Cet album des Rolling Stones a longtemps été considéré comme le plus grand live de l’histoire du Rock ‘n’ Roll, même si Rock And Roll Animal de Lou Reed en 1974 lui a fait un peu d’ombre. Les Rolling Stones viennent de sortir coup sur coup deux albums grandioses et leur nouveau guitariste, Mick Taylor, apporte ce soupçon de virtuosité et de lyrisme qui leur a toujours manqué. Les Stones sont sur la route, pour la première fois depuis deux ans, et rien de ce qui était prévisible ne va se passer. Certains choses qui paraissaient risquées vont les faire grandir au-delà de leurs espérances car ils vont relever le défi avec brio, et d’autres choses qui auraient dû rester anecdotiques vont se muer en drames aux conséquences incalculables. La tournée américaine des Stones de novembre 1969 marque un tournant, un jalon. Il y a un avant et un après.
Rien n’est plus pareil pour les Rolling Stones
Tout a changé dans les concerts ces deux dernières années. Auparavant, les Stones jouaient au milieu des cris stridents des filles ou du bruit des émeutes provoquées par les garçons. Il n’était pas rare qu’ils doivent s’enfuir avant la fin du spectacle quand tout semblait partir en vrille. Au milieu de tout ce bruit, Keith devait se positionner tout à côté de la batterie de Charlie pour rester bien en rythme avec lui. Ils n’entendaient pas vraiment les autres Stones.
Désormais, les concerts bénéficient d’une amplification dans la salle qui permet de tout entendre. Les musiciens disposent de retours (petites enceintes posées à même le sol) qui leurs permettent de tous s’entendre. Dès lors, l’attitude du public a changé également. Il écoute la musique au lieu de s’en servir comme d’un défouloir. Les musiciens ont intérêt à bien jouer, sinon ça s’entend. Absents des scènes depuis deux ans, les Rolling Stones n’ont pas pu s’adapter progressivement à ces changements et il va falloir se jeter dans l’arène et être bons, tout de suite, sans transition. Et l’osmose en répétition qu’ils ont cultivé ces derniers mois avec Mick Taylor va le leur permettre.
La violence est toujours là, plus que jamais
L’Amérique également a beaucoup changé… Tout en restant la même. Les sentiments de frustration s’y exacerbent maintenant dans la confrontation avec les représentants de l’autorité, la police. Par contrecoup, les forces de l’ordre vont parfois se livrer pendant cette tournée à des actes de répression injustifiés face au public des concerts. Pendant l’été de l’amour de 1967, la jeunesse se voulait “cool et pleine d’amour”. Depuis, en 1968, les manifestations contre la guerre du Vietnam de l’Université de Colombia ont été très violemment réprimées par la police et celles de Chicago également. Par une magouille juridique pitoyable, l’establishment américain tente de faire emprisonner les leaders de la contestation. Par suite, la contestation se radicalise avec notamment la création des Black Panthers et de divers autres groupes qui veulent en découdre. Même si l’esprit Flower Power a réussi à survivre jusqu’au festival de Woodstock en août 1969, trois mois plus tôt, il n’en demeure pas moins que les Rolling Stones arrivent en Amérique au milieu d’une ambiance explosive.
Au milieu de toute cette violence, les Stones vont se révéler être un très grand groupe de scène et peut-être le meilleur de l’époque. Chacun de leurs concerts est annoncé comme celui du “plus grand groupe de Rock ‘n’ Roll du monde”. Ils cristallisent sur eux toutes les passions des jeunes américains en quête d’un avenir. Ils sont, tout à la fois, et la question et la réponse. Leurs prestations sont extraordinaires, tant musicalement que scéniquement. Et ça se sait. Tous les journaux et les radios en parlent. Depuis le début de la tournée, la rumeur enfle de plus en plus, jour après jour, se dirigeant droit vers un paroxysme.
Les morceaux
Jumpin’ Jack Flash
Love In Vain, dans sa plus belle interprétation. Keith Richards, à l’acoustique et Mick Taylor, à la guitare slide, en portent le lyrisme à un très haut niveau :
Midnight Rambler, dans sa première version mémorable (il y en aura beaucoup d’autres)
Sympathy For The Devil, une curiosité, Keith Richards et Mick Taylor se repassant le solo à la fin. Le premier solo est de Keith, le second de Mick. Cette version est devenue le passage obligé pour tout apprenti guitariste des années 70. Pas mal d’entre eux ont réussi à repiquer et jouer très correctement le premier solo, celui de Keith Richards. Peu ont réussi à reproduire le deuxième, celui de Mick Taylor.
Honky Tonk Women
Street Fighting Man, un final en forme d’apothéose.
Muscle Shoals
Les Stones avaient un permis de séjour aux USA pour faire des concerts, pas pour enregistrer en studio. C’est donc en toute illégalité, clandestinement et grâce à une relation bien placée qu’ils ont pu enregistrer quelques morceaux dans les célèbres studios R ‘n’ B Muscle Shoals en Alabama : Brown Sugar, Wild Horses et You Gotta Move. Ces morceaux paraitront tous dans l’album suivant, Sticky Fingers.
