Les femmes ont été accueillies à bras ouverts par les surréalistes, célébrées comme inspiratrices majeures notamment dans les figures de Femme-Enfant, Mélusine, Sorcière, en prise directe avec les forces de l’inconscient, de la nature et surtout objets essentiels de l’Eros surréaliste, amour et désir, qui devait guider la vie.
Comment sortir de cette condition de muses pour devenir artistes à part entière, reconnues par les critiques et le marché de l’art ?
C’est la question qui se pose aujourd’hui, au moment du Centenaire du surréalisme célébré dans le monde. Dans un domaine d’innovation spécifique au mouvement, le Livre surréaliste, elles montrent leur place éminente et encore peu reconnue, en tant qu’artistes. C’est ce qu’explore l’ouvrage somme d’Andrea Oberhuber, Professeur de littérature à l’Université de Montréal, Faire œuvre à deux. Le Livre surréaliste au féminin, PUM, 2023 et PUR, 2024.
1 – Ce livre est le résultat d’un long parcours de recherches dont le point de départ est l’étude du Livre surréaliste dans la spécificité que lui donnent Breton et Soupault dans les Champs magnétiques en 1919. Quelle est la nouveauté de cette pratique artistique ?
Le livre dit surréaliste fait advenir dans le champ de la création de l’entre-deux-guerres (et bien au-delà) un nouvel idéal esthétique à l’origine duquel préside une démarche collaborative entre un écrivain.e et un.e artiste visuel.le. Si l’on pense généralement à Simulacre ou à Facile, je montre dans Faire œuvre à deux que l’apport des créatrices surréalistes à ce qui se voulait des pratiques d’écriture et de création picturale singulières au sein de l’objet livre, hybride par définition, est considérable bien qu’aujourd’hui largement ignoré par la critique et le grand public. L’écriture à quatre mains expérimentée dans Les Champs magnétiques se transforme en co-création chez des couples créateurs tels Cahun et Moore, Carrington et Ernst, Deharme et Fini, Belen et Masson, Le Brun et Toyen, Tanning et Ernst, ou alors en dualité créatrice chez Penrose, Kahlo, Zürn, Prassinos, Fini et Oppenheim.
2 – Vous posez la question de ses propriétés génériques en rapport avec le genre : en quoi ce moyen d’expression serait-il propice à « l’autoreprésentation féminine », titre du numéro XXXIII de la revue Mélusine, où nous nous trouvons en collaboration, vous pour Meret Oppenheim et moi, pour Gisèle Prassinos, Bona et Dorothea Tanning ?
L’imbrication du genre – littéraire, artistique ou (inter)médiatique – et du gender (dans le sens d’identité sexuée) constitue en effet l’un des traits récurrents dans nombre d’œuvres signées par des femmes en Occident, et ce probablement depuis Christine de Pizan ou Hildegarde de Bingen pour remonter au Moyen Âge. Je ne dirais toutefois pas que le livre surréaliste comme espace de dialogue se révèle particulièrement propice à l’autoreprésentation. Parmi la quarantaine d’ouvrages, je pense à deux exemples où la figuration de soi à travers l’écrit et le pictural joue un rôle significatif : publié en 1930, Aveux non avenus, de Cahun et Moore, propose un récit de soi travesti, détourné, hautement fragmentaire, bref inorthodoxe, dans lequel sont insérés dix photomontages de facture surréaliste qui recyclent plusieurs (auto)portraits de Cahun. Le Livre de Leonor Fini (1975), mélange d’album grand format, de catalogue d’artiste et de tombeau autosacrificiel, est sans doute le cas de figure le plus exemplaire d’une autoreprésentation. Entre les deux, je placerais Brelin de frou de Prassinos, œuvre publiée la même année que l’ouvrage de Fini, où Prassinos joue allègrement avec le roman familial, les Mémoires (d’un physicien fictif) et le récit autobiographique revisité en mode ironique, tant dans le texte que dans les dessins.
3 – Il n’y a pas eu réellement de groupes de femmes comme il y a eu des groupes d’hommes au sein du surréalisme mais pourrait-on parler d’une sororité artistique pour le livre surréaliste au féminin ?
Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer – ou souhaiter d’un point de vue féministe contemporain –, même si plusieurs de ces créatrices mentionnées jusqu’à présent se connaissaient et se fréquentaient dans divers cercles, à l’occasion d’expositions, autour d’une revue, en entretenant une correspondance sporadique, par exemple, elles n’ont pas formé une communauté de femmes au sein du groupe surréaliste. Cela aurait pu se faire en théorie, mais on dirait que le contexte historique de l’entre-deux-guerres ni celui de la période de l’après-guerre ne semblaient propices à l’émergence d’un regroupement autour d’idées communes, d’un projet « révolutionnaire » (rappelons que les avant-gardes se veulent traditionnellement des mouvements d’opposition au statu quo, de contestation de l’ordre bourgeois et de projection dans l’avenir) ou d’une esthétique « convulsive » à défendre. Il y aurait beaucoup à dire sur la quasi absence de collectifs et de communautés au féminin, avant-gardistes ou pas, avant « Le rire de la Méduse », d’Hélène Cixous, et l’avènement du mouvement de l’écriture féminine dans les années 1970.
Je tiens à ajouter quand même que, au Mexique où se retrouvent Leonora Carrington, Remedios Varo et Kati Horna durant et après la Seconde Guerre mondiale, elles constituent une sorte de communauté d’artistes exilées. D’autres comme Benjamin Péret, Wolfgang Paalen et César Moro en faisaient partie ; Kahlo semblait les rejoindre par moments. Mais, à ma connaissance, leur fréquentation n’a pas donné lieu à beaucoup de projets communs.
Pour répondre à votre question sur la « sororité artistique » grâce à l’investissement du Livre surréaliste au féminin, cette belle expression est sans doute de mise dans le cas de la modalité de faire œuvre à deux entre deux femmes, à savoir entre une autrice et une artiste visuelle. Le sujet narrant d’Aveux non avenus recourt, à propos de sa relation avec l’alter ego, à la belle métaphore des sœurs siamoises : « Je suis l’un, tu es l’autre. Ou le contraire. Nos désirs se rencontrent. Déjà c’est un effort que de les démêler ». Sinon, et c’est l’objectif déclaré de mon ouvrage dont la coédition française est parue en septembre dernier aux Presses universitaires de Rennes, il s’agissait pour moi de faire émerger, par le geste de rassemblement d’un corpus composé d’une quarantaine d’œuvres hybrides, d’une part, et le regard critique proposant des pistes de réflexion et d’analyse, d’autre part, une communauté au féminin, réunie autour de l’objet livre surréaliste inspiré par le désir d’une auctorialité double et qui montre que la création est une affaire de partage.
Andrea Oberhuber est professeure de littérature à l’Université de Montréal (DLLF) où elle enseigne l’écriture des femmes (XIXe-XXIe siècles), les avant-gardes, la photolittérature et le care littéraire. Elle dirige la revue numérique MuseMedusa (www.musemedusa.com), spécialisée en recherche-création. Les récents projets de recherche ont été consacrés aux figures ambivalentes du care dans le roman français de 1870 à 1945 (« À votre service » ; CRSH équipe avec Catherine Mavrikakis et Simon Harel, 2020-2024), ainsi qu’à la littérature comme espace paradoxal du care, à travers les représentations de la criminelle (FRQSC, 2021-2024, sous la responsabilité de C. Mavrikakis). Actuellement, elle est co-chercheuse dans le projet « Quand la littérature et la médecine s’accompagnent et nous accompagnent : pour une infrastructure de recherche-création sur l’accompagnement et le soin » (FRQSC, dir. par C. Mavrikakis).
En 2023, elle a publié aux Presses de l’Université de Montréal (PUM) Faire œuvre à deux. Le Livre surréaliste au féminin, consacré aux questions de démarche collaborative et de couple créateur au sein de l’objet livre avant-gardiste ; la coédition française est parue en septembre 2024 aux Presses universitaires de Rennes PUR). L’essai s’est mérité le prix Victor-Barbeau 2024, décerné par l’Académie des lettres du Québec.
Photo : Connie Caputo