Blessé quatorze fois entre 1914 et 1918, plus jeune officier à recevoir la médaille « Pour le mérite », la plus haute distinction militaire allemande, Jünger écrit après-guerre le récit monstre d’une expérience du combat qu’il aura vécu comme extatique : Orages d’acier. Monument littéraire, ce livre reste un des plus exceptionnels témoignages de la folie humaine et dans sa dimension de révélation intérieure, métaphysique sinon spirituelle, une explication, même partielle, des horreurs que nous sommes capables de commettre.
Encore aujourd’hui souvent réputé apôtre de la guerre qu’il aura à 19 ans vécu en héros des troupes de choc, Ernst Jünger est mort à 103 ans couvert de gloire et d’honneurs… littéraires. Il n’est pas sûr que François Mitterrand, qui s’y connaissait en écrivains et l’avait enrôlé dans son panthéon personnel, ait pu faire changer d’avis les experts en préjugés et les excités normatifs.
Pourtant, son autre livre phare, Sur les falaises de marbre, paru en 1939, raconte la prise de pouvoir irrésistible d’un dictateur sanglant. L’épouvante gagne un pays pacifique et sophistiqué face à la barbarie de l’envahisseur. Les nazis et particulièrement Goebbels auront reconnu Hitler dans le personnage monstrueux et démiurge, mais la notoriété et le prestige de Jünger étaient alors trop grands pour qu’un homme qui avançait masqué put être cloué au pilori.
Sa résistance intérieure, il la pratiquera tout le long de la guerre, vivant à Paris cet exil en service commandé en tant que vieux capitaine. Il y fréquentera les artistes et intellectuels français dont certains vivaient un tel exil pendant que d’autres prônaient la collaboration. On recommandera ses Journaux de guerre, parus chez Julliard et réédités en 1990.
L’influence de Jünger
L’influence de Jünger fut considérable sur ses contemporains. Vu sa longévité, il aura vécu en même temps que plusieurs générations d’auteurs ! Dino Buzzati, Julien Gracq aussi, s’en réclameront ou conviendront qu’il les aura profondément marqué, particulièrement dans la dimension allégorique et légendaire de son œuvre. On s’accorde à la retrouver dans Le désert des Tartares et dans Le rivage des Syrtes, on pense moins à Un balcon en forêt ou bien Au château d’Argol. L’Allemagne « grand lac glauque, d’où le filet retire pêle-mêle des monstres et des trésors » n’est jamais loin. On ne peut, pour notre part, pas s’empêcher de penser également au Roi des Aulnes de Michel Tournier, voire au pont littéraire entre Jünger et Buzzati que représente Les terres du couchant – encore Gracq. Quelle somptueuse pléiade !
Éric Desordre