes des pensées et des comportements. Le pouvoir, de nos jours, se concentre manifestement dans le pouvoir d’achat. Acheter des biens, des services, des faveurs, des gens, du consentement.
Éric Desordre : Quand tu parles de pouvoir théologico-politique, on peut également inclure des pays de vieille tradition démocratique, à l’instar de la France. Dans une société sécularisée, la mystique républicaine a remplacé l’outil de mobilisation des esprits sinon des cœurs qu’est la religion.
Jean-Philippe Testefort : Robespierre en est un bel exemple, qui réclamait de ses vœux une religion républicaine. On ne tient pas un peuple rien que par la force et la peur.
Éric Desordre : Dans la Chine d’aujourd’hui, l’argent accumulé compte aux yeux de tous, mais aussi la mystique du peuple Han dont la longue histoire est sans arrêt mise en avant par le parti communiste chinois. La Russie elle-même, traversée par ses névroses d’empire contrarié, remet à la mode les traditions orthodoxes, le mysticisme slave et affiche sa prétention à représenter la deuxième Rome face à un « Occident » considéré comme décadent.
Jean-Philippe Testefort : Quand on est occidental au sens géographique, on ne se rend pas compte que l’Occident n’a pas été le seul précurseur de ce qu’on appelle généralement les « valeurs occidentales ». Romain Graziani, dans un ouvrage récent : Les lois et les Nombres, Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise, montre que depuis le IVème siècle avant JC, la Chine a créé un processus que, dans le Manifeste, je nomme « occidentalisation », en constituant son État sur le nombre, sur le calcul. Il s’agit là, avec la Chine et l’Europe, de deux histoires, avec leurs traits spécifiques, dont on ne saurait réduire l’étude comparative à quelques mots. Pour simplifier, disons que ce qui s’est fait en Europe de façon différente, de façon plus sinueuse et plus lente, et qui s’est accéléré à partir de la Modernité, s’est fait en Chine pratiquement depuis le début de son histoire politique.
Éric Desordre : Un début apollinien de l’État chinois ?
Jean-Philippe Testefort : En quelque sorte. Si le nombre a été enrobé de toute une mystique (autorité, légitimité), la société chinoise est très intéressée, calculatrice, méritocratique, accumulatrice de richesse. C’est tout sauf éthéré. C’est un des aspects du processus d’occidentalisation. Il se constitue via une méta-structure cognitive générale et conduit, à terme, à l’atténuation, à la régionalisation puis à la « folklorisation » (qui en consomme l’éreintement) de toute dimension vernaculaire dans l’organisation des modes de vie, des pratiques quotidiennes… La programmation des conduites (biotechnologies, technologies de l’information et de la communication, en particulier) est comme le bout de cette aventure, de nos jours, à l’échelle planétaire (ce que nous désignons par « totalitarisation du monde », initiée par les européens et leurs extensions depuis le 18ème siècle).
Laurent Desvoux-D’Yrek : Visitant dernièrement le cimetière de Bourg-la-Reine, j’ai demandé au responsable à l’entrée où se trouvait la stèle consacrée à la famille Galois, celle du célèbre mathématicien Évariste (une stèle du souvenir, car les Galois sont inhumés dans un cimetière antérieur). À sa grande surprise, il y a croisé de nombreux visiteurs venus d’Asie. Cette personne m’a raconté que cela était longtemps resté un mystère pour lui que de les voir se recueillir sur la tombe du jeune Évariste. Un jour, un Chinois parlant anglais lui a expliqué que les fondements de la réussite économique chinoise reposaient sur l’application des calculs de Galois. Les sommités des mathématiques et de l’économie chinoise de passage en France lui rendent donc hommage.
Éric Desordre : C’est une anecdote éclairante ! Jean-Philippe, dans ton livre, tu appelles de tes vœux une « orientalisation » du monde. Qu’entends-tu par orientalisation et pourquoi la souhaites-tu ? Je prends pour exemple la séduction chez nombre de dirigeants d’Asie du Sud-Est qu’exerce la « pensée de Lee Kuan Yew », architecte du miracle économique de Singapour. Sans aller jusqu’à le qualifier de « dictature éclairée », le pouvoir singapourien n’en est toutefois pas bien loin… Il est à noter que les modes d’organisation de la société d’une partie de l’Asie actuelle nous sont assez étrangers et ne représentent pas franchement un modèle démocratique vertueux à nos yeux d’européens.
