
Le 18 août 2025, une photo fait son apparition sur les réseaux sociaux : Il s’agit des dirigeants européens, Macron en premier plan, qui sont assis en rang dans une sorte de corridor semblant être une antichambre au bureau de Donald Trump à la Maison Blanche. Tous ont la tête baissée, semblant piteusement attendre d’être enfin reçus par le maitre des lieux.
Cette photo est retweetée des centaines de milliers de fois, et les commentaires se comptent par millions. Les afficionados du Président Trump, souvent aussi des admirateurs de Vladimir Poutine, s’en donnent à cœur joie. C’est ici l’humiliation totale et méritée des leaders politiques européens, remis à leur juste place par le formidable Donald Trump.
C’aurait pu être vrai. Après tout, la rencontre Trump / Zelenski + dirigeants européens avait, sans qu’il y ait besoin d’en rajouter, un petit air de triomphe pour les partisans du Président américain, et les tenants d’une supériorité américaine sur le reste du monde.
Des jambes en trop…
Problème, la photo (entre autres erreurs de casting) contient une paire de jambes qui n’est reliée à aucun corps (et qui plus est a deux chaussures différentes). C’est un fake réalisé par intelligence artificielle, comme des millions d’autres qui sont créés et publiés chaque jour sans qu’il en soit fait mention.
Cela n’a pas gêné les myriades de commentateurs de salon qui ne s’embarrassent que rarement de tels détails. Lorsqu’un commentaire vient mentionner que cette photo est générée par IA, la réaction oscille entre l’ignorance pure et simple, et la réponse « et alors ? elle reflète quand même la réalité ».
On pourrait s’inquiéter de telles dérives dues à l’introduction de l’IA dans les flux d’informations. Il n’a jamais été aussi simple de créer des fake news. Et une grande proportion des suiveurs de réseaux sociaux ont tendance à croire sans sourciller ce qui conforte leur point de vue. Cependant, les fausses photos créées ou modifiées par Photoshop, ce n’est pas nouveau. Les fake news non plus, et soyons honnêtes, les journaux « ayant pignon sur rue » n’en sont pas exempts.
La gueule de bois de l’après-fake
Alors quel pourrait être l’effet de la combinaison IA et réseaux sociaux à long terme ?
À court terme, l’effet est bête et efficace : l’image choque, la légende mâche la pensée, l’algorithme applaudit. On partage parce que ça pique au bon endroit — l’endroit tribal, celui qui aime voir « nos » évidences confirmées par une paire de jambes fantôme et deux chaussures qui ne se sont jamais rencontrées. L’émotion d’abord, la vérification… plus tard, ou jamais.
Puis vient la gueule de bois. Trop d’images parfaites qui boitent, trop de récits qui sentent la colle fraîche. La suspicion devient réflexe. On se surprend à zoomer sur les mains (six doigts, parfois), à suivre l’ombre d’un visage qui part vers l’Est quand le soleil se couche à l’Ouest, à compter les dents comme un dentiste de garde. Si une image valait mille mots, l’image générée vaut mille doutes.
Le plus intéressant, c’est le moyen terme. Là, la paresse intellectuelle commence à coûter cher. Partager sans regarder, c’est passer pour un gogo. Et personne n’aime ce rôle très longtemps. Alors se forment des routines d’hygiène, petites mais tenaces : « Qui poste ? Depuis quand ce compte existe ? Pourquoi maintenant ? À qui profite la scène ? Où sont les sources ? » Ce n’est pas encore de la philosophie, c’est de la plomberie cognitive. Mais une plomberie bien faite finit toujours par assainir la maison.
Scandale moderne : suspendre son jugement
On réapprend des gestes simples : lire au-delà des trois premières lignes, cliquer sur « À propos », faire une recherche d’image inversée, confronter deux médias qui ne s’aiment pas. On redécouvre une denrée oubliée : le temps. Le temps de vérifier qu’un couloir de la Maison Blanche n’a pas soudain adopté la moquette d’un hôtel de Vegas. Le temps d’admettre qu’une photo peut « refléter » une humeur sans pour autant montrer un fait. Le temps, surtout, de dire : « je ne sais pas ». Scandale moderne : suspendre son jugement.
Les médias qui survivront à cette lessive ne seront pas forcément les plus gros, mais les plus démonstratifs. Finies les oracles, bienvenue au journalisme de preuve : documents, liens, méthodes, limites. Dites-moi ce que vous savez, ce que vous croyez, et où ça coince. La confiance n’est plus un abonnement, c’est un contrat à reconduire chaque jour, à la page et à la preuve, et la logique (on peut faire dire aux « preuves » diverses choses, toutes ne sont pas logiques).
Certes, l’IA sifflera la récré et proposera ses propres gendarmes : détecteurs de deepfakes, traqueurs d’artefacts, labels de traçabilité. Très bien. Mais l’outil ne sauvera personne d’un désir de croire plus fort que le désir de comprendre. L’ultime filtre reste entre les deux oreilles, et il s’entretient comme un muscle. On le nourrit de logique, on l’échauffe au doute, on l’étire à la contradiction.
Ce n’est pas la fin des fake news
Peu à peu, les réseaux perdront leur statut de tribunal suprême. Ils redeviendront ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : une gare de triage. On y repère un signal, on n’y rend pas un verdict. La grand-messe de l’instant cède la place à la petite liturgie de la vérification. Moins spectaculaire, plus robuste.
Alors oui, l’IA multiplie les fictions avec l’entrain d’une imprimante sans fin. Mais c’est précisément ce trop-plein qui fabrique la disette de crédulité. À force de voir des jambes sans corps et des vérités sans attaches, on apprend à chercher les attaches. On s’étonne moins, on questionne plus. On traque l’illogisme comme on repère une faute d’accord, on remonte la piste d’un chiffre comme on relit une addition.
Et l’on finit par cette révolution silencieuse : croire devient un acte coûteux, donc rare, donc précieux. On ne « like » plus, on examine. On ne jure plus sur une image, on convoque les faits. Ce n’est pas la fin des fake news ; c’est le commencement d’un public moins fake.



