
Dans ses Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes ose défendre l’amour comme une valeur, qu’il oppose à sa dévaluation par ce qu’il nommait une « morale obscurantiste », celle du « réalisme-farce ». Il est vrai que Cupidon a été l’un des souffre-douleur favoris des écrivains, les réalistes en particulier, ces pourfendeurs d’illusions.
Déjà Voltaire, grand démystificateur, s’attachant dans Candide à dénoncer nos aberrations, tournant en dérision nos fausses valeurs, comme la fameuse « boucherie héroïque » de la guerre, n’épargne pas l’amour dans sa joyeuse entreprise de démolition. Par euphémisme plaisant, les ébats du précepteur Pangloss et de la femme de chambre sont décrits comme une leçon de physique expérimentale, et les caresses que Candide ose prodiguer à la noble Cunégonde lui valent « de grands coups de pied dans le derrière » qui le chassent à jamais, tel Adam, du paradis terrestre.
Plus tard Candide retrouve Pangloss « tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires » et quand il lui demande ce qui a pu le mettre dans cet état, son maître lui répond : « Hélas ! c’est l’amour : le consolateur du genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour. » Plainte et procès qui trouvent aussitôt un écho chez Candide : « Hélas ! je l’ai connu, ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme ; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul ».
Ainsi dans un renversement burlesque, l’amour est associé ici à une dégradation physique (la maladie vénérienne tire son nom de Vénus, déesse de l’Amour) et à une humiliation corporelle grossière. Plus loin, d’autres épisodes (« les amours de la vieille », les mésaventures de Cunégonde) montreront comment la beauté féminine tant célébrée par les poètes est, à travers le monde, profanée et violentée par la brutalité du désir masculin, en particulier dans l’espace sans règles de la guerre où toutes les pulsions sont libérées.
Le réalisme-farce, c’est aussi la cruauté narrative d’un Flaubert qui, dans Madame Bovary, fait de l’amoureux Charles le parfait imbécile, ennuyeux et disgracieux, et de l’escroc sentimental Rodolphe aux belles guêtres, le sommet du sex-appeal. Et le mari, complaisant malgré lui, aveugle au Mal, pousse Emma à accepter le cheval offert par Rodolphe et ses propositions de promenades équestres : peu importe les ragots, dit-il, « la santé avant tout ! ». Et il écrit au finaud séducteur que « sa femme était à sa disposition »…
En bon disciple de l’ermite de Croisset, Maupassant s’en donne aussi à cœur joie dans cette veine cruelle, l’humiliation de l’être amoureux : dans Une vie, le comte de Fourville, sorte d’ogre aux moustaches rousses, follement épris de sa femme, rampe couvert de boue jusqu’à la « maison roulante » qui abrite les amours clandestines de la comtesse et de son amant ; il surprend leurs ardeurs en collant son œil au bas de la porte. Parodie iconoclaste d’un idéal romantique célèbre : une autre maison roulante, l’alcôve tendre de La Maison du Berger de Vigny, nid d’amour loin des villes où le poète invite la femme aimée à le rejoindre : « J’y roulerai pour toi la Maison du Berger ».
Le comte, lui, rendu fou par la jalousie, saisit les brancards de « la maison voyageuse » et la lance dans le ravin où elle roule de plus en plus vite jusqu’à se fracasser comme un œuf. Autre allusion malicieuse peut-être ici, l’hommage farceur à son maître, à cette scène fameuse qui fit scandale à la parution de Madame Bovary : la course effrénée à travers les rues de Rouen du fiacre aux stores tendus abritant les amours d’Emma et de Léon.
Flaubert récidive dans son traitement de l’amour comme une vaste bouffonnerie, avec son dernier ouvrage, inachevé, Bouvard et Pécuchet. Première insolence et parodie sentimentale : les héros, deux ronds-de-cuir, un veuf et un célibataire, êtres médiocres dont la conversation fait défiler tous les lieux communs de leur époque, se prennent d’une véritable passion l’un pour l’autre. L’auteur, qui a commencé L’Education sentimentale par une jolie scène de coup de foudre amoureux, avant de plonger ses héros dans le désenchantement, se réjouit à l’évidence en décrivant l’amitié fusionnelle qui lie très vite ces deux bêtises jumelles. Ainsi quand Bouvard hérite soudain d’une somme considérable, il trouve tout naturel d’associer son ami Pécuchet à son bonheur, et décide de partir vivre à la campagne avec lui, « car l’union de ces deux amis était absolue et profonde ».
