
Grâce à l’ethnologie, nous pouvons aujourd’hui mieux cerner les structures élémentaires du statut présidentiel et comprendre qu’un bon chef, c’est celui précisément qui n’exerce pas le pouvoir mais se contente de le fantasmer et de le figurer.
L’ethnologie a longtemps considéré les sociétés primitives selon deux formes d’organisation politique: la société sans état, anarchique, sans organe décisionnel, et la société despotique où la loi du plus fort règne. Cette typologie dualiste adoptée par la tradition ethnologique ne rend pas compte de la complexité du pouvoir dans les sociétés primitives et il faudra tout le talent de l’anthropologue anarchiste Pierre Clastres dans son ouvrage «La société contre l’État» pour comprendre que les cultures indiennes possèdent une conscience aiguë de l’autorité politique qu’elles admirent pour son impuissance à se réaliser.
Dans les sociétés amérindiennes, le chef, c’est celui qui n’a pas d’autorité politique et qui ne peut donner d’ordre. En somme, le chef est celui à qui la société empêche d’avoir un quelconque pouvoir. Les sociétés primitives craignent le pouvoir coercitif et le risque de désagrégation qu’elle implique. Pour assurer la pérennité du groupe, les cultures indiennes déploient une machinerie culturelle qui vise à contrôler la violence de la coercition en empêchant la «conjonction entre chef et pouvoir». C’est tout le sens que l’on peut donner à la chefferie indienne qui lutte contre la mise en place d’une structure étatique en maintenant des dispositifs de capture qui place le chef dans une impuissance politique permanente. Dans les sociétés occidentales, un président ou un chef d’État est celui qui est aux commandes, qui ordonne et à qui on obéit. Et le président n’a bien entendu aucune obligation envers le peuple qu’il gouverne puisqu’il détient le pouvoir. Dans les cultures indiennes, c’est tout le contraire. Seul le chef doit obéir à la société. Il est obligé d’être généreux, d’être un bon orateur et de travailler plus que les autres.
L’absence d’autorité politique est donc la principale caractéristique du chef indien. Mais la fonction de chef impose néanmoins des qualités requises non négligeables. Tout d’abord, il est le porte-parole de sa communauté et doit assurer le maintien de la paix entre les tribus et apaiser les tensions existantes. Il est moins un juge qu’un arbitre qui tente par sa présence de «réunir ce qui est épars». La générosité est la seconde qualité émanant du chef. En réalité, il est obligé de donner présents et biens matériels aux membres de sa communauté sans quoi il risquerait de perdre son statut. Plus on fait preuve de générosité, et plus on est apprécié en tant que bon chef. De fait, le chef est également celui qui possède le moins de biens et qui porte les ornements les plus déplorables comme c’est le cas chez les Urubu. Loin d’être un roi fainéant, le chef indien se doit d’être inventif pour offrir des cadeaux et donc «travailler plus pour donner plus.». Les leaders indiens sont ainsi des travailleurs assidus et font preuve de virtuosité pour confectionner des armes (arcs, flèches) ou des parures.
Un bon leader est aussi celui qui sait parler. Pour accéder à la chefferie, il faut être un bon orateur. Dans la majorité des sociétés amérindiennes, le leader doit chaque jour prononcer un «discours édifiant» portant sur des thèmes liés à sa fonction de garant de la paix sociale comme la loyauté, la bonne entente sociale, les vertus indispensables au bien-vivre ensemble. Le plus souvent, il prêche dans l’indifférence totale. Seule la présence quotidienne de la parole du chef importe car elle traduit paradoxalement un moyen de mettre à l’écart la menace de la violence coercitive. La société piège en fait le leader dans le langage. Son obligation de parler tous les jours, d’être un bon orateur l’empêche tout simplement de donner des ordres et de commander. Tant que le chef prononce quotidiennement un discours vide, il ne peut revendiquer une autorité politique.
La polygynie peut être considérée comme le seul privilège existant du chef exceptées quelques sociétés amérindiennes. En échange de ce privilège qui lui permet de posséder plusieurs femmes, le chef est dans l’obligation d’être généreux et bon orateur. Il faut préciser que le seul moment où le chef dispose d’un réel pouvoir se situe en temps de guerre ou de pénurie. Néanmoins, ce pouvoir se place sous l’autorité d’un conseil des sages. Le chef se limite donc à donner des ordres aux guerriers. Mais en temps de paix, le chef perd aussitôt tout pouvoir.
Alors pourquoi donc avoir un chef s’il n’a pas de pouvoir ? Tout simplement, nous dit Pierre Clastres, pour figurer le lieu du pouvoir. L’important dans la chefferie indienne, c’est d’occuper le siège du chef afin de combler un vide en quelque sorte. La figuration du pouvoir a donc plus de valeur que son exercice qui reste finalement exceptionnel.
Si l’on s’inspire du modèle politique de la chefferie indienne que l’on vient de décortiquer, on peut alors se demander si nos dirigeants actuels sont de bons chefs. La polygynie est généralement un privilège qu’ils se sont
appropriés avant d’exercer le pouvoir et ils apparaissent bien souvent comme de bons orateurs. Mais dans l’ensemble, ils sont tous sauf généreux, refusent d’obéir à leurs concitoyens et placent l’exercice du pouvoir au-dessus de sa simple figuration. Comme nos présidents contestent le droit de la société de les piéger et de les empêcher d’exercer le pouvoir, ils ne pourraient pas être chefs dans le système politique amérindien. Ils seraient tout simplement rejetés, expulsés voir tués.