Jean-Philippe Testefort : Les concepts d’occidentalisation et d’orientalisation dépassent largement les seuls contextes géographiques et politiques. En Europe, les méta-structures cognitives commencent avec la métaphysique, avec la philosophie de Platon. Pythagore, Thalès et surtout Platon développent la pensée d’une transcendance, d’un signifié idéel, d’une norme des normes à la laquelle se conformer, clé de voûte de l’ordre des choses. Les Chinois participent aussi à ce processus d’occidentalisation : ils craignent également l’arbitraire individuel, l’émotion, luttent contre le désir, contre le corps. De nos jours, l’État chinois n’est pas avare dans les moyens technologiques mis en œuvre pour surveiller et contrôler les populations. L’Orient géographique ne doit pas être confondu avec l’orientalisation. L’orientalisation, c’est « je pense par ce que je vis », plutôt que « je vis parce que je pense ». L’orientalisation répond de l’imagination critique, de l’apprentissage de la navigation dans l’invisible, de l’errance. Vivre son existence « d’abord », exister en échafaudant « ensuite » et en collant au fond(s) de l’expérience. Sur ce plan, l’éthique implique l’appréhension de l’autre, de la (bio)diversité, et participe de ce qui est opportun, de ce qui est congru. Pas de calcul en préambule, pas de stratégie. C’est faire droit au vivant. Finalement tout le contraire du transhumanisme qui continue de creuser le scientisme dans une fuite en avant stérilisatrice, réifiant, désaffectant le vivant (au point d’ambitionner se passer de la « nature »).
Éric Desordre : Ne peut-on simplement revenir à la pensée des philosophes présocratiques en réassociant le corps et l’esprit ?
Jean-Philippe Testefort : Le rapprochement est judicieux, c’est d’ailleurs une des idées ayant présidé à la constitution de la collection « Imagination critique ». Le philosophe Arnaud Villani revisite les présocratiques Parménide, Héraclite, qui sont des penseurs holistiques. Il développe une approche sans exclusive afin de minimiser ces rapports d’extériorité. Ces rapports d’extériorité dont nous parlions – « je suis moi et pas l’autre » -, dans lesquels le principe d’identité (au sens logique, A=A) gouverne la société, ont des répercussions sociales terribles. La perversité tient à ce que cette distinction exclusive, utile pour les choses, devient un imaginaire collectif délétère. En ce sens, nous sommes politisés à un point qu’on n’imagine pas. Un exemple simple : la mise en place des ZFE-Zones à Faible Émission déclenche le réflexe : « Et moi, quelle vignette pour mon véhicule ? » Cela ne va généralement guère au-delà. Les décrets, vertueux en apparence, mis en place de façon technocratique en détournant idéologiquement les questions écologiques, créent des murs, empêchent les déplacements de ceux qui n’ont pas le choix, de ceux au pouvoir d’achat le plus faible, des « perdants ».
Éric Desordre : Préoccupation de l’avenir immédiat : il faut remplir le frigo ; de l’avenir hypothétique : il faut sauver la planète.
Jean-Philippe Testefort : Il est difficile de faire comprendre que ce que presque tous prennent pour un comportement naturel est construit, est naturalisé, intériorisé mais ne répond pas d’une nature universelle donnée une fois pour toutes. « Les hommes ont toujours combattu, ont toujours tiré la couverture à eux », etc. Je m’inscris en faux et n’y crois pas une seconde. Une des marques de l’intériorisation du politique par tout un chacun, c’est d’avoir réussi à le faire croire à (presque) tout le monde.
Éric Desordre : Interrogation et doute à propos de ce que nous avons construit, de notre civilisation, de nos valeurs. Doute ne veut pas dire rejet ni relativisation générale mais interrogation saine. C’est bien un propos philosophique.
