Répétons que l’autonomie de ces figures est évidente et l’on comprend pourquoi, au début, C.G. Jung parlaient de complexes autonomes. À la même époque il avait d’ailleurs nommé sa discipline « psychologie complexe », pour la distinguer de l’approche psychanalytique classique. Puis, avec la formulation d’un inconscient collectif, il parla davantage de figures archétypiques. Eh bien celles-ci ressemblent beaucoup aux « grands esprits » des tribaux. Comme ces derniers distinguent les grands et les petits rêves, ils font de même avec les esprits. Il existe des petits esprits, qui sont personnels (nous pourrions dire des complexes de l’inconscient personnel) et des grands esprits qui renvoient aux ancêtres totémiques (les archétypes de l’inconscient collectif).
Alors, comme dans le dialogue avec les rêves, il est de première importance de prendre l’imagination et ce qui s’y passe très au sérieux. C’est la base. Il s’agit d’affronter les situations et de s’expliquer avec franchise avec les figures qui émergent, pour finalement intégrer cette dimension vivante de l’esprit, dimension par ailleurs tant recherchée – en vain – par nombre de modernes s’adonnant à des modes et des pratiques exotiques plus ou moins douteuses.
La transe chamanique, comme je l’ai déjà évoqué, se différencie de l’imagination active uniquement par la culture et le langage. Ce binôme constitue déjà un contexte précis favorisant le bon déroulement des rituels et des expériences extatiques, pour les chamanes comme pour les initiés. Cela signifie par exemple que l’on s’attend à avoir certains rêves ou visions qui effectivement arrivent, portés par le vent de la culture. Mais la culture moderne ne prépare pas à ce genre d’expérience, ce qui ne facilite pas les choses également pour l’appréhension de l’imagination active, même si celle-ci est pratiquée quand même dans le contexte du setting analytique prévoyant une terminologie adéquate, des explications et surtout un « accompagnateur » (un chamane moderne ?).
La transe est toujours décrite et vécue comme un voyage dans le monde des esprits. Il est fort intéressant de noter que pour les chamanes c’est avant tout dans cette dimension qu’il faut rechercher tant les causes que les remèdes aux maladies, que celles-ci soient psychiques ou physiques, ainsi que les solutions aux problèmes relationnels ou concernant la communauté. Par exemple on pourra interroger l’esprit collectif (qui se dit madre en Amazonie) d’une plante ou d’un animal sauvage pour recevoir d’eux un éclaircissement, un remède ou une autorisation.
Par ailleurs, certains auteurs, comme par exemple le collègue Luigi Zoja, ont comme moi fait noter la persistance d’une pensée animiste et de comportements rituels chez les modernes1. Pensons par exemple aux rites de l’échange de la seringue ou du passage du joint, aux transes spontanées ou co-induites par des psychotropes sur fond de musique techno, aux rêves présentant des animaux « secoureurs » ou « de pouvoir » (et je peux vous dire par expérience qu’ils sont fréquents et même parfois récurrents), aux rêves d’initiation, à toutes ces formes de pèlerinage spontanés dans des lieux naturels, aux modes du tatouage et du piercing ou encore à certaines superstitions qui persistent sous nos superstructures modernes de pensée… C’est ce que j’ai appelé l’inconscient animiste.
Revenons à « nos » chamanes. La conviction selon laquelle ce qui se passe dans la dimension des esprits est plus important par rapport aux relations causales du monde matériel peut évidemment nous paraître exagéré, voire illusoire, mais n’oublions pas qu’elle est le fruit de traditions et de pratiques millénaires désormais très lointaines de nos possibilités de compréhension. Pour C.G. Jung, le principe complémentaire à la causalité est celui de synchronicité, une sorte d’ordre ou d’arrangement préétabli dont il est parfois possible de percevoir des reflets dans des « coïncidences signifiantes » entre un événement du monde extérieur et un fait psychique, par exemple un rêve, une vision, un pressentiment, un état d’âme particulier. Ces facteurs d’ordre, généralement invisibles, sont pour C.G. Jung les archétypes, c’est-à-dire des « dispositions innées à imaginer les dynamiques intérieures de manière structurellement similaire ». Pour les tribaux, cette complémentarité est assurée par les esprits avec lesquels il est d’extrême importance d’instaurer un bon rapport. Or, comme nous avons vu, en psychanalyse jungienne aussi, il est fondamental d’instaurer un bon rapport dialectique avec l’inconscient et ses figures.
