
« Mais le mal que tu fais est comme un chemin où marchent aussi les autres… les innocents. »
Mamma Roma
Un jour, j’ai rencontré le film de ma vie, c’est Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini.
Mamma Roma, c’est la mère, au sens christique, & c’est aussi Marie-Madeleine, au sens pu(t)blique. Ce film, sorti en 1962, nous dit en filigrane que toutes les prostituées sont également des mères. Nous le dit le plus simplement du monde, sans même nous le dire. Juste, il suffit de voir la Magnani jouer Mamma Roma, la pute & la mère. La mère & la pute. Il suffit d’entendre Ettore, son fils, joué par Ettore Garofolo, c’est le Christ en croix à l’horizontal, qui appelle sa mère quand il passe à trépas.
Il y a le Christ vertical qui demande à Dieu le Père, Mon Dieu, mon dieu, pourquoi tu m’as abandonné ?
& il y a le Christ vertical de Pasolini, qui appelle sa mère comme nous tous, au moment de mourir.
Pasolini rétablit l’équilibre, rien de plus.
Au commencement était la joie, qu’est ce qu’on attend pour être heureux, hein ?!
Le film s’ouvre sur Mamma Roma invitée au mariage de son souteneur, joué par Franco Citti, proxo aussi dans l’Accatone, le premier film de Pasolini, proxo encore dans Mamma Roma, le deuxième film de Pasolini.
Franco Citti, l’insoutenable souteneur aux yeux noirs de noyade, & des mots, peu, mais qui tranchent le silence. Le premier plan, c’est la Mamma Roma qui chante portée par la voix de la Magnani. C’est alors un hors-temps qui s’ouvre, des siècles de femme défilent dans cette voix-là, femme sans frontière, autant mère que pute, aussi libre que prisonnière, aussi innocente que coupable…
Ce film, c’est toucher le temps du bout des yeux & Pasolini, poète visionnaire nous le donne à voir, à sentir dans des cadres brefs, ciselés, dans un noir & blanc exalté. Ce temps qui passe & que rien n’arrête ; pas même la Madone-pute Anna Magnani.
Pasolini donne à son chef opérateur, Tonino Delli Colli deux films références : Les Feux de la rampe, de Chaplin, sorti en 1952 & La Passion de Jeanne d’Arc, de Dreyer, sorti en 1928.
« Pour Mamma Roma, ce sont pratiquement deux films qui ont été faits. Dans les scènes avec les garçons on revenait aux clichés d’Accattone, tandis qu’avec la Magnani l’image devait être lisse ; alors cela devenait un autre film. »(1)
Pasolini, c’est l’émotion au service de la réalité. Émotion sans pathos. Pasolini, athée, intellectuel de gauche, écrivain, s’agenouille devant la réalité & prie.
Tous les films de Pasolini sont des prières, parfois obscènes, Salo ou les 120 journées de Sodome – Il s’adresse à Dieu. À l’absence de Dieu. & nous, les spectateurs, nous nous mettons aussi à jurer contre Dieu.
Du moins, moi, quand j’ai vu Mamma Roma, j’ai su que plus jamais je n’aurais de cesse de pester contre Dieu, lui même.
D’ailleurs, le tout premier plan de Mamma Roma représente la Cène, bienvenu dans un tableau de Léonard de Vinci, revisité par le poète cinéaste, Pier Paolo Pasolini.
Quand la mort d’Ettore nous rappelle le tableau d’Andrea Mantegna, La Lamentation sur le Christ mort.
Le Christ horizontal de la fin du film.
Le Saint Clou du film, si j’ose dire, c’est le retour de Mamma Roma sur le trottoir, c’est son long monologue intime & politique. Il faut la voir, la Magnani, toute en courbes sinueuses, plantureuses, rire & pleurer tout autant, sauvage & soumise tout autant. Soumise aux hommes, peut être & sauvage devant Dieu, prête à lui arracher les yeux.
Il faut voir cette caméra qui danse avec sa Pute-Madone, dans un long travelling arrière audacieux, de plus de cinq minutes. Il faut l’entendre notre Madone-pute apostropher les ombres, se parler à elle-même, à nous, de la vie, de la mort, en romanesco, (dialecte romain) de sa voix qui transperce les temps, je l’ai déjà dit.
Elle s’adresse à la caméra comme à Dieu en personne.
Inoubliable scène qui tente de dire le pourquoi du comment. Du pourquoi qu’il n’est pas si facile d’être heureux !