Jean-Philippe Testefort : Quand d’aucuns concèdent que « oui, certes, tout ceci est une construction mais on n’y peut rien changer… », ils se trompent, ils essentialisent un schéma « progressiste » (positivement ou pas). On peut agir, par effet papillon, de petites différences peuvent changer le monde. Qu’est-ce que l’humanité si ce n’est la transmission ? Et qu’est-ce que transmettre si ce n’est accompagner et préparer la différence intergénérationnelle, qu’elle soit assumée ou pas (sociétés dites préhistorique ou historiques) ? Peut-on enseigner si l’on ne désire pas prolonger l’aventure humaine, le devenir toujours un peu autre de l’humanité ?
Éric Desordre : On peut faire une analogie avec l’état de la matière. Son état majoritaire dans l’univers n’est ni cet arbre, ni cette table, ni nous-mêmes, ni la molécule, ni même l’atome ; c’est le plasma, c’est-à-dire une soupe dans laquelle les neutrons, les protons, les électrons etc., sont séparés les uns des autres dans un bouillonnement très chaud. Le plasma est la matière constitutive des étoiles, qui représentent l’essentiel de la masse de l’univers, si l’on met de côté la matière noire dont on ne connait pas pour l’instant la nature. Ne la côtoyant pas, on reste aveugle à cette réalité.
Tu donnes à l’Art une grande importance dans cette recherche d’orientalisation. Pour quelle raison ?
Jean-Philippe Testefort : L’orientalisation ou ré-orientalisation ne peut se manifester que dans la mesure où le système de pouvoir l’autorise. L’Art, non pas dans sa dimension de marché ni celle de l’égotisme de ses acteurs, mais dans sa pratique, est exemplaire de l’orientalisation. On ne peut l’éliminer sans détruire la vie. Prenant des formes clandestines, des formes de résistance ne se revendiquant pas forcément comme telles. Le système de mise en calcul tolère, dans les marges, une telle pratique. On peut en effet considérer deux dimensions de l’art : une dimension vernaculaire et une dimension sociale. Par « vernaculaire », j’entends que la pratique artistique est d’abord fondamentalement enracinée, en résonance avec son temps et un lieu. La pratique artistique, plus encore la poussée créatrice constitue une forme de révolte, l’exercice réactif d’une liberté en prise avec son milieu, son époque, l’air du temps. Comme une éponge, l’art absorbe et rend, il convertit, répond d’une pratique immersive, il témoigne, atteste de la persistance, dans la réalité, de ce que la réalité normée et normative refuse à la liberté, du fait que la réalité malmène, maltraite, en un mot violente. Et puis, il y a la dimension sociale de l’art, les conditions générales de son implémentation, qui sont politiques, une sorte de tolérance encadrée (autorisation d’exercice, portée, diffusion ou censure, récupération etc.). La transcendance, l’aura dont jouit l’art dans les sociétés, constituent le devenir politique de l’art (donc politiquement correct, avalisé et rentable). Il s’agit d’un encadrement très réglé de la puissance de profaner.
Éric Desordre : D’autres références peuvent aider à caractériser ces dualismes, voire ces oppositions : les anciens ont inventé Dionysos et Apollon… Tu convoques, tu souhaites non seulement l’orientalisation mais aussi la « poétisation ». Quel en est le besoin ?