Les similitudes entre chamanisme et psychologie des profondeurs sont nombreuses, mais nous nous arrêterons là. Il importe de noter que le point de vue du chamane qui attribue la priorité aux monde immatériel des esprits est diamétralement opposé au nôtre. Question d’ontologie, dirait l’anthropologue Philippe Descola.
Le schéma de la transe chamanique est en gros le suivant :
– contextes culturels, rites de purification (il faut toujours se purifier avant d’accéder au monde des esprits)
– véhicules (tambour, psychotropes, danses, jeûne…)
– visualisation intérieure (échelle, arbre…)
– ascèse/entrée dans le monde des esprits
– rencontre (explication ou lutte avec les esprits causes de maladies)
– retour de l’âme du chamane dans le corps
– retour de l’âme dans le corps du malade.
Je vous propose aussi un petit tableau sur le parallélisme Transe/Imagination active :
Transe chamanique |
Imagination active |
Chamane |
Analysant |
Transe |
Imagination active |
Monde des esprits |
Inconscient |
Esprits mauvais |
Complexes/archétypes |
Lutte/demande de remède |
Dialogue/in sight |
Retour dans le monde physique |
Retour à la conscience ordinaire |
Pour ce qui est des similitudes, le tableau est éloquent. Par contre, notons que dans le premier contexte, le protagoniste est le chamane même : c’est lui qui fait tout, qui entre en transe, qui affronte les esprits, qui rapporte les remèdes et récupère l’âme du malade. Dans le second, l’analysant est accompagné, certes, mais il reste le grand protagoniste.
Pour les chamanes, de nombreuses maladies sont dues à un vol de l’âme ou à une possession du sujet par un esprit mauvais ou simplement puissant, par exemple l’esprit de la brousse. Il se peut qu’un membre soit rester impressionné par un lieu ou par un événement et que son âme, donc son énergie vitale, soit restée là bas. Une telle explication peut se révéler efficace dans certains cas de dépression nostalgique des modernes que l’on appelle « solastalgie2 » et dans lesquels le facteur écologique et les liens avec les territoires et la Nature sont déterminants. Les psychanalystes emploient évidemment des catégories cliniques, comme la dépression ou la fixation pathologique et appellent libido l’énergie vitale. Mais les deux systèmes ne sont pas si éloignés qu’on pourrait le penser de prime abord.
Dans son Livre Rouge, ouvrage dont la publication tardive a eu le mérite de révéler la méthode jungienne, que nombre de collègues avaient du mal à admettre à cause de sa distance par rapport à la psychologie dite scientifique, académique, C.G. Jung raconte sa descente ad inferos, son exploration de l’inconscient. On peut noter que les figures avec lesquelles ils se confronte sont en majorité religieuses, qu’elles renvoient au christianisme, au gnosticisme ou autre. Mais les tribaux n’auraient pas de difficulté à parler d’esprits à leurs propos. L’auteur entre en relation avec ces figures comme ferait un chamane. Il les rêve, les imagine intensément, cherche et trouve des accords avec elles… Les différences sont minimes.
Retenons en guise de conclusion que l’imagination active n’est pas un exercice new age ni une simple technique psychothérapique. Elle est une expérience délicate qui sert à entrer en relation avec l’inconscient, donc à explorer les parties les plus enfouies mais encore bien vivantes de la personnalité.
Antoine Fratini, Bore 2022
1L. Zoia, L’adolescent dans une société sans père, congrès Jung et la clinique du toxicomane, Rapport d’activité du Centre Didro, Paris 1998.
2G. Albrecht, Les émotions de la Terre, Les liens qui libèrent, 2020.