
«On atteint quelque chose, non pour le dépasser, mais pour l’atteindre encore» Thierry Metz.
Depuis quelques années, la notion de transfuge de classe est devenu le sujet de beaucoup d’articles, d’études, voire de romans. Annie Ernaux a, entre autres, beaucoup écrit ou disserté sur le sujet, elle qui a déclaré dans son discours de réception du prix Nobel: «J’écrirai pour venger ma race !».
Au risque de paraître réactionnaire, je n’aime pas la notion de classe, (encore beaucoup moins celle de race) la rhétorique si actuelle et simpliste du «eux» et du «nous». Sûrement grâce à (certains diront à cause de) mon histoire personnelle. Mon grand-père était ouvrier agricole puis cordonnier de village, ma grand-mère a travaillé à l’usine de l’âge de 14 ans à 61 ans. Ma tante était femme de ménage, mes oncles travaillaient en boucherie, une autre tante savait à peine lire ou écrire. Du côté paternel une de mes tantes tenait un bistrot de village tandis que sa sœur a épousé le fils d’un multimillionnaire. Jamais étant enfant, je dis bien jamais, je n’ai senti la notion de classe. Jamais je ne me suis senti méprisé ni « de race inférieure… » (Rimbaud qui a inspiré la phrase d’Annie Ernaux.*). Les réunions de famille étaient mélangées, agitées, souvent joyeuses malgré d’âpres débats. Tous étaient contents quand leurs enfants avaient un meilleur emploi.
Donc l’idée de classe me paraît étrangère, de même que celle de lutte, sans même mentionner la «dictature du prolétariat». Certains s’en réclament toujours fièrement. Que l’on puisse être fier d’aspirer à une dictature, fusse-t-elle celle du prolétariat a toujours le don de me stupéfier.
Il en est de même de la notion de transfuge. Tout d’abord parce qu’il suppose un contexte de guerre. Or nous ne sommes pas en guerre et avons, plus que jamais, besoin d’une pacification des débats.
Bien sûr, je comprends le sentiment personnel de «trahison». Citons Jean Genet: «Je hasarde une explication : écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi.» Annie Ernaux reprend cette citation dans l’épigraphe de «La Place». Trahir, c’est s’éloigner de son milieu, de ses racines. C’est l’éternel sentiment de l’exilé face à ceux qui sont restés. Si ce sentiment est, bien sûr, légitime, on est en droit de l’interroger. Qui trahissons-nous en partant, en changeant de milieu? Mais aussi que/qui sauverions-nous en restant? Une famille peut s’en trouver fragilisée, certainement pas la prétendue «classe». Un fils, une fille d’ouvriers change t’il/elle de camp (encore une notion guerrière) en devenant cadre par exemple ?
Je pense que très souvent l’on peut, au contraire, renverser la proposition: quand on aspire à une vie, un endroit, un emploi différents, rester c’est trahir, c’est se trahir soi-même. Au-delà de l’égoïsme, la volonté, la capacité, le désir de partir sont légitimes, fertiles et souvent salvateurs. Pourquoi se limiter au village, à la ville, à la famille, à la ferme, à l’usine, au commerce ou à l’entreprise familiale, quand le monde vous appelle? Untel, promis à la menuiserie sera chercheur. Une amie a échappé à l’injonction familiale d’être avocate ou architecte pour devenir fleuriste. Elle revit, s’épanouit. Obéissante, elle se serait trahie. Car, pour le soi-disant transfuge, partir est une question importante et parfois de vie ou de mort. Quel ordre préétabli vaut ce sacrifice ? Au nom de quoi ? Combien de terres découvertes, d’inventions, d’œuvres d’art ou simplement de vies «réussies » doit-on à ces traîtres, ces exilés volontaires ?
Je ne parle pas de privilégier l’individu au groupe mais de permettre la réalisation de chacun, en échappant, si nécessaire, à une assignation, qui, bien que toujours présentée comme naturelle par l’entourage, ne l’est absolument pas.
Partir, ce n’est pas trahir, car reste la fidélité inébranlable du souvenir. Oublier est la vraie trahison.
De plus, si partir est souvent un crève-cœur, rester serait une longue torture, faite de journées passer à ressasser les «si seulement» et les «pourquoi n’ai-je pas ?»
Si l’on est jamais sûr de «réussir» lorsque l’on part (on part d’ailleurs rarement pour réussir), on est par contre presque toujours sûr d’échouer en restant, avec l’impression obsédante de n’avoir pas su oser, saisir sa chance. Comme beaucoup, sans doute, j’ai vu ces vies amputées, ces regards abattus, ces dessèchements pouvant tourner à l’aigreur. Quel gâchis !
D’une façon plus générale, le mouvement est quelque chose de naturel, d’humain, d’atavique, et nous venons tous de peuples nomades. Notons d’ailleurs que nous sommes devenus tellement sédentaires que les rares populations encore nomades suscitent la méfiance et la réprobation.
Certains plus que d’autres, rêvent de départs, d’« autre chose ». Respirer ailleurs, avoir un métier, une vie différente leur semble meilleur et peu importe s’ils n’atteignent pas leurs objectifs, ils sont fidèles à leur désir.
Paradoxalement, ceux qui se réclament de la lutte des classes et fustigent les transfuges, sont pour une absence de mouvement, de mélange, de vie régénérée, et pour un statu quo, jusqu’à la fameuse révolution qui abolira théoriquement lesdites classes, mais n’apportera aucune réponse à ceux qui continueront à avoir envie d’ailleurs, de différence. Et ces derniers, qui sont les audacieux, se verront traiter de réactionnaires et de contre-révolutionnaires. Point de mouvement si ce n’est le mouvement général ! Mais là encore, c’est certainement parce que je suis aussi sceptique sur la notion de révolution que sur la lutte des classes.
La révolution? La terre en fait une chaque année et il me semble qu’au début de l’année suivante, elle se trouve, à peu de choses près, à la même place que l’année précédente.
Revenons pour finir à l’étymologie. Transfuge vient du latin «fugere», non pas trahir mais fuir. Fuir un destin tracé, une «prison». Certains y verront une lâcheté, d’autres une question de salut. Á transfuge, je préfère transfusion, de la même racine. Transfusion d’air, voire de sang étranger qui régénère et sauve des vies.
* Notons au passage que s’il en est bien un qui a, dieu merci, échappé aux assignations familiales et sociales (et sans regret aucun), c’est bien Arthur Rimbaud.