Jean-Philippe Testefort : Lorsqu’on parle de poésie, on s’est habitué à penser fleur bleue, cerise sur le gâteau, à voir un exercice joliment tourné de la langue, quelque chose par surcroît, donc de pas très utile en plus de ne pas vouloir dire grand-chose ; alors qu’il y va de ce que j’appelle « imagination critique », c’est-à-dire de la formation poétique. Je tiens à développer quelque peu ce point qui, selon moi, est crucial. Paul Valéry dit que « tout homme crée sans le savoir comme il respire. Mais l’artiste se sent créer, son acte engage tout son être, sa peine bien-aimée le fortifie ». A contrario, et pour simplifier quelque peu, je dirais que les sociétés, d’essence politique, domestiquent, uniformisent, engagent toujours plus de monde, et finalement des masses, selon une certaine idée de la « grandeur » des nécessités au nom de laquelle autoriser le « sacrifice » des individus. Elles centralisent la décision et imposent un certain ordre. Cet ordre, il en est fait publicité pour qu’il paraisse enviable aux yeux de tout le monde, même et surtout aux yeux de ceux constituant la main-d’œuvre qui sert la réalisation de projets dont elle n’est pas à l’initiative. Précisément, par-delà la poésie en tant que genre littéraire, la poétisation consisterait à faire droit à la singularité créatrice de chacun, il s’agit du non-politique en acte, d’une réincarnation des conduites enracinées dans le monde de la vie, dont la portée serait immédiatement éthique. Sachant faire le départ entre le calcul et le sens de l’existence, ce geste, parce que d’ordre non-politique, activerait horizontalement le besoin de la politique dans l’organisation du quotidien. Pour comprendre ce qui se joue ici, il faut encore apporter une précision importante : avec la question du poétique, c’est celle du langage mais aussi celle du politique lui-même qui sont posées. En effet, l’émergence du politique en tant que mode dominant d’organisation des hommes, est inséparable de l’appropriation individuelle du langage, appropriation « assujettissante » au double sens du terme, laquelle entraîne vers et à la stratégie. Elle constitue le vecteur du pouvoir en tant que pouvoir séparé, pouvoir sur autrui et, complémentairement, soumission d’autrui. Le pouvoir sur les choses, en mode politique et sa folie des grandeurs, passe par le pouvoir sur les autres, et le pouvoir sur les autres passe par la parole. On saisit ainsi pourquoi le politique achevé correspond aux sociétés dites de l’information et de la communication, lesquelles confinent à la programmation des comportements et, finalement, à l’obsolescence de l’homme. Pour résumer, je reviendrais à Valéry disant que la poésie est une hésitation prolongée entre le son et le sens, là où la parole prosaïque rationalisée n’hésite plus et se marque par une certaine fascination pour la signification, pour l’impression de maîtrise qui l’accompagne, maîtrise de soi, maîtrise des autres, maîtrise des choses. Dans les sociétés contemporaines, les fils de pub, lesdits créatifs instrumentalisent de façon stratégique (calculée) le poétique dans l’objectif général de fabriquer l’assentiment et d’induire des comportements dont on attend des retombées économiquement et politiquement profitables (à terme, selon la téléologie politique, l’IA finira par se substituer entièrement aux créatifs, même en matière de persuasion, elle les dépasse sans coup férir). Entrevoir une éducation populaire de type poétique, c’est porter le fer au cœur de la machinerie (du) politique. Voilà pourquoi il y a besoin d’un « désordre poétique » répondant d’un rapport modifié à la technologie.
Laurent Desvoux-D’Yrek : L’idée est que ce désordre créatif dont parle Jean-Philippe avance dans la société mais sans prendre uniquement la forme du débordement. Cela peut nous montrer d’autres routes que celles déjà tracées et inventer l’avenir.
Jean-Philippe Testefort : Oui, sans doute, en un sens les éléments du changement sont déjà là, ils affleurent, ce besoin de poétique, besoin vital, transpire d’autant plus qu’il est étouffé, contraint. Cependant, avec l’appareillage généralisé, on fait mine de la diversité alors que l’on réalise le contraire ; c’est un des aspects de ce que je nomme la totalitarisation des sociétés. J’ai le sentiment que, à l’heure actuelle, la société veut figer les choses dans le marbre. On fait surtout de l’innovation, on recycle, on produit du même vanté et vendu comme du différent. L’IA est un bon exemple de généralisation de l’innovation. Mais entre l’innovation et la création, il y a un pas. Pour créer, il faut de la chair, il faut vivre, souffrir, et pas seulement simuler le vivant, il faut que la peine bien-aimée fortifie. Les possibilités d’innovation de l’IA surpassent celles de l’homme et finiront peut-être par valoir définitivement pour de la création, au point de ne pouvoir plus être contestées par l’homme, moins encore supplantées par lui.
Éric Desordre : Il y avait une bibliothèque à Alexandrie, mais on n’avait pas encore inventé les entrepôts de données, le Big Data. Les liens n’avaient pas été faits entre les mots, pas d’hypertexte non plus. L’IA est une sorte d’« extrêmisation » de la littérature comparée !
