Au croisement du Georges Picard de Tout m’énerve et d’un Pierre Desproges des Chroniques de la haine ordinaire, sans la recherche du rire affligé mais plutôt avec de la rage affligée, Alain Marc retrouve dans la société de ce siècle commençant les vilénies que pressentait Guy Debord. Souffrance au travail – essoufflement de l’être qui rappelle la fatigue de la chaîne relatée par Joseph Pontus dans son magnifique À la ligne -, tracas de l’absence de contact humain à la Sécu, indicibilité de la dépression aimantant et déformant les proches, etc. Tout y passe. Dénonciation des maux. Il y en a tant.
Dans la préface, revendication du cri, justification du cri comme marque différentiante de son texte. Or si le cri est quelquefois présent dans les fragments collationnés par ordre chronologique, on trouve plus d’interrogation, d’incompréhension, d’indignation que vraiment de cri. Ce livre ne cherche pas à démontrer ni à étayer un raisonnement mais fulmine son dégoût de l’infamie omniprésente, organisée, érigée en système.
La première partie, « DU MONDE », note quelques étrangetés qui échappent à l’exaspération et ne relèvent pas des défauts de la société des hommes mais plutôt de la fenêtre métaphysique ouverte furtivement : « Les “étages” des cellules aux molécules, atomes, électrons, protons et neutrons, pour arriver aux quarks… les trous noirs… l’échelle des ondes… et autres, ne sont que les expressions, de la théorie des mondes parallèles. » M’est avis que l’animal a de l’intuition.
La seconde partie, « … la vie se dégrade… », plus nerveuse, nous chauffe la bile. Relations brèves, rappels secs de faits que nous connaissons tous. Pas de surprises, nous sommes au courant : radiation des chômeurs par l’assurance chômage (cherchez l’erreur), poètes tabassés par la police, dématérialisation engloutissante… Un cri me plait : « la censure REVIENT, Vive la Littérature ! » En effet, qui dit censure dit crainte. Mieux vaut être craint qu’ignoré. Mais souvent la censure est invisible et l’État et ses sbires peuvent compter sur l’autocensure. Du « Ferme ta gueule ! » au …Je ferme ma gueule… , discours de la servitude volontaire. Un autre cri me plait encore plus : « Le mot que j’exècre le plus en ce moment est le mot de « compétitivité ».
De loin en loin, des constats froids, sans éclats, viennent calmer le cours du torrent et déposent les pierres alors regardées dans une sidération révélant l’épaisseur du temps : « À Troussures (trous sûrs ?), il pleut depuis une semaine et l’étang est plein de poissons morts qui flottent à la surface… » Conséquences des épandages agricoles lessivés par la pluie.
« C’est SCANDALEUX ! » Alain Marc n’a pas peur des mots usés. Il est une pile à exaspération due à la violence d’un monde qu’il ressent violemment. Parce qu’il est poète, et donc possède cette sensibilité à ce que les autres bipèdes ne voient pas, ou voient mais ne ressentent pas. Cette extra lucidité, non pas au sens du chamane rimbaldien mais du chat aux moustaches qui repèrent les souris sans même les voir ou les entendre.
Bilans perspicaces : « Le capitalisme tue l’intelligence. L’intelligence, et le sensible, est un danger pour ses petites opérations. » Rapprochements amers : « Aujourd’hui le smartphone a remplacé la cigarette des années 75 : même usage compulsif, on tapote sur son appareil comme on allumait et tirait sur sa clope. Dès que l’on vit quelques secondes où l’ennui et l’angoisse arrivent et submerge… »
Quelle ambition poursuit Alain Marc ? Cioran ou Rivarol ? Pas assez désespéré pour Cioran, pas assez caustique pour Rivarol, pas assez stoïque pour Vauvenargues. Mais aucun de ces trois loustics n’était poète. Alain Marc l’est, et c’est bien suffisant pour laisser un journal, où quoi qu’il y écrive, il s’écrit, lui. Quand on a écouté une fois seulement sa voix, celle-ci s’entend dans les phrases aux mots découpés et aux virgules curieusement placées. Alain Marc est un diariste scrupuleux qui souhaite que sa voix porte. Pas toujours limpide – « Parle à ce responsable d’une émission de radio, après la lettre ouverte …, du « thème du media Internet dans la censure, qui apporte sa singularité et change quelque peu les règles (“Signaler un abus”, le fait qu’un site institutionnel, ou quasi, comme […], n’ose pas publier un texte de peur d’être repéré par les robots Google et autres, effet perfide de l’hypertexte, l’écrit désossé, ôté de son sens et de tout sens littéraire pour n’être réduit qu’aux mots qu’il contient, etc. etc.)… » – on a connu plus clair mais ses parenthèses dans les parenthèses, ses digressions, ses précisions qui font perdre le fil participent du charme paumatoire qui se dégage de la lecture.
Dans son extrême sensibilité au quotidien scélérat et par la trivialité même des raisons de sa rage, Alain Marc non seulement nous touche mais fait œuvre de salubrité publique. Il est un moraliste auquel on souhaite la postérité à l’instar de ses grands anciens. Grâce à lui, nous n’apprenons rien mais prenons conscience de tout.
Il ne peut là y avoir plus de légitimité : s’insurger, dénoncer « le refus du bureau (bourreau ?) de poste d’appliquer un tarif légal », « l’obligation de faire contrôler sa fosse septique moyennant la modique somme de cent euros », etc. Des histoires de cornecul ? Non : sa vie, ma vie, la vôtre. On ne se révolte pas contre la mort d’une étoile changée en supernova, contre l’impossibilité d’établir l’unification de la gravité quantique, contre l’opacité de la pensée de Wittgenstein. Mais bien contre le prix d’un timbre, la difficulté de trouver un médecin, le chômage de son enfant. Capitalisme débridé, mondialisation sauvage, impuissance ou complicité des États ne sont pas des concepts économiques mais pour chacun d’entre nous des plaies frottées de sel.
Encore plus de cris ces dernières années : « – Écoute, face à tous ces gens, je suis prêt à mourir sous les balles pour défendre mes idées ! » Fausse naïveté ? Non, vraie candeur, dans ce qu’elle a de plus simple, de moins blasé, de plus interrogatif, de plus ébranlant. Non pas éructation mais souffle dont on entend dans le jour-après-jour du journal la saccade estomaquée, abasourdis par le monde.
À l’âge numérique, le poète est bourré de capteurs, greffé sous la peau de puces électroniques au tuilage de lézard. L’émotion des révoltes, l’épuisement des tracas quotidiens ne s’épuisent pas, ne peuvent s’épuiser. Le neuromancien moraliste est plongé dans la matrice. Réveillons-nous ; la matrice, c’est le réel. « Personne ne nous rappelle. Jamais. »