Une très mauvaise idée
Toute cette réussite artistique et médiatique donne des ailes. Au milieu de la tournée, les Rolling Stones, inspirés par la réussite de Woodstock, ont l’idée de créer leur propre festival gratuit à San Francisco. Sur le papier, c’est une bonne idée. Le problème est qu’ils n’ont pas vraiment le temps de s’en occuper eux-mêmes tout en tournant et qu’ils vont déléguer. Et écouter le conseil le plus tordu qu’on ne leur a jamais donné : engager les Hell’s Angels du coin pour faire le service d’ordre. Il est vrai que les Hell’s Angels anglais occupaient la même fonction pendant leur concert à Hyde Park et que tout s’était très bien passé. Le problème, majeur s’il en est, est que les Hell’s Angels californiens ne sont pas du tout faits du même bois !
Vivant le plus souvent en communauté, grands amateurs de bière, de LSD et d’autres drogues, ce n’est pas un simple club de bikers. Leurs rites d’entrée sont plutôt violents et n’attirent principalement que des individus particulièrement endurcis. Ils font certes partie de la contre-culture de l’époque, comme les Hippies, mais peuvent, si l’occasion s’en présente et que la bière ou le LSD coulent à flots, se révéler terriblement dangereux.
Il est difficile d’arriver à concevoir qu’aucun groupe californien, Jefferson Airplane, Grateful Dead ou autre, conscient de ces particularités, n’ai mis en garde les Stones contre le risque potentiel. Il faut croire que, depuis Woodstock, tout le monde vivait sur un nuage, dans l’inconscience la plus totale.
Premier écueil : la ville de San Francisco interdit le festival, peu désireuse d’avoir un rassemblement avec les Rolling Stones, vu les foules qu’ils drainent et leur réputation sulfureuse. Le bureau des Rolling Stones va alors chercher laborieusement un autre lieu. Pour finir, et en désespoir de cause, le festival aura lieu sur le circuit automobile d’Altamont, en pleine campagne.
L’anti-Woodstock
A cet égard, le film Gimme Shelter, filmé pendant la tournée, est édifiant. On y suit l’évolution des démêlés politico-financiers qui aboutissent à cette aberration : plusieurs centaines de milliers de Hippies vont se retrouver en pleine nature avec une logistique d’accueil insuffisante et cernés par les Hell’s Angels d’Oakland qui seront rétribués à hauteur de 500 $ en bière. Rien que l’image fait déjà froid dans le dos.
Le jour même, tout va partir en vrille de manière exponentielle au fur et à mesure qu’on se rapproche du concert des Stones. Mauvais trips qui mettent pas mal de participants en état de choc. Personnes rouées de coups par les Hell’s Angels sous les prétextes les plus futiles, y compris le chanteur de Jefferson Airplane. Un participant frappe Mick Jagger quand il descend de l’hélicoptère. La scène remplie de Hell’s Angels qui, par vagues, se ruent sur les premiers rangs. Il fait nuit quand les Stones montent sur scène et les passions atteignent des hauteurs démesurées, comme si elles n’attendaient que ce moment-là. Pendant leur set, le devant de la scène n’est qu’un flux et un reflux de foule, les Hell’s Angels s’attaquant aux spectateurs et ceux-ci essayant de leur échapper. A plusieurs reprises, Mick Jagger arrive à calmer les choses en s’adressant à la foule mais ça ne dure jamais bien longtemps. On voit clairement que les Stones ont peur pour leur vie et on les comprend, vu la vulnérabilité qui est la leur dans cette situation. Pour finir, un spectateur, Meredith Hunter, pointe un revolver vers Mick Jagger. Avant qu’il s’en serve, les Hell’s Angels lui tombent dessus et vont consciencieusement le massacrer à coups de bottes. Il décèdera dans les minutes qui suivent. Inconscients de ce qui se passe (ce n’est qu’en repassant au ralenti ultérieurement les images du film qu’on aura le fin mot de l’histoire), les Stones finissent leur set tant bien que mal et s’enfuient littéralement jusqu’à leur hélicoptère. Le désastre d’Altamont figure réellement la fin du rêve hippie.
Ce qui ne te tue pas te rends plus fort
La tournée américaine de novembre 1969 est une réussite artistique incontestable et l’album Get Yer Ya-Ya’s Out! la représente parfaitement. Elle met toutefois les Rolling Stones, en état de choc depuis Altamont, face à leurs contradictions. Ils auraient pu y mourir et il aurait facilement pu y avoir beaucoup plus de morts. Plus jamais la sécurité et la logistique des tournées ne seront prises à la légère. Comment arrive-t-on à survivre à un tel naufrage vis à vis de son public et de ses idéaux ? Mystère. C’est un groupe ébranlé mais résolu à survivre qui retourne en Angleterre.
Les témoignages
Stanley Booth, journaliste de son état et, pour finir, pote et confident des Stones, va suivre toute la tournée et en sortira un livre passionnant, plein de bruit, de passion et de fureur : Dance With The Devil dont Keith Richards dira : “c’est exactement ça qu’on a vécu.” Loin des récits pour fan transi, l’ouvrage inaugurera un nouveau genre : le journalisme Rock de terrain, totalement subjectif, impitoyable, tellement immergé dans l’histoire en cours qu’il nous donne l’impression d’être en train de la vivre.
Les frères Maysles filment pendant la tournée et nous donneront le documentaire Gimme Shelter, film essentiel et à la hauteur de l’histoire qu’il raconte. Les 3/4 se regardent comme dans un rêve. La fin, Altamont, tourne au film d’horreur.
La prochaine fois : Sticky Fingers