Jean-Philippe Testefort : On ne pense généralement pas que l’origine de l’innovation est avant tout économique. Au 19ème siècle, au début de la production de masse, l’idée est venue de se servir des progrès techniques pour créer de nouveaux marchés, en recyclant du « même » sous l’apparence du nouveau afin de susciter un désir qui échappe à lui-même, qui ne vise que le plaisir. Or le plaisir vient fendre le désir et l’éteint. Quelqu’un cherchant le plaisir peut difficilement créer, il cherche ce qu’il connaît déjà, ce qui garantit son plaisir. Le plaisir est très conservateur. Créer nourrit plutôt le feu du désir et le désir ne vise pas une fin en soi, il est son propre feu. La société crée de « nouveaux » désirs pour que, ces désirs sitôt assouvis, la mécanique du marché reparte. Le moyen que la société a promu pour son développement économique est de divertir, de nous empêcher de cultiver – par nous-mêmes – notre propre désir, et ainsi d’inhiber notre capacité de création.
Éric Desordre : Tu prêtes aux représentants du pouvoir, les politiques, les clercs, les médias, etc., l’intention de maintenir les gens dans une sujétion en mettant sur le marché de nouveaux référentiels de convoitise. Aujourd’hui les Tesla dans le domaine de l’automobile, demain autre chose. Leur supposée scélératesse est-elle aussi démiurge que ça ?
Jean-Philippe Testefort : Non, bien sûr. Ce serait trop simple et permettrait de cibler les adversaires et ce qu’il faut abattre de l’appareil de pouvoir. Il n’y a pas de complot mais une physique sociale répondant à un modèle d’organisation des hommes (le politique), avec des individus et des classes d’individus qui, par opportunisme, deviennent les acteurs des décisions. Cette sujétion repose grandement sur notre propre fonctionnement et sur les effets d’aubaine. Selon l’ami d’un ami, le grand combat interne à l’Occident aurait été entre le catholicisme et le protestantisme, et le protestantisme l’aurait emporté. Je pense qu’il avait raison au sens où la réussite est vue comme une élection. Nous sommes finalement restés au temps où les seigneurs côtoyaient les gueux. Actuellement, le mouvement animé par Alexandre Jardin contre les ZFE s’appelle « Les gueux ». Cela me semble pertinent, nous sommes des gueux. Cela circonscrit le débat en des termes simples et radicaux, pour autant ce n’est pas simpliste, c’est même éthiquement fort juste. « J’ai réussi, je méritais, quant à toi tu n’es qu’un gueux », est inavouable. « Je suis élu pour dominer, pour t’écraser », ne peut être dit. De même que la publicité ne peut proclamer : « Espèce de pauvre type, procure-toi vite ce produit qui ne t’apportera jamais ce qu’il vante, qui te fait fantasmer et qui me permet de m’en mettre plein les poches tout en renforçant mon pouvoir sur toi ! »
Laurent Desvoux-D’Yrek : Claude Gueux est un court roman de Victor Hugo (1834), l’auteur du roman plus connu Les Misérables. Alexandre Jardin est l’écrivain de notre époque qui a justement créé l’association « Lire et faire lire », il entend « faire une nation de lecteurs ».
Éric Desordre : Un mouvement religieux à répercussion sociologique venu des Etats-Unis s’impose peu à peu en Europe, celui des mouvements évangéliques, auprès de personnes « sans religion » ou de celles oublieuses des traditions catholiques de leurs ancêtres. Ce protestantisme américain porte l’idée que certains sont des « élus », à l’opposé des tricards de la société qui n’auraient que ce qu’ils méritent. Un tel mouvement, d’ailleurs hétérogène, s’oppose au courant principal du protestantisme européen qui n’est pas à ce point élitiste. Les États-Unis se sont affranchis des doxas européennes, pour le meilleur et pour le pire.
Jean-Philippe Testefort : Ce qui permet de comprendre le rapport très ambigu qu’ont les Américains avec toutes les formes d’intégrisme religieux.
Éric Desordre : On peut aller plus loin : il n’y a pas d’intégrisme pour les Américains. Il y a le droit pour les individus de croire ce qu’ils veulent et de l’exprimer comme ils le veulent. L’on est même suspect si l’on ne « croit » pas, si l’on ne se réclame pas d’une quelconque religion. Si demain Adolf Hitler faisait l’objet d’un culte messianique aux USA, ce culte aurait droit de cité ! En Europe, non.