Elle a essayé elle, dès le début, on le voit, on la suit & moi, je pleure avec elle…
« Toi, sais-tu pourquoi mon mari, le père d’Ettore était un salaud ? » « Parce que sa mère était usurière et son père voleur, parce que le père de sa mère était bandit et la mère de son père mendiante… tous des crève-la-faim. Avec les moyens ç’aurait été des gens bien… C’est à qui la faute, qui est le responsable ?… Et toi donc, explique-le-moi, toi, pourquoi j’suis rien du tout et toi, tu es le Roi des Rois ».
& je ris tout autant quand elle entraîne son fils si fragile dans un tango, Violino tzigano. & c’est à l’acmé de la joie que le souteneur sonne à la porte.
L’histoire est vieille comme le monde. Seule, change la façon de la raconter. Le souteneur fait du chantage, Si tu n’y vas pas, je dis tout à ton fils.
& ça marche.
Beaucoup de marches, d’errances dans ce film…
Ettore, le gamin de 16 ans, ne fait que marcher, il ne sait pas où il est, qui il est – arraché à sa campagne par une maman qui revient soudain d’on ne sait où, pour lui donner un avenir, dans une HLM & qui déverse tout son amour de mère sur lui.
Bien sûr qu’elle y croit Mamma Roma, à son rêve petit-bourgeois.
Qu’est ce qu’elle attend pour être heureuse, hein ?!
Une HLM, un fils adoré, un boulot de vendeuse sur un marché…
J’ai pu lire certaines critiques disant qu’elle s’était trompée.
Depuis quand l’échec est-il une erreur ?
C’est juste, on pourrait dire la fatalité, mais non, c’est un rêve qui s’incline devant la réalité.
Mamma Roma, c’est le rêve mis en scène de tellement de prostitués…
Souvenez-vous donc du film de Mizoguchi, La rue de la Honte, sorti en 1956, Yoshiwara, le « rêve » en japonais est un bordel- Revoyez Yumeko qui devient folle quand elle voit que son fils l’a vu en train de…
L’art n’est-il pas une forme de prière ?
Pasolini prie avec ses amis, avec le poète Attilio Bertolucci, avec Alberto Moravia, Elsa Morante.
Certains ont Dieu, d’autres ont l’art.
Mais n’est ce pas la même chose, au fond ?
Dans Les borgate, ces « faubourgs » de la banlieue romaine, Pasolini fait un travail de mémoire, & distribue des preuves d’amour, à travers ses films, ses poèmes. Il promet aux moins que rien, putes, enfants de putes, proxo & tutti quanti, il promet une visibilité. Il ne faut pas oublier, c’est l’après-guerre & l’Italie est sous une politique fasciste.
Pasolini dénonce mais avant de dénoncer, il aime.
Il aime ce pauvre gamin(2), Ettore, transi de fièvre qui vole une radio à l’hôpital & se retrouve attaché sur un lit de contention. Le fils de Mamma Roma a voulu jouer les durs & le voilà à appeler sa mère, car elle seule peut le sauver ; c’est ce qu’il croit.
Il sait pourtant ; Bruna, jouée par Silvana Corsini, son ex petite amie, lui a révélé le secret de sa mère mais là, il comprend qu’on peut être pute & mère. Il le sent, de sa mort toute proche.
Calvaire accompagné par la musique de Vivaldi.
Le plan suivant, c’est sa mère traînant une charrette s’en allant au marché où elle va vendre des légumes.
Je n’ai pas de mots pour la séquence finale : un travelling avant nous amène sur Mamma Roma, des journalistes sont là pour la dévorer vivante, suivi d’un travelling arrière où elle se prend à courir…
Le rail du travelling au bord de dérailler, la suit en train de courir vers sa mort, la mort de son enfant…
Qui se jette sur le lit de son enfant puis se jette dans le vide de la fenêtre mais des mains la retiennent & là, champ contre champ, on rentre dans les yeux de la Magnani en Mater Dolorosa, c’est insoutenable, pour se retrouver, le plan suivant dans ce que voit la Magnani : un terrain vague, une ruine…
Seule la musique de Vivaldi.
Seul l’art peut nous sauver de la sauvagerie du réel.
Merci Pier Paolo Pasolini.
valérY meYnadier
Juillet 2025
(1) Tonino Delli Colli, dans un entretien avec Antonio Bertini, in Bertini, Teoria e tecnica del film in Pasolini, Bulzoni, Rome 1979, p. 204.
(2) Cette mort d’Ettore a des racines politiques : en 1959, la mort d’un jeune adulte sur une table de détention de la police italienne a profondément marqué les esprits.



