Les algues vertes, film de Pierre Jolivet d’après Inès Léraud avec Céline Salette, Nina Meurisse, Julie Ferrier, Clémentine Poidatz, Pasquale D’Inca, Jonathan Lambert, André Jolivet, Françoise Comacle… Adaptation des algues vertes – l’histoire interdite, bande dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, tirée de l’enquête menée par Inès Léraud sur le scandale des algues vertes.
Inès Léraud, journaliste et documentariste, enquête sur des problèmes de santé publique. C’est une lanceuse d’alerte. Elle a travaillé sur l’amiante, sur le mercure des amalgames dentaires et sur les pollutions liées aux élevages de porcs en Bretagne. Elle mène une lutte au long cours, qui consiste principalement à informer ses contemporains. Elle a diffusé ses enquêtes sur France Inter, France Culture… Pierre Van Hove en a fait une bédé et maintenant Pierre Jolivet un film.
Ce genre de question est un exemple cruel et précis, local et global d’une question qui a fait l’actualité et dont on ne parle plus guère : fin du monde versus fin de mois. Dit comme ça, cela semble une grandiloquence tragique, excessive du coup (lol) ; cependant, nous, l’humanité, avons mille problèmes chimiques de ce type et nous ne savons pas organiser les règles économiques pour stopper les proliférations de nos entreprises et engins, puis de les faire régresser. Nous sommes embarqués dans le flot de nos relations économiques, culturelles et cherchons toujours à continuer l’existant le plus possible comme hier.
Certains accablent le capitalisme, alors que personne n’a besoin d’être forcé pour consommer plus et que toute restriction de ce côté-là tombe dans un sentiment négatif de payer pour les autres, de faire des efforts pour les autres. Le capitalisme n’est pas un système qu’on a choisi parmi d’autres et dont on pourrait changer à la suite de discussions communes qui se concluraient par un accord. Le capitalisme n’est pas là parce qu’il a fait l’objet de débats, de conventions, débats et conventions qu’on pourrait reprendre à la base et renverser par l’échange verbal. Notre organisation économique sert l’avidité humaine, et bien souvent, les critiques reprochent à l’État ne pas savoir compenser ses effets. Ce qui peut se dire est que les humains choisissent d’assurer leurs fins de mois avant tout autre considération. Ce qui peut se dire utilement : fin de mois contre fin du monde.
Bien que j’aie commencé par cette critique de la philosophie économique et politique ambiante, du libéralisme social et du libéralisme économique, il n’y a rien de déclaratif de ce type dans le film.
Parlons cinéma : Nous voyons une enquête comme une aventure, et la montée de la prise de conscience de la journaliste.
Nous voyons une histoire humaine, le portrait d’une jeune femme, qui va se consacrer à faire reconnaître l’évidence par les pouvoirs publics, les institutions de la République, par les syndicats, et qui va se heurter sans cesse à cette nécessité pour tous les acteurs d’assurer le lendemain dans les règles communes de l’économie.
Nous voyons cette femme bien aidée par une autre femme, son amour, qui épouse sa cause, la soutient, ruse pour la sortir d’un trop plein d’investissement… puis voit l’urgence et suit…
Il faut dire tout le bien du jeu de Céline Salette, qui « double » Inès Léraud et qui porte le film magnifiquement. Nina Meurisse est parfaite, dans un rôle moins visible mais essentiel, Pasquale D’Inca joue André Ollivro, écologiste en lutte sur ce sujet, ainsi que Françoise Clomacle qui n’a jamais tourné, joue excellemment une patronne de café.
La mise en scène est efficace et sobre, ne se montre pas, les ambiances de café à la campagne, avec les hommes qui traînent leur flemme et s’ennuient, sont bien représentées. Tout est filmé avec discrétion : les haines, la peur, la double peur : être victime, mais c’est le hasard, et il y a si peu de victimes ; et l’autre peur : ruiner le pays, ruiner l’élevage et le commerce des porcs, ruiner le tourisme, abîmer l’image de marque de la région (fin de mois) ; la souffrance des survivants qui ont perdu un proche et qui se heurtent à un mur de silence et de dénis institutionnels.
L’affaire des algues vertes commence à être connue : l’épandage du lisier bovin, porcin, et avicole provoque un développement excessif de certaines algues ; tant que ces algues sont sous l’eau, il n’y a pas trop de problème, elles se développent car leurs nutriments sont abondants : phosphore et azote directement issus des nitrates. À marée basse, quand elles arrivent à l’air, elles se décomposent et dégagent du sulfure d’hydrogène (H2S), à l’odeur d’œuf pourri, un gaz qui, à concentration élevée, peut tuer en quelques minutes. Quatre personnes, passant par là, en sont mortes. Un homme chargé de nettoyer les plages avec son camion aussi. Des sangliers venus s’y nourrir… Pourtant pas d’autopsies, pas d’enquêtes sanitaires…
La politique, dont on sait qu’elle est la continuation de la guerre par d’autres moyens, plus conciliants, plus pacifiques, se rapproche de nouveau de la guerre : la force physique, l’intimidation, la force de type militaire – sabotage, effets de surprise, anonymat des attaquants – entrent dans les pratiques des tenants de l’existant.
Les Algues vertes montre la fabrication du silence, sous-tendue par la fin de mois, qui « profite » à tous, à presque tous (sauf aux morts et à leur famille). La FNSEA est à fond pour le maintien : le chantage à l’emploi (mais le risque est bien réel), le lobbying auprès des élus, (lobbying : défense des intérêts d’un groupe, par une action directe et individualisée vers les décideurs, les élus en premier chef).
Le tournage du film a connu certaines difficultés qui auraient pu être mises en abyme : des maires ont interdit l’accès à certains lieux de tournage cruciaux. L’équipe a dû ruser pour accéder à certaines plages, aidée par des habitants qui avaient bloqué les stationnements. Une avant-première du film à Lannion, fin juin, a été perturbée par le syndicat Jeunes agriculteurs…
Un film, bâti comme une fiction, documente ce problème des algues vertes en Bretagne, avec intelligence, portant bien l’ambiguïté fondamentale : on voudrait bien qu’il n’y ait pas d’algues mortelles, mais il faut bien vivre. Ce qui conduit à la nécessité de décisions collectives régionales, voire nationales… voire planétaires… sans illusion sur la nocivité d’un « système » qu’on pourrait échanger contre un autre par un débat démocratique, respectueux de tous les points de vue.