Jean-Philippe Testefort : En Europe, c’est de moins en moins vrai… Nous avons le temps de retard du vassal, nous sommes beaucoup plus profondément colonisés que nous ne voulons ou ne pouvons nous l’avouer.
Laurent Desvoux-D’Yrek : Les points communs des deux côtés de l’Atlantique, quelle que soit l’expression du christianisme, est que Dieu s’est fait chair et n’est pas scindé. Le corps sublimé de Dieu fait homme est partout présent dans l’Art. Du côté de l’imaginaire américain, pour limiter la beauté de ce corps et pour démontrer que ce corps est un obstacle à la performance et à la réussite, il me semble qu’il y aurait moins d’embarras à passer à l’étape d’après le corps. Les super-héros – encore incarnés -, puis le transhumanisme, montrent par étapes la volonté de s’affranchir de la matérialité vécue comme une contrainte.
Jean-Philippe Testefort : L’avènement de l’art en tant qu’Art est largement le fait du catholicisme. L’Art est d’une certaine façon le relais sécularisé du catholicisme et le catholicisme, fondamentalement, n’est pas dualiste.
Éric Desordre : Sans même remonter aux grecs pour constater le rôle de l’Art dans la politique, Mécène était dans l’Empire romain naissant le conseiller d’Auguste et travaillait à édifier la statue de l’empereur. L’Art est un outil de réalisation posthume des dirigeants. Il n’y aura pas eu que les papes de la Renaissance ou le Mitterrand de Jack Lang !
Jean-Philippe Testefort : Il y a eu, il y a une stratégie de formation des esprits par la « culture », je dirais même une stratégie de rapt. On retrouve ici les deux dimensions de l’art que je mettais en avant précédemment. Mais on touche à un débat complexe dans lequel on ne peut entrer dans le cadre de cet entretien ; « l’art » ne signifiant sans doute pas la même chose chaque fois que nous mobilisons la notion pour parler d’une certaine forme de créativité et d’habileté.
Éric Desordre : Depuis l’Armory Show et la prise de conscience de leur retard de création en matière artistique, les américains ont américanisé l’Art, leurs arts, en premier lieu au détriment de ce qui se faisait en Europe. Tout au long du 20ème siècle, le nationalisme américain a été prégnant. En 1933, Roosevelt a mis en place une aide pour les artistes américains. Sans minimiser aucunement l’importance des expressionnistes abstraits dont l’œuvre est majeure, on ne peut que constater que leurs créations ont été des instruments de soft power au service des États-Unis. Pour ne rien dire du Pop Art, de Jasper Johns… Les galeristes, les acheteurs, les collectionneurs et les acteurs du marché les ont promus et ont tout fait pour effacer ce qui pouvait se faire ailleurs dans le monde à l’époque. Comme outil de « propagande » du modèle américain, il n’y a pas que Coca Cola, McDonalds ou Hollywood.
Jean-Philippe Testefort : C’est une façon de désactiver le principe subversif de l’Art. Promouvoir un Art officiel, de marché, d’investissement. Après vient l’art pour le « tout-venant », sans la dimension spirituelle ou subversive, et c’est le divertissement. L’initiateur de l’art abstrait qu’est Kandinsky a eu l’expérience de son émerveillement devant une de ses toiles dont il n’avait pas fait attention qu’elle était posée à l’envers. Il s’est rendu compte que la figuration bornait, limitait. On rejoint la dimension quantique dont nous parlions avec l’état plasmatique. La forme n’est qu’un possible, pauvre lorsqu’il devient exclusif. Pour accéder au réel, démultiplions les possibles.
J’ai l’intime conviction que plus on favorise la liberté, plus on va vers des relations pacifiées, ce qui ne signifie pas sans tensions, sans luttes, sans éclats et débats. Imaginons que nous ne soyons que des gens « perchés », nous ne serions pas autant que nous le sommes dans la comparaison, dans la comparution. Comparer et comparaître participent de la même façon de penser, il s’agit de rapporter à, de mettre en rapport en ramenant à des normes, toujours transcendantes (bien qu’intériorisées). Nous serions moins dans le jugement et ce qui l’accompagne, le ressentiment. La véritable égalité ne relève pas du quantitatif. Désirer la singularité de l’autre favorise l’exercice de sa propre singularité, et la singularité, comment dire… il appartient à chacun de la réaliser relativement à un sens du collectif lui-même qualitativement réévalué. Ne pas chercher compulsivement à ressembler à quelque modèle labélisé et inversement ne pas vouloir imposer ses façons d’être, sont les deux faces d’une même pièce : ni pouvoir sur les autres, ni soumission.