Voilà nos deux compères lancés bientôt dans toutes sortes d’expérimentations drolatiques, toutes vouées à l’échec et à l’amère déception, dans autant de chapitres de cet ouvrage qui est comme l’envers ridicule, la parodie désopilante de l’esprit encyclopédiste, de cette foi scientiste qui traverse la seconde moitié du XIXème siècle et inspire l’enthousiasme des héros de Jules Verne, la confiance dans le progrès des Hugo, Zola, Tchekhov et tant d’autres. Bouvard et Pécuchet s’adonnent avec la passion du néophyte à l’agronomie, la chimie, l’astronomie, l’archéologie, la philosophie… et un chapitre est même consacré à leurs expériences amoureuses, qui se retrouvent ainsi placées entre un épisode politique (la révolution de 1848 vécue à la campagne) et un autre dévolu à la gymnastique ! Après la perte de leurs illusions politiques (le peuple passe des barricades au vote massif pour un Bonaparte !) : « Hein, le progrès, quelle blague ! Et la politique, une belle saleté ! » – ils connaissent la même déconvenue dans leurs entreprises amoureuses.
Autre Pangloss, Pécuchet prend comme objet d’étude la petite bonne, finit par obtenir ses faveurs, dans la cave, sur un tas de fagots, après quoi vient la douleur honteuse d’une « maladie secrète ». Bouvard, lui, était prêt à épouser la veuve d’un huissier avant de découvrir qu’elle n’en veut qu’à son argent. Dégoûtés ainsi de l’amour, ils se consolent vite en dénigrant en chœur les femmes :
« Elles poussent au crime, à l’héroïsme et à l’abrutissement ! L’enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser – ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; – perfidie de la mer, variété de la lune – ils dirent tous les lieux communs qu’elles ont fait répandre.
C’était le désir d’en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords les prit. – Plus de femmes, n’est-ce pas ? Vivons sans elles ! – Et ils s’embrassèrent avec attendrissement. »
Bien sûr, trop d’auteurs ont traité l’amour comme une imposture digne tout au plus de plaisanteries amères ou grivoises pour qu’on puisse les citer tous. Les plus grands textes cependant ont donné de l’attachement amoureux une idée ambiguë, mêlant le grotesque et le sublime, respectant la vérité, la sincérité de ce lien, de cette force d’aimer. Flaubert lui-même le fait, à travers l’innocence attentionnée et heureuse du pauvre Charles Bovary, à travers les attentes d’Emma, rêves nourris de trop beaux livres. Le grand Molière s’amuse beaucoup, dans Dom Juan, à mettre en scène les faux-semblants et les pantomimes qui font passer les signes de l’amour pour de l’amour, tournant en dérision, bien avant Flaubert, le langage de la séduction. Mais il a pris soin – comme tout classique épris d’équilibre et de mesure, et de fidélité à la nature des choses – de mettre face au libertin sans scrupules le personnage d’Elvire, qui aime sincèrement et qui est malheureuse, pour montrer que cela existe, et dénoncer les ravages de l’égoïsme. De même, dans Les Liaisons dangereuses, les deux roués, Valmont et Mme de Merteuil, trouvent un malin plaisir à pervertir et profaner les sentiments innocents d’êtres trop jeunes ou trop naïfs, Cécile et le chevalier Danceny. Valmont se donne comme projet plaisant et cynique de séduire l’inattaquable présidente de Tourvel. Ici encore, le langage de l’amour est simulé, parodié, dans une raillerie permanente qui règne dans les lettres joyeusement complices entre les deux débauchés. Mais Laclos ressuscite au dernier moment la force de l’amour, qui l’emporte sur le Mal – tout comme Rousseau à la fin de La Nouvelle Héloïse, dans le cri d’amour de Julie, annule la condamnation rationaliste des passions qui précédait.
On ne peut pas ici oublier Proust, qui demanderait à lui seul tant de pages… Il suffira de constater que son œuvre recèle la même cruauté qui rabaisse et humilie l’être amoureux. Ainsi le si délicat et raffiné Swann, tourmenté par les infidélités d’une cocotte, Odette de Crécy, finit par s’avouer : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! ». Mais la scène la plus lamentablement cruelle de La Recherche est sans doute celle qui montre le désarroi du pauvre baron de Charlus, amoureux d’un jeune violoniste ambitieux et sans scrupules, Morel, quand ce dernier, manipulé par la perfide et vulgaire Mme Verdurin, se met à invectiver en public l’aristocrate à la morgue pourtant si redoutable.
