Tout commence par cette scène inouïe, d’une violence érotique étonnante, déconcertante même par sa hardiesse. Un jeune homme de vingt ans, qui s’ennuie dans un bal mondain, s’assoit sur une banquette et tombe soudain amoureux du dos nu d’une jeune inconnue venue se reposer près de lui, coup de foudre suivi aussitôt d’un coup de folie : il se plonge dans ce dos et couvre ces épaules de baisers.
Cependant cet acte qui pourrait s’apparenter à une agression, prend un sens adouci grâce aux pages qui le précèdent et le suivent. En effet, le lecteur sait déjà d’où vient cet élan du cœur et du corps : Félix de Vandenesse a passé une enfance dénuée de tendresse maternelle. Et, plus tard, il racontera à Madame de Mortsauf, la belle inconnue du bal, ces années de frustration, pour se faire pardonner cet hommage trop impulsif à sa beauté – et elle se montrera émue par ces confidences, compatissante, indulgente.
« Je voulais mourir », ainsi parle Félix avant cette scène des baisers volés, et il nous dit combien il a souffert de ne pas avoir reçu d’affection de la part d’une mère sèche, avare, autoritaire, qui semble se plaire à l’humilier et dont le fils aîné a « absorbé le peu de maternité qu’elle avait au cœur ».
En fait à travers l’enfance de Félix, Balzac raconte sa propre enfance, lui qui écrivait en 1848 à Madame Hanska, sa future et éphémère épouse : « Je n’ai jamais eu de mère … Je ne t’ai jamais dévoilé cette plaie ; elle était trop horrible ». Et Balzac précise : envoyé en nourrice dès sa naissance jusqu’à l’âge de quatre ans, il est ensuite placé dans une pension de quatre à six ans, ne voyant sa mère que les dimanches. Puis, dans ses années de collège, de six à quatorze ans, il ne voit sa mère que deux fois. Celle-ci lui préfère son frère Henri, sans doute fils illégitime, fruit de l’amour, tandis qu’Honoré se voit comme « l’enfant du devoir, celui dont la naissance est fortuite et dont l’existence est un reproche ».
Voilà qui éclaire ces mots : « je me plongeais dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère et je baisais toutes ces épaules en y roulant ma tête ». Et plus haut déjà : « de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler ». Ce dos, qui a la blancheur du lait, dit le texte, semble représenter, par une sorte de déplacement pudique, son envers : le ventre, le sein maternels où il rêve de se rouler, de se mettre en boule, se lover, comme dans un retour à la vie fœtale, une seconde naissance. Ainsi il s’est empressé, dès la première vision des troublantes épaules, de se hausser pour découvrir le corsage de l’inconnue, enchanté aussitôt et comme rassuré par la splendeur féconde des « globes azurés et d’une rondeur parfaite ». Cette reviviscence prend même une allure de baiser vampirique : « Je restais tout hébété, savourant la pomme que je venais de voler, gardant sur mes lèvres la chaleur de ce sang que j’avais aspiré ».
Il faut dire que Madame de Mortsauf est la figure même de la Mère absolue jusqu’au sacrifice de sa vie de femme, elle qui consume ses forces pour protéger trois êtres fragiles, maladifs, ses trois enfants, dit-elle : son fils, sa fille et son mari acariâtre, hypocondriaque et tyrannique, se donnant pour devoir de « faire pleuvoir une rosée réparatrice sur eux ». « Je leur soufflerai la vie ! je les enfanterai tous les jours » dit-elle en parlant de ses enfants chétifs. C’est une déesse de la Fécondité qui remplit les filets vides des pêcheurs par sa seule présence dans leur barque. Elle exigera de Félix qu’il renonce à l’aimer autrement que comme une mère, le considérant elle-même comme son enfant. Et réparera aussi son enfance malheureuse, le ramènera à la vie grâce à cette rivière féconde dont son dos contenait déjà la promesse.
Car ce dos de femme où vient se réfugier toute la détresse du mal-aimé, et s’abreuver sa soif d’affection, c’est aussi un paysage. Il est partagé par « une raie le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main » (regard tactile qui n’est pas sans rappeler la notion freudienne de pulsion scopique : on voudrait posséder l’autre par le regard). Ce regard coule le long de la rivière que représente ici la colonne vertébrale, et ce dos est une vallée fertile au sein de laquelle Félix s’est roulé pour renaître à la vie. Quelques pages plus loin, l’allégorie trouve son développement ultime : le dos représente la vallée de l’Indre, la terre maternelle de Balzac.
En effet, après la scène du bal, Félix, dont l’apathie dépressive inquiète enfin son entourage, est confié, remède ancien, à la campagne. C’est ici que Balzac ose une image tout aussi étonnante et curieuse que le dos nourricier. En promenade solitaire près de Tours, le jeune homme découvre soudain « une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule ». Ce paysage, c’est Elle : il reconnaît l’image qui le hante, c’est l’Inconnue du bal.
« Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ! » se dit Félix, et le premier château qu’il apercevra sera le sien. « Elle demeurait là, mon amour ne se trompait point ». Elle était, dans sa robe blanche, le titre nous le disait déjà, LE LYS DE CETTE VALLÉE.
