
Diane Seuss a reçu le prix Pulitzer en 2022 pour son livre frank : sonnets, ici magnifiquement traduit par Sabine Huynh. Le Pulitzer est un prix prestigieux réservé aux auteurs américains qui a déjà distingué des poètes du calibre de William Carlos Williams ou Louise Glück.
Longue évocation d’une vie américaine des années soixante à aujourd’hui, frank : sonnets se développe en sonnets ininterrompus de quatorze lignes à chaque page. On n’a pas trop le temps de respirer, ça va vite, les 136 pages.
Commence l’histoire d’une enfance de petits blancs par moments presque sortie de Délivrance, le film terrifiant de John Boorman. Il vivaient à côté , quatre garçons, père docile, et Marilou, leur mère, qui avait de / bonnes raisons d’être dérangée et elle l’était, l’aîné au bout d’une laisse attachée à un fil / à linge comme un chien, le cadet dans un coin avec ses « sandwichs », quatre crackers / de pain blanc frottés de moutarde , a gobé les huit pilules / minceur de Marilou, tracé des signes bizarres au pastel noir au fond de la baignoire…
Le corps des femmes souffre dans ce pays dont l’atmosphère rappelle aussi celle du Prince des marées ; si ce n’est pas une littérature des bayous, on y trouve semblables gueules de personnages déglingués, carcasses de bagnoles abandonnées suintant dans la « brume électrique ». Tantôt description sans trop d’affect …assise dans la cabine d’un camion / entre deux bouseux de la pire espèce, sauvée quand un vautour / à tête rouge a traversé le pare-brise pour s’écraser sur mes cuisses, / Jésus veillait sur moi ce jour-là, je n’ai pas été trucidée, j’ai célébré ça / dans un bar surgit du brouillard comme un iceberg, une veste de smoking / bleue volée sur le dos, que j’appelais un kimono, oui j’étais une racaille… Tantôt appréciation acérée écrite-lue d’une traite sans respirer d’un trait de plume trempée dans l’eau putride des marais : Les agneaux cette année sont niais mais les agneaux sont niais de toute / manière leurs cervelles minuscules leurs sourires désuets les humains / pour les agneaux sont tous les mêmes tous des moutons toutes / les femelles sont des mères à moi tout le lait tous les agneaux sont moi…
Saccade, ahannement tout au long, connaissance précise des termes botaniques – les petites fleurs sont connues des filles de la campagne – au milieu des cul-terreux et la compagnie des cochons : …pas comme un cochon qui cherche à plaire qui fait la part des choses qui / trotte derrière aussi dévoué qu’un chien et lèche comme un chien… / … l’une en est restée au souvenir des lupins / sauvages l’une repense aux fleurs voyantes de la barbe-de-bouc mâle / à l’odeur de racinette du sassafras…
Ça déménage au pays des maïs et des réservoirs d’eau isolés sous le ciel – « Big Sky » des paumés du Michigan. Enumération des drames aux vies minuscules avec des morceaux d’Amérique dedans, des produits de grande consommation aux marques – biscuits « Little Debbie », boisson en poudre ( !) « Cool Aid », eau de Cologne « Aqua Velva » – si exotiques pour nous de l’autre côté de l’océan, « on the other side of the pond ».
… il a hypnotisé / les chats sauvages… / pour le soleil épouvantable il a marché sur nos cendres et notre ruine les champs / que nous avions brûlés pour nous débarrasser des vers parasites et des tiques… / puis il a soulevé notre supérette avec un cric et nous traînés jusqu’au paradis. /On suit les agneaux élevés pour leur laine pour leur viande jusqu’à l’abattoir en passant sur le chemin de la colline où le ru n’a pas l’arrière-goût du seau. De la cambrouse à la ville, instantanés d’Amérique hallucinée de came, de sang et de lait.
…quand j’avais envie d’uriner je me glissais dehors pour libérer mon / jet comme une bête, accroupie, fixant la neige fumante et, une fois rentrée, les bûches, / qui étaient aussi des bêtes, occupées à se lécher avec leurs langues bleues… / Je n’aimais pas les esseulés mais la solitude elle-même.
Le long sommeil agité écrit en maints endroits : …dans des fossés pleins de grillons et d’os de poulets… / …évanouie sur une voie ferrée… / …dans un lit d’hôpital en tenant dans mon agneau dans mes bras comme une armée de lilas. La césure du passage à l’âge adulte puis c’est New-York, où poètes dans la Big Apple des années 60 et 70, ce n’était pas luxe calme et volupté. Pour Lou Reed, JM Basquiat ou Burroughs, lucidité de l’auteure quant aux qualités humaines de ses « petits amis ». C’est du brutal. On n’est pas aux jardins d’Armide. Vie sans anesthésie comme dans la scène d’avortement : …quelle mère horrible j’aurais fait, chérie…
Presque pile au milieu deux sonnets plus longs que les autres sur une longue page dépliée : Je les ai soulevés, ces deux dealers, fumeurs de crack, venus se repaître des entrailles de mon fils… puis faisant parler le fils : Qu’on ne s’attende pas à ce que je sois normal. La barre de la normalité est trop haute pour moi. Il m’arrive de l’accepter. L’invalide. C’est ce que je suis.
La drogue omniprésente pour elle ; son fils percé jusqu’à l’os. Cinéma, Jésus, Elvis, mourir-la-Mère, mourir-le-Père ; oui le père toujours mort ou en train de mourir ; flashs sur les évènements états-uniens donc mondiaux …j’allaitais aussi quand Challenger a explosé, / il parait que les astronautes étaient en vie jusqu’à ce que la cabine touche l’eau…
De toute cette densité d’Amérique cabossée, elle, sorcière pauvre « ne fait partie de rien, n’a jamais fait partie de rien ». … La pauvreté, comme le sonnet, / est une bonne prof. Du genre de celles qui te tapent sur / les doigts avec une règle mais pas de celles qui te jettent / un dico à la tête à travers la pièce et t’assomment avec tous / les mots qui aient jamais existés.
Le sonnet, buveur d’absinthe, arrive page 106. Il n’y a pas que les poètes français maudits du 19ème siècle qui s’imbibent de ” Fée Verte “. Alcool, précarité et poésie sont indissociables dans ce pays qui n’aime rien tant que la réussite financière, la repentance et la foi retrouvée. Le processus hallucinatoire continue, sans concession pour elle-même et pour les autres …je suis juste en train de dire que ce corps n’a jamais été une maison, ma chaumière est / une chaîne, le chien un bon chien mais il mord, les poèmes les habits de quelqu’un / d’autre que j’ai enfilés pour pouvoir filer à l’anglaise… et l’on voit l’enfant rebelle sauter de lit en lit, de page en page pour échapper au médecin venu la vacciner. Diane Seuss n’aura pas attrapé le typhus mais le prix Pulitzer et c’est la Fée Verte qui l’aura rattrapée.