Alors survient un événement inattendu : l’amoureux blessé, lui dont les reparties sont habituellement si cinglantes et caustiques, demeure bouche bée, trop malheureux pour pouvoir parler :
« Ma seule consolation était de penser que j’allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j’avais essuyé ses colères de fou, personne n’était à l’abri d’elles, un roi ne l’eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M. de Charlus, muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivement sur toutes les personnes présentes, d’un air interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore ce qui s’était passé que ce qu’il devait répondre. »
Impossible enfin de parler de farce cruelle, de la gesticulation grotesque des humains sans évoquer Céline. Dans Voyage au bout de la nuit, après que Bardamu s’est lancé dans une diatribe virulente contre la « race française », « grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis », «mignons du Roi Misère », son ami lui objecte :
– Il y a l’amour, Bardamu ! »
Ce à quoi Bardamu oppose une formule devenue célèbre : « Arthur, l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! »
Bardamu blessé rencontre Lola, l’infirmière américaine de la Croix Rouge, révélation des sens mais aussi de l’incommunicabilité entre le jeune soldat anarchiste et les femmes : « Je croyais à son corps, je ne croyais pas à son esprit ». La guerre est un mur entre eux : « Je la voyais comme une charmante embusquée, la Lola, à l’envers de la guerre, à l’envers de la vie. »
Dans Guerre, manuscrit retrouvé en 2021 et publié un an plus tard, Céline donne une version plus brutale, fantasmatique jusqu’à l’obscénité, de cet épisode où le héros de guerre malgré lui, blessé, décoré et surtout terrorisé à l’idée de retourner au casse-pipe, est pris en main (ici au sens littéral et pornographique) par Mlle Lespinasse, une infirmière érotomane dont l’obsession est de « branler » les soldats blessés et de les « sonder » avec des lavements. Elle aime les corps abîmés au point de délaisser Ferdinand, le narrateur, lorsqu’un soldat amputé d’une jambe vient occuper un lit. Lequel est « branlé bien dix fois » jusqu’à en mourir. Plus encore, elle s’adonne à la nécrophilie : Ferdinand la surprend, le visage baigné de sang, en pleins spasmes, au-dessus d’un cercueil qu’elle a ouvert… Il est si épouvanté qu’il ne peut que lui crier : « Saigne charogne !»
Ici on peut s’interroger : ce texte n’est qu’un brouillon, une ébauche, a-t-il été écrit pour exorciser une rage, des peurs, des hantises ? Quelle forme définitive l’auteur lui aurait-il donnée s’il l’avait publié ? Cette dernière scène est-elle l’allégorie outrancière, hyperbolique, de l’idée que Louis Ferdinand Destouches dit Céline, blessé et hospitalisé, a pu se faire des femmes, adoratrices de soldats éclopés jusqu’à les dévorer de leurs étreintes ? Et incapables, comme la Lola du Voyage, de comprendre que le soldat Ferdinand, lui, n’a aucune envie de passer pour un héros ainsi choyé jusqu’à la mort, mais a le seul souci de déguerpir au plus vite et de sauver sa peau ? Lui qui a peur, qui vomit sans cesse. Le sexe, et non l’amour, contre la guerre, seule échappatoire pour se raccrocher encore à la vie, à quelque velléité de désir, comme Candide à la guerre marchant sur des morts et n’oubliant jamais Mlle Cunégonde. Mais Cunégonde est devenue fort laide et Ferdinand est horrifié par Mlle Lespinasse, qui n’est pas le salut rêvé.
Cependant c’est avec l’entrée en scène du personnage de Cascade que Guerre et la question du couple amoureux se transforment en théâtre du Grand-Guignol. Soldat blessé au pied, Cascade se lie d’amitié avec Ferdinand. C’est un proxénète vantard et brutal qui fascine et soumet les femmes par son aplomb ordurier (Benjamin Bonvoisin, dans son spectacle Guerre, seul sur la scène du Théâtre de l’Œuvre, donnait l’hiver dernier à Cascade les inflexions crâneusement enjouées de Bébel). Pris dans un accès de générosité mégalomaniaque, il décide de faire venir Angèle, sa femme, « une travailleuse » dont les fesses, selon lui, pourraient à elles seules déclencher une mutinerie dans le régiment. Mais ce qu’Angèle provoquera en réalité, c’est la perte de son souteneur de mari, qu’elle affronte avec une violence terrible, avouant avoir révélé au colonel l’imposture de sa blessure au pied, qu’il s’est infligée lui-même pour fuir les combats.
Ainsi, une fois de plus, Céline donne à ses personnages féminins une puissance dangereuse et meurtrière, et à l’amour une apparence bestiale et dérisoire sans espoir d’harmonie spirituelle ou sentimentale. Dans un dernier sursaut néanmoins Ferdinand échappe au désespoir : au diable la guerre et vive la beauté des femmes, il ne reste plus que cela, et tant pis pour la fidélité à l’ami disparu ! Partons avec la « bandatoire » Angèle à Londres !
Ionesco arrivera bientôt, qui poussera jusqu’à l’absurde réjouissant l’image du couple impossible, à travers ce dialogue surnaturel d’anthologie de la pièce La Cantatrice chauve, où M. et Mme Martin, comme de parfaits inconnus qui se rencontrent, découvrent soudain qu’ils habitent dans la même rue, le même immeuble, le même appartement, et qu’ils sont mari et femme !
Après quoi « ils s’assoient dans le même fauteuil, se tiennent embrassés et s’endorment. La pendule sonne plusieurs fois. »
Daniel Aquili
(Illustration : Honoré Daumier, Les Bons Bourgeois, 1846, Comment se termine après dîner une conversation conjugale, lithographie)