Voilà qui rappelle un Balzac passionné par l’illuminisme, les écrits de Saint-Martin, le « philosophe inconnu», souvent cité dans le roman, et le mystique suédois Swedenborg. Cette intuition du cœur, qui le fait déchiffrer les symboles contenus dans un dos, un paysage, et établir une analogie entre ces images, entre les mondes naturel et spirituel, on la retrouvera dans la notion de correspondance que développera Baudelaire, autre lecteur de Swedenborg. Ici aussi le monde est un rébus, un réseau de hiéroglyphes, une forêt de signes, d’allégories que seul le poète, l’artiste sait interpréter, grâce à sa sensibilité, celle intacte de l’enfance retrouvée.
Ce « dos d’amour » devenu « val d’amour » rappelle en effet le pays idéal de « L’invitation au voyage », paysage fertile orné de fleurs, où les canaux sont l’expression du désir qui coule comme le regard de Félix sur la raie au milieu du dos, et le bonheur est un voyage vers le Pays qui lui ressemble, qui ressemble à ce dos, offert soudain comme une possibilité de salut. Félix avait tenté de se jeter dans la Loire pour mourir ; à l’eau funèbre du Styx s’oppose l’Indre, la rivière natale, le flux vital du sentiment amoureux et de la régénération.
« L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil »
Comme chez Baudelaire, le pays de l’idéal que représente ici la vallée de l’Indre est l’image de la beauté (« Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine… je l’aime comme un artiste aime l’art ») ; c’est aussi un miroir de soi-même (« vivante image de mon âme »), la terre originelle où l’on parle « la douce langue natale », la Touraine chère à l’enfance de Balzac. Mais, lieu de fusion des contraires, ce dejà-vu évoque aussi l’ailleurs extrême, l’Orient, métaphore du mundus muliebris, du monde féminin, grâce aux senteurs qui permettent le voyage (« Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale »).
Et c’est encore le pays de l’âme-sœur, Mme de Mortsauf ayant connu la même enfance sans affection, elle et lui se sentant « jumeaux ». Cependant les amants de Balzac n’auront pas de chambre pour leurs fleurs, leur passion ne sera jamais sensuelle, voyage du corps vers l’esprit. Ici l’esprit doit triompher de la matière. Et rompre le pacte, c’est tuer l’autre.
Cette figure de la mère-sœur, c’est un hommage à Madame de Berny, que Balzac rencontre à l’âge de vingt-deux ans, qui avait le double de son âge et voulait être aimée par lui comme une mère – et qu’Honoré appelle Laure, prénom de la sœur qu’il chérissait, complice de son enfance douloureuse. Comme Madame de Mortsauf, Madame de Berny aurait souhaité que son jeune amant épousât sa fille – autre variation des amours incestueuses. Comme elle, elle est la conseillère et la protectrice, qui veille sur ses débuts dans le monde. Derrière ce couple, l’ombre de Rousseau qui plane sur tout le dix-neuvième siècle, Madame de Warrens qui recueille le jeune Jean-Jacques, fugueur aux abois, évoquée par Balzac dès la préface. Et Madame de Mortsauf, la propriétaire aimée de ses fermiers, et qui fait prospérer ses terres, rappelle la Julie de La Nouvelle Héloïse, l’utopie économique paternaliste de Clarens, microcosme social où les paysans travaillent par amour pour leurs maîtres, le jardin de Julie, image du paradis et souvenir du bonheur de Rousseau dans les vergers des Charmettes avec celle qu’il appelait « maman ». Et Julie comme Madame de Mortsauf affirment face à la mort, dans une dernière lettre, leur amour interdit « immolé au devoir ».
Balzac disait avoir fait avec Le Père Goriot (écrit un an plus tôt en 1834 à Saché, dans sa chère Touraine où il aimait à se ressourcer loin de l’agitation parisienne) le roman de la paternité. Le Lys dans la vallée est le roman de la maternité, de la chasteté, de l’amour sublimé, sanctifié, sacrifié. Car les baisers de Félix ont éveillé la sensualité encore vierge de Madame de Mortsauf (selon un mythe présent dans les contes : la beauté a besoin, pour avoir un sens, d’être fécondée par le regard-baiser d’amour du prince). Mais l’héroïne du Lys renonce à ce qu’elle ressent, par dévotion, au sens religieux mais aussi au sens ancien de dévouement : son amour ne peut se porter qu’à ses enfants.
Ce récit romantique est aussi une ode à la terre maternelle, accomplissant le fantasme d’une renaissance, à la même source, mais cette fois au sein d’une mère idéale, dévouée, en harmonie avec le paysage aimé.
Ainsi, on l’a vu, une simple image, un dos de femme dans une robe de soirée décolletée, peut contenir tout un univers de symboles, révéler le manque affectif, ouvrir un horizon de promesses sensuelles, amoureuses, spirituelles, éveiller l’instinct vers le beau, évoquer la nostalgie des origines, mais aussi susciter des résonances intimes, biographiques, et, au-delà, littéraires ( au sujet de ces dernières références, que le cadre de cet article ne pouvait exhaustivement évoquer, on les trouvera, savamment relevées, dans les excellentes préfaces de l’édition Garnier et de la Pléiade du Lys – en particulier la réécriture par Balzac de Volupté de Sainte-Beuve).