Laurent Desvoux-D’Yrek : Me revient l’idée de disparition du corps. Lors de mes études de linguistique, où le structuralisme dominait l’université, triomphait la notion de disparition du sujet. Confronté au cinéma, au théâtre, à la danse, à l’inverse mon impression était que le corps était une référence absolue et provocatrice, toujours mise en avant par les créateurs. Mais de façon gênante et outrancière. Il n’y avait plus que les ingratitudes des corps. Une exposition sans esthétique, sans beauté. Le discours était : « Cela vous suffira, il n’y a rien d’autre, c’est cela qu’il faut » dans une surreprésentation de la laideur, de la disgrâce. Entre la dissolution du corps dans le langage, la structure, et l’exposition du corps présenté comme dans un étalage, nous étions pris entre deux extrémités. L’art chrétien avec son harmonie était écarté, oublié, nié. On allait déjà au-delà de l’humain.
Jean-Philippe Testefort : Il y a dans la mise en question et dans la « déconstruction » de l’ego cogito une intuition juste, celle d’une tendancielle et délétère suffisance du sujet devenant législateur absolu sur un mode cognitif et calculateur du rapport aux autres, à l’environnement. C’est ce dont nous parlions avant, avec la question de la poétisation. Seulement cette opération se fait sous l’égide d’un imaginaire dualiste qui a déjà soldé le corps et qui, par conséquent, va au bout de la métaphysique implicite qui l’anime. Ce que tu décris est un peu le pendant, dans le domaine de l’art, du transhumanisme sur les plans sanitaires et sociaux. Celui-ci entrevoit, après sa réparation, l’augmentation technologique du potentiel corporel, sa mécanisation achevée. Dans les deux cas, il s’agit de faire l’impasse sur le corps vécu, sur le corps-sans-organe, sur le corps en tant que chair du monde. Ce que, par l’expression « imagination critique », nous entendons au contraire réhabiliter, « réhabiter », ce qui implique immédiatement une dimension spirituelle. Nous sommes alors dans la relation (vécue) et moins dans le rapport (abstrait), dans la danse de l’un et du multiple où les entités, les individus, n’existent pas « en soi ». Ils se définissent par la relation qui s’en trouve par là même modifiée. Abstraire, c’est risquer de figer et, si l’on en a besoin, il est important d’apprendre à le faire avec à-propos et en connaissance de cause. Sans quoi, l’abstraction, devenant elle-même structure imaginaire, devenant régulatrice des comportements, fonctionne de manière oppressive et traumatisante. Vivre, c’est agir et réagir en situation, la conduite a lieu dans le mouvant et appelle toujours, au moins a minima, une certaine improvisation, donc une forme de disponibilité, de puissance d’accueil de ce qui survient. On revient sur le terrain des présocratiques.
Nous ne faisons droit au potentiel créatif humain qu’à une faible mesure, celle finalement très restrictive du politique.
Éric Desordre : C’est une ouverture finalement très optimiste, il y a encore de la marge !
Jean-Philippe Testefort : Si je n’étais pas fondamentalement optimiste, je n’aurais pas écrit ce livre. Et je n’ai eu de cesse, depuis quarante ans, de transmettre ce qui me semblait humainement juste.
L’orientalisation de la société, la religion, l’Art et l’expression artistique, la poétisation sont, parmi d’autres, des notions qui traversent le livre. Elles éclairent, encadrent, précisent, démontrent l’intérêt, voire la nécessité de tendre vers cet « avenir non-politique » tel que le définit l’auteur. On l’aura compris, le chemin est long et ardu pour y arriver. Toutefois, comme indiqué en préambule, l’effervescence créée par l’ébranlement des certitudes et par la lecture de ce type d’ouvrage ne pourra que nous aider à distinguer des vérités. Qui sait, tracer des pistes de réflexion pour une société que nous n’aurions pas honte d’espérer pour